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Les apports d’Huizinga et de Caillois

Dans le document Les instrumentalisations du jeu numérique (Page 47-51)

Chapitre 1 : Traditions du jeu et confrontations disciplinaires

1. Les apports d’Huizinga et de Caillois

En intitulant son ouvrage Homo ludens, Huizinga accorde une place fondamentale au jeu comme manifestation de l’humanité, au même titre que l’on peut évoquer un Homo sapiens ou un Homo faber. L’historien estime même que le jeu est plus ancien que la culture, celle-ci étant pour lui consubstantielle des sociétés humaines. Or, le jeu est déjà l’apanage des animaux et sa déclinaison humaine ne s’en différencie pas : « La civilisation humaine n’a enrichi la notion générale de jeu d’aucune caractéristique essentielle » (1951, p. 15). Mais le jeu présente des caractéristiques au-delà du biologique, il est porteur de sens.

La place essentielle qu’attribue Huizinga au jeu le conduit à s’opposer à la vision des philosophes antiques qui ne lui concédaient qu’une place mineure. Ainsi jeu et sérieux ne sont plus deux concepts antagonistes : « le jeu peut fort bien être sérieux » (Ibid., p. 21). Huizinga porte sa réflexion sur la relation entre jeu et sérieux, le second étant un concept antithétique du premier. Pourtant les termes ne sont pas équivalents, le premier étant un terme positif, le second s’épuisant et s’arrêtant à la négation du jeu, alors que la signification du premier n’est nullement épuisée par la notion de non-sérieux. Est alors inversée la position traditionnelle : ce n’est plus le jeu qui est un objet inférieur. « Le jeu est une notion en soi. Cette notion, comme telle, est d'un ordre supérieur à celle du sérieux. Car le sérieux tend à exclure le jeu, tandis que le jeu peut fort bien englober le sérieux. » (Ibid., p. 73)

Michel Lavigne - Les instrumentalisations du jeu numérique - 47 Si de nombreux auteurs étudient la fonction du jeu, l’objectif d’Huizinga est de s’intéresser à sa nature même, à son « essence première » (Ibid., p. 17). À cette fin il s’attache « à circonscrire les caractères fondamentaux du jeu » (Ibid., p. 23). La première caractéristique du jeu est qu’il se présente comme « une action libre. Le jeu commandé n’est plus du jeu. » (Ibid., p. 24). Le second trait est son caractère séparé de la « vie courante ». Le jeu est inscrit dans des frontières de temps et d’espace. Il se déroule à l’intérieur de limites temporelles : « Le jeu commence et, à un certain moment, est “fini” » (Ibid., p. 26). Il se déroule aussi à l’intérieur de limites spatiales : « Tout jeu se déroule dans les contours de son domaine spatial, tracé d’avance, qu’il soit matériel ou imaginaire, fixé par la volonté ou commandé par l’évidence » (Ibid., p. 27). Il est « un intermède dans la vie quotidienne » (Ibid., p.25), ou encore un monde temporaire « au cœur du monde habituel » (Ibid., p. 27).

Mais, même si à un certain moment le jeu est fini, il conserve la possibilité de répétition. Il est aussi créateur d’ordre dans le cadre d’une perfection temporaire et limitée. Il se déroule dans le cadre d’une tension liée à une incertitude. Il est lié à des règles qui sont impérieuses et indiscutables. L’examen de toutes ces caractéristiques conduit Huizinga à nous proposer une définition. « Le jeu est une action ou une activité volontaire, accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie mais complètement impérieuse, pourvue d’une fin en soi, accompagnée d’un sentiment de tension et de joie, et d’une conscience d’"être autrement" que dans la "vie courante". » (Ibid., p. 51)

On retiendra de cette définition qu’elle semble exclure la possibilité d’instrumentalisation. En effet ce jeu, même s’il peut tout à fait être sérieux, se déroule en-dehors de la vie courante et il n’a d’autre finalité que lui-même. Cantonné dans un monde clos, il a un caractère de gratuité, car il n’est pas guidé par la satisfaction d’intérêts matériels. De ce fait, l’historien assimile le territoire du jeu à ceux réservés à toutes les pratiques sacralisées : « L’arène, la table de jeu, le cercle magique, le temple, la scène, l’écran, le tribunal, ce sont là tous, quant à la forme et à la fonction, des terrains de jeu, c’est-à-dire des lieux consacrés, séparés, clôturés, sanctifiés et régis à l’intérieur de leur sphère par des règles particulières. » (Ibid., p. 27) Dès lors, pas plus qu’il ne semble possible de répandre le rite sacré hors du temple, que d’introduire des actes profanes en son sein, le jeu ne saurait être troublé par la « vie courante » sans perdre ce qui fait de lui son essence. S’il a une utilité sociale, puisqu’il est facteur civilisationnel, cette utilité ne peut être asservie aux réalités du quotidien sous peine de faire disparaître sa qualité ludique et de le transformer en un travail ou en une fonction utilitaire. Pour Roger Caillois, la question du sacré est aussi une préoccupation essentielle. Il a publié en 1939 L’homme et le sacré. Le deuxième appendice de l’ouvrage est consacré au sujet Jeu et sacré. S’il oppose, tout comme Huizinga, sacré et profane, il s’en différencie en distinguant jeu et sacré : si tous deux partagent le caractère de séparation d’avec la vie courante, le premier demeure dans le domaine du profane. Caillois est à l’initiative de l’édition française d’Homo ludens. Il publie en 1958 Les jeux et les hommes, ouvrage profondément imprégné des thèses d’Huizinga.

Son apport principal est de préciser les efforts définitionnels de son prédécesseur et d’y ajouter une classification des types de jeu qui reste encore aujourd’hui une référence en la matière. Aux caractéristiques énoncées par Huizinga, il ajoute le caractère improductif et l’issue incertaine en prenant en compte les jeux de hasard oubliés par l’historien. Ainsi, six critères sont retenus pour définir le jeu qui est : « une activité : 1° libre ; 2° séparée ; 3° incertaine ; 4° improductive ; 5° réglée ; 6° fictive ». (Caillois, 1958 p. 101) Nous noterons que le critère d’improductivité renforce l’idée de gratuité et de son impossible instrumentalisation : « il ne

crée aucune richesse, aucune œuvre. Par là il se différencie du travail ou de l’art. » (Ibid., p. 35).

Après cette définition, Caillois propose un principe de classement des jeux en fonction des attitudes mobilisées. Il aboutit sur quatre critères qui sont la compétition (agôn), le hasard (alea), le simulacre (mimicry) et le vertige (ilinx). À cela, il ajoute deux pôles en fonction de la prégnance des règles, allant de la paidia, activité spontanée, désordonnée, telle celle du chat empêtré dans une pelote de laine, au ludus, jeu discipliné nécessitant l’habileté et une maîtrise particulière.

Caillois nous propose ainsi un système à la fois riche et complexe qui permet d’englober une multitude de variations autour du jeu, notamment par la combinaison de ses critères. Certaines de ces combinaisons sont plus fructueuses, par exemple celles du ludus avec l’agôn, du ludus avec l’alea ou encore du ludus avec la mimicry. En revanche, selon l’auteur, il ne saurait y avoir d’alliance entre paidia et alea, ni entre ludus et ilinx. Les jeux de hasard sont soumission au sort, ce qui est contradictoire avec l’exubérance la paidia. De même, l’esprit du ludus qui requiert le calcul s’oppose à l’ilinx qui « est emportement pur » (Ibid., p. 83). L’application de ce modèle lui permet de nous proposer un tableau (Figure 1) dans lequel peuvent se répartir de multiples sortes de jeux en fonctions des quatre critères et de l’échelle paidia/ludus.

Figure 1 : Tableau de répartition des jeux selon Roger Caillois (1958, p. 92)

À la suite d’Huizinga, les « qualités » attribuées au jeu par Roger Caillois en font un monde délimité par une frontière qui ne saurait tolérer l’indécision. « Opposant du moins fortement le monde du jeu au monde de la réalité, soulignant que le jeu est essentiellement une activité à part, elles laissent prévoir que toute contamination avec la vie courante risque de corrompre et de ruiner sa nature même » (Ibid., p. 101). Cette position le conduit à s’interroger au long d’un chapitre entier sur la « corruption des jeux », c’est-à-dire ce qui advient « quand la cloison rigoureuse qui sépare leurs règles idéales des lois diffuses et insidieuses de l’existence quotidienne, perd sa netteté nécessaire. » (Ibid., p. 101-102)

Michel Lavigne - Les instrumentalisations du jeu numérique - 49 Le sociologue, qui a défini plus tôt les quatre pulsions fondamentales qui animent notre désir de jeu (agôn, alea, mimicry, ilinx), s’interroge sur leur devenir lorsqu’elles ne sont plus canalisées par ses conventions mais contaminées par la réalité. Lorsque « la vie courante » reprend ses droits, le jeu est corrompu, il disparait et se mue en des formes dégradées : la compétition sombre dans la violence, le respect du hasard se perd dans la superstition, le simulacre devient aliénation mentale ou dédoublement de la personnalité, la recherche du vertige déchoit dans les addictions à l’alcool ou aux drogues. Il y aurait un caractère civilisateur du jeu qui, par ses règles, impose une distance d’avec le réel. Les règles seraient à la fois « libératrices et isolantes » (Caillois, 1958, p. 113). Dans un nouveau tableau (Figure 2), Caillois établit une correspondance entre les types de jeu, leurs formes non ludiques (formes institutionnelles intégrées à la vie sociale) et leurs formes corrompues lorsque les conventions du jeu sont rejetées.

Figure 2 : Types de jeux, formes institutionnelles et corruption selon Roger Caillois (1958, p. 122)

Le modèle de Caillois, par la systématisation qu’il propose, par son aspect globalisant et avec les repères conceptuels qu’il fournit, est un outil de référence pour les théoriciens contemporains du jeu, il est régulièrement repris par les ouvrages qui traitent de jeux vidéo. Comme nous l’avons constaté, il cantonne le jeu au divertissement et il exclut son instrumentalisation vers des finalités secondaires pouvant avoir une influence directe sur la vie sociale. Aujourd’hui, les nouveaux usages du jeu semblent pourtant remettre en question cette séparation entre les activités ludiques et la « vie courante ». Afin de comprendre la portée et les limites des théories essentialistes, il est nécessaire d’examiner les conditions sociohistoriques de leur émergence.

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