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La dissonance Freinet

Dans le document Les instrumentalisations du jeu numérique (Page 68-71)

Chapitre 1 : Traditions du jeu et confrontations disciplinaires

2. La dissonance Freinet

Alors que les pédagogies nouvelles ont, dans l’ensemble, fait largement la promotion de la valeur éducative du jeu, il nous paraît intéressant d’évoquer la voix de Célestin Freinet, éminent acteur de l’éducation nouvelle, qui se démarque nettement sur cette question. Freinet partage avec les mouvements d’idées qui se sont développées au XXème siècle la volonté d’inventer une école qui ne soit plus fondée sur l’autoritarisme et la transmission de connaissances abstraites déconnectées de l’expérience immédiate de l’enfant.

Dans son ouvrage L’éducation du travail (1949), il développe une vision à la fois originale et décalée, qui nous paraît utile à notre propos, car elle fournit des concepts pour penser les instrumentalisations du jeu. Par certains côtés, son ouvrage peut paraître suranné, 17 Notre traduction personnelle de l’anglais. Nous utiliserons désormais l’acronyme n.t. pour désigner les textes que nous avons traduits de l’anglais.

tant par sa condamnation du loisir divertissant que par la valeur morale qu’il accorde au travail, ou encore sa vision du monde du travail, essentiellement liée aux métiers d’un monde rural aujourd’hui disparu (forgeron, charron, couturière…). Néanmoins, sa réflexion sur l’opposition jeu/travail permet d’interroger la relation entre les deux concepts en matière d’éducation et ouvre à une approche critique argumentée de l’instrumentalisation éducative du jeu.

Se différenciant de pédagogues tels que Decroly, Freinet ne souhaite pas fonder l’éducation sur le jeu, mais sur le travail. Il remet en question l’idée classique du besoin naturel de jeu chez l’enfant : « Il n’y a pas chez l’enfant de besoin naturel du jeu ; il n’y a que le besoin de travail » (Freinet, 1949, empl. 290018). Ainsi l’activité que nous constatons ne serait pas un jeu, ce qui peut rejoindre les doutes qu’émettait Henriot, et Freinet choisit de l’interpréter comme un puissant besoin de travail. « Ce jeu, qui est essentiel, au petit animal comme au petit homme, c’est, en définitive du travail, mais du travail d'enfant, dont nous ne saisissons pas toujours le but, que nous ne reconnaissons aucunement parce qu’il est moins terre à terre, moins bassement utilitaire que nous l’imaginons communément. Pour l'enfant, ce travail-jeu est une sorte d'explosion et de libération, comme en ressent encore, de nos jours, l'homme qui parvient à se donner une tâche profonde qui l’anime et le divinise. » (Ibid., empl 2692)

La notion de travail-jeu correspond pour Freinet à une activité que nous pouvons habituellement qualifier de jeu, mais qui est socialement intégrée, fonctionnelle. Cette vision du travail des enfants découle de son observation de leur condition dans le monde rural au sein duquel se mêlent des activités d’exploration du monde et des imitations de la vie des adultes. Très tôt, l’enfant aide les adultes dans les travaux domestiques ou champêtres (garde des bêtes), ce que l’on constate encore dans les sociétés traditionnelles. C’est la société moderne qui a créé le cloisonnement entre les activités de travail et de loisir.

Le travail-jeu est une préparation essentielle à la vie future. « Les jeux des enfants, les jeux ancestraux du moins, ceux qui sont pour ainsi dire spécifiques à notre espèce, comme l’est le jeu du chat avec la feuille mouvante figurant la souris, ces jeux sont bien souvent graves, sérieux parfois nostalgiques ; ils ne s'accompagnent pas toujours de grands éclats de rire, mais plus souvent d'émotions violentes, de souffrances, de coups même, de tension extrême pour mériter la victoire. » (Ibid., empl. 2901)

Freinet fait la critique de la séparation du jeu et du travail, tout comme de la séparation du monde des adultes et de celui des enfants. Dans nos sociétés les enfants sont relégués dans le jeu parce qu’ils sont considérés comme des intrus dans un monde qui n’est pas fait pour eux. Des pédagogues, comme Ovide Decroly, ont voulu se servir du jeu comme moyen éducatif et ont proposé des activités qui satisfont les besoins de l’enfant en améliorant ses capacités par l’exercice. Freinet estime que c’est là une bonne évolution mais qu’il serait encore plus productif de proposer un travail véritable, un travail-jeu. Il qualifie les propositions des pédagogies ludiques de jeu-travail, un jeu qui conserve le souvenir attardé du travail, qui satisfait les besoins primordiaux de l’individu, mais qui est cadré par des moules prévus par les adultes, coupé de la réalité du monde et moins ouvert à la créativité de l’enfant.

Ce que Freinet reproche principalement à la mise en avant du jeu, c’est de privilégier le plaisir immédiat, l’attractivité, au détriment d’une satisfaction plus riche qui est celle du travail qui apporte aux enfants la joie plus intense « des activités qui les intéressent profondément, qui les empoignent et les mobilisent tout entiers » (Ibid., empl. 2877). Si le jeu-travail lui paraît inférieur au travail-jeu, ses critiques les plus sévères vont aux jeux de détente compensatrice, 18 L’édition électronique de l’ouvrage de Freinet que nous avons consulté ne comporte pas de pages, il est référencé par des emplacements que nous notons « empl. »

Michel Lavigne - Les instrumentalisations du jeu numérique - 69 qui sont ceux qui permettent la décompression après un travail aliénant. Ils sont pervers, brutaux et font suite à trop d’efforts intellectuels abstraits et à trop de contraintes disciplinaires.

Parmi ces derniers, il qualifie de jeu-haschich les jeux de détente psychique, tels que les jeux à gagner, qui peuvent être simples (les jeux de hasard) ou par la ruse (comme les jeux de cartes), qui encouragent à mentir, à tricher, à voler. Il peut y avoir chevauchement entre les jeux-travaux et les jeux à gagner : par exemple les jeux de bille peuvent permettre d’améliorer l’adresse, mais il y a déplacement lorsqu’on ne joue plus que pour gagner. Dans le premier cas les joueurs sont appliqués et sérieux dans la logique du jeu-travail. Au contraire, avec la logique du jeu à gagner il y a des disputes, des colères, des menaces, des tricheries.

Cet éloge du travail doit être compris dans la définition qu’en donne Freinet, c’est-à-dire un travail qui est à la source du développement de l’individu. « Il y a travail toutes les fois que l'activité – physique ou intellectuelle – que ce travail suppose, répond à un besoin naturel de l'individu et procure de ce fait une satisfaction qui est par elle-même une raison d'être. Dans le cas contraire, il n'y a pas travail mais besogne, tâche qu'on accomplit parce qu'on vous y oblige, et la chose n'est pas du tout comparable. » (Ibid., empl. 4913)

Si le mot travail, de par ses origines étymologiques est lié à la torture, tout comme pour le jeu, la réalité de ce qu’il recouvre est multiple. Il peut être rattaché à des tâches fastidieuses, imposées par la contrainte, voire dégradantes pour la santé physique ou psychique. Mais, pour bon nombre de travailleurs, il est lié à des activités enrichissantes, voire passionnantes ; c’est un travail dont on comprend le sens. Cette motivation au travail peut alors être rapprochée de celle suscitée par le jeu, voire être supérieure comme l’envisage Freinet, car elle est ancrée dans la réalité du monde et donne un sentiment de puissance supérieur puisqu’elle peut modifier, bien au-delà l’espace clos d’un « cercle magique », la « vie courante » elle-même, pour reprendre l’expression de Caillois.

La pensée hétérodoxe de Freinet en matière de jeu permet de faire ressortir deux connotations opposées. D’une part, le jeu est expérimentation, exploration. Il peut participer à l’insertion de l’homme dans son milieu, et finalement il peut se confondre avec le travail, dans son acception liée au développement de l’individu, lorsqu’il est travail-jeu. C’est, le plus souvent, cette dimension que souhaitent mobiliser les pédagogues, elle n’est liée ni à l’idée d’improductivité, ni à celle de gratuité, elle est censée produire de la connaissance. Relève-t-elle du domaine du jeu ou de celui du travail ? Freinet, par ses réflexions, révèle la nature idéologique de l’emploi de ces termes qui peuvent qualifier la même chose.

D’autre part, le jeu peut être un divertissement gratuit, voire une diversion qui éloigne de la réalité sociale et qui est plutôt un facteur de régression de l’individu. Les jeux de détente compensatrice permettent le défoulement lorsque des contraintes trop pénibles sont imposées à l’individu. Ils sont tout aussi aliénants que le travail ou les conditions sociales difficiles dont ils sont le contrepoint. Le jeu-haschich séduit par une recherche du plaisir immédiat, il tend à assujettir l’individu par sa facilité, mais il le détourne de la compréhension de sa condition et lui ôte sa capacité d’agir sur le monde. Dans le cadre de notre travail, ces deux dernières catégories peuvent caractériser certains processus d’instrumentalisation, dès lors que le jeu sert d’appât, de compensation ou qu’il cherche à masquer la réalité d’une situation.

Dans le document Les instrumentalisations du jeu numérique (Page 68-71)