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Conflits de territoires

Dans le document Les instrumentalisations du jeu numérique (Page 145-148)

Chapitre 4 : Continuités et ruptures

2. Conflits de territoires

Serious games et gamification se caractérisent par une instabilité des concepts tout comme des cadres technologiques et socioéconomiques. En reprenant les concepts élaborés par Patrice Flichy (1995), nous pouvons estimer que les cadres sociotechniques n’ont pas été solidifiés et ne sont pas clairement concrétisés par un verrouillage au sein d’objets concrets éprouvés par des usages. De ce fait, ces objets sont le théâtre de conflits d’intérêts autour même de leur cadre définitionnel et de la délimitation de leurs territoires.

87 Il faut mentionner ici quelques notables exceptions, dont Amato (2011) ou Schmoll (2011).

88 Nous donnons quelques exemples de ce type de positions scientifiques en début du premier chapitre de la Troisième Partie de ce mémoire.

Michel Lavigne - Les instrumentalisations du jeu numérique - 145 Nous avons vu que les serious games se sont construits en contre-modèles et successeurs du ludo-éducatif pour des auteurs comme Zyda ou Natkin, opposant des « jeux éducatifs » au ludo-éducatif, en prétendant changer la structuration profonde du produit, non plus éducatif décoré d’artifices ludiques mais véritable jeu à finalité éducative. Néanmoins cette opposition ne fait pas l’unanimité. Ainsi pour Julian Alavarez, qui représente une tendance « totalisante » du serious game, toute évocation du jeu en relève dès qu’elle s’écarte « du simple divertissement » (2007, p. 9). Le ludo-éducatif serait alors lui-même un sous-genre des serious games. « Comme le serious game embrasse un panel plus large d’utilisation, nous pouvons donc avancer l'idée que le genre ludo-éducatif est de ce fait une des catégories du serious game. » (Ibid., p. 11)

Dans la logique de cette approche, la gamification elle-même pourrait être un sous-genre des serious games. Nous avons déjà évoqué le cas de Foldit qui est considéré par la majorité des observateurs (Mauco, 2012 ; Leroux, 2012, p. 32) comme une application relevant de la gamification, du fait de son caractère social et de l’injection de jeu dans une pratique collaborative. Mais pour Alvarez et Djaouti, il s’agit d’un serious game destiné à « favoriser l’échange de données » (2012, p. 23), car il a été au départ conçu comme un jeu. Le terme gamification serait alors réservé à des logiciels existants transformés en jeu (mais qui deviendraient peut-être ainsi des serious games). La catégorie « échange de données » est selon les auteurs une des trois catégories de serious games, en fonction de leurs finalités. Ils citent pour l’illustrer Google Image Labeller et Foldit qu’ils qualifient de « datagames ». « Ce type d’application appelé, “Datagame”, littéralement “jeu sur les données”, est encore assez peu répandu à ce jour. » (Ibid.) La focalisation sur l’aspect « data » met au second plan l’aspect social invoqué par les tenants de la gamification.

Cette position « intégrative » n’est cependant pas celle de la plupart des games designers partisans des serious games qui ont critiqué de manière virulente l’avènement de la gamification. Margaret Robertson a ouvert les hostilités en assimilant la gamification à de la pointification : « La gamification est un mauvais mot pour une bonne idée. Le mot pour désigner ce qui se passe actuellement est pointification. Il y a des choses qui devraient être pointifiées. Il y a des choses qui devraient être gamifiées. Il y a des choses qui devraient être les deux. Il y a beaucoup, beaucoup de choses, qui ne devraient être ni l’une ni l’autre. » (Robertson, 2010) L’auteure reproche la réduction du jeu à l’attribution de points et de badges. Points et badges sont utilisés par les jeux mais ne suffisent nullement à faire un jeu. C’est, pour elle, leur aspect le moins important en regard de leurs fonctions cognitives, émotionnelles et sociales. Les jeux sont des mécanismes plus complexes, ils nécessitent d’offrir des choix significatifs qui ont une incidence significative sur leur déroulement.

Margaret Robertson reproche à la gamification d’enlever au jeu l’expérience de l’échec, de la frustration ou de l’humiliation. « Un monde de badges et de points ne propose que l'escalade vers le haut, sans la douleur de la perte et l'échec. » (Ibid.) Lorsque cette ascension se limite à une accumulation de points, plutôt que de reposer sur l’expression des choix et compétences du joueur, nous sortons du jeu. Elle estime que la création d’applications gamifiées n’implique que rarement des game designers. Par conséquent, la gamification actuelle devrait s’appeler pointification et l’emploi du terme gamification devrait être réservé à de véritables processus de création de jeux.

Ces critiques sont reprises par Ian Bogost, auteur d’un ouvrage sur les « jeux persuasifs » (2009). Pour lui, la gamification doit être combattue, car elle laisse penser qu’il est facile de créer des jeux. Ceux-ci sont des systèmes complexes, alors que la gamification est un outil qu’utilise le marketing pour la répétition d’idées simples. Ian Bogost attribue aux

applications gamifiées le qualificatif d’« exploitationware » afin de mettre en lumière un procédé d’exploitation des consommateurs à qui on propose des avantages fictifs sans contrepartie (Bogost, 2011, p. 4). Afin de ridiculiser les mécaniques des applications gamifiées, il a créé le jeu Cow Clicker sur Facebook. Le but du programme est de cliquer sur une image de vache toutes les six heures. Lorsque des « amis » ajoutent des vaches sur le pâturage du joueur, il reçoit des clics chaque fois que la vache est cliquée. Le joueur peut aussi acheter diverses images de vaches ou la possibilité de sauter le délai de six heures. L’objectif de Bogost est de critiquer l’utilisation commerciale du jeu à laquelle il oppose l’expérience artistique. Pour autant, Ian Bogost ne remet pas en question le procédé général qui consiste à soumettre le jeu à une finalité utile et il est un défenseur des serious games.

Jane McGonigal a une position plus ambigüe. Considérée comme une théoricienne de la gamification, suite à la parution de son livre Reality is broken (2011a), elle se démarque néanmoins des visions simplistes qui marquent le courant, à base de points et de badges. Elle explique au cours d’une conférence qu’il s’agit d’adopter « l’esprit d’un bon jeu et non seulement ses mécanismes » (2011b). Elle se différencie aussi du courant général des serious games puisqu’elle milite pour la transformation de l’expérience quotidienne en jeu. Celui-ci est alors une pratique volontaire, imprégnée de psychologie positive (ou plutôt de pensée positive), car il encourage des valeurs d’optimisme, de curiosité, de motivation et la volonté d’affronter des défis difficiles à relever. La conception du jeu de McGonigal repose sur un objectif thérapeutique. Elle appuie d’ailleurs son propos sur son expérience personnelle de création d’un jeu pour soigner une commotion cérébrale dont elle a été victime89. Aussi, selon la conférencière, le contraire du jeu n’est pas le travail, mais la dépression. Son objectif n’est pas d’exploiter les joueurs, mais de participer au renforcement de leur développement personnel, de soigner le monde et les personnes par le jeu vidéo.

Il s’agit donc de la défense d’un game design non commercial qui se différencie du courant plus général de la gamification dont Amy Jo Kim est plus représentative. Cette dernière se revendique aussi game designer, mais sa compétence principale est l’architecture de communautés en ligne comme en témoigne son ouvrage (2000). Il s’agit de construire des systèmes sociaux qui suscitent l’engagement pour fidéliser la clientèle. L’idée de jeu n’intervient qu’en surcouche de considérations marketing pour accroître le trafic et les affaires commerciales.

Les acteurs des instrumentalisations des jeux ont des origines et préoccupations diverses, en fonction de leurs intérêts économiques ou professionnels. Contrairement à une idée reçue, ce ne sont pas les industriels des jeux vidéo qui se sont lancés dans la conception de serious games ou d’applications gamifiées. Ainsi que le remarque Etienne Armand Amato, ce sont « des entreprises issues du secteur de la création multimédia, de la communication, de l’enseignement assisté par ordinateur ou du ludo-éducatif » (2011, p. 12). Le déclin de la production ludo-éducative a conduit nombre de développeurs de ces produits à s’engager sur le nouveau créneau des serious games, ou à simplement rebaptiser leurs produits. On peut ainsi constater une certaine continuité chez les acteurs de la conception.

Avec la gamification il s’agit moins de game designers classiques et plus souvent d’acteurs venant du webdesign, orientés vers la gestion de plateformes et de réseaux sociaux, plus intéressés par la gestion de données que par les aspects esthétiques du jeu. Alors que l’imaginaire des concepteurs des serious games est tourné vers les productions « lourdes » des jeux vidéo « classiques », la gamification se réfère à des objets que l’on peut qualifier de mini-89 Nous remarquons au passage que beaucoup de games designers qui se veulent théoriciens appuient souvent leurs propos sur des expériences personnelles subjectives plutôt que sur des analyses généralisables.

Michel Lavigne - Les instrumentalisations du jeu numérique - 147 jeux, jeux pour mobiles, ou jeux sociaux. Andro et Saleh notent : « contrairement aux serious games, la gamification fait appel à des micro-tâches et ne propose pas un scénario très linéaire et complet ». (2015, p. 76)

Nous avons néanmoins constaté que le concept de gamification peut aussi recouvrir de tendances totalisantes, au même titre que le revendiquent certains partisans des serious games. Nous avons vu que pour un courant esthétique du webdesign (Rondepierre, 2015, 2016) les serious game sont des formes de gamification et en forment un sous-ensemble. Ces positionnements divergents mettent en lumière la multiplicité des angles de vue en fonction des intérêts professionnels défendus. Par là même apparaît la faiblesse des concepts des instrumentalisations du jeu numérique que chacun peut accorder à sa guise.

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