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Les impulsions fournies par la géocritique

CHAPITRE I : Approche théorique des écritures de soi

I. 2. Les impulsions fournies par la géocritique

Les instruments offerts par la critique littéraire sur l’écriture de l’intime nous permettront d’analyser l’élargissement du cadre des écritures de soi auquel Rezzori procède. Conséquence du décentrement provoqué par l’Histoire, la conscience aigue que l’auteur a de la complexité de son identité l’oblige à renouveler les moyens de l’écriture de soi pour élucider son « je ». Si nous examinerons la forme parce qu’elle est le moteur de cette quête identitaire, il faudra aussi trouver un moyen probant de montrer et d’évaluer les résultats de sa recherche. Or, les espaces identitaires, qui correspondent à des leitmotive dans tous les textes de notre corpus, nous semblent susceptibles de traduire le développement et l’issue de la réflexion de Rezzori sur la manière d’assumer son identité (négative) d’être décentré parce qu’ils exacerbent la question des repères et des traces que l’on peut espérer laisser. Pour aborder leur étude et en déduire le positionnement de Rezzori par rapport au monde et à son propre parcours, nous intègrerons à notre outillage méthodologique les prémisses et les critères d’analyse d’une discipline initiée par B. Westphal, la géocritique, dans un

article intitulé Pour une approche géocritique des textes104 paru en 2001 et plus récemment

dans La géocritique. Réel, fiction, espace105. Cet ouvrage nous servira de référence. En

effet, l’auteur s’y concentre, dans le contexte général d’une hétérarchie, c’est-à-dire d’une réalité hétérogène, synonyme d’une ontologie faible et d’une dissolution des frontières entre réel et fiction, sur la crise des deux coordonnants majeurs de l’existence que sont l’espace et le temps et dont Rezzori interroge la réalité pour répondre à la question de la consistance de son moi.

103 Pas tant comme négation de l’authenticité factuelle que comme recréation verbale.

104 WESTPHAL, Bertrand, Pour une approche géocritique des textes, in La géocritique. Mode d‟emploi, p. 9-40. Sous la direction de B. Westphal. Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2001.

L’examen des éléments qui concourent à ce délitement nous permettra d’expliquer et de justifier l’expérience fondamentale de la déterritorialisation que Rezzori relie au décentrement que l’individu subit à cause de l’Histoire. Sorte de liminalité extrême, la déterritorialisation s’accompagne d’un double décrochage. D’une part, un décrochage temporel qui résulte de la remise en cause des notions de linéarité et de continuité remplacées par celle de rupture, mais aussi par des phénomènes d’échos et de répétitions du même apparemment inconciliables avec toute idée de progression. D’autre part, un décrochage spatial qui entraîne l’extrême mobilité du « je » et soulève la question de la pertinence de la notion même de territoire au sens d’une entité clairement discernable régie par des codes culturels, politiques, historiques et sociaux stables.

I. 2. A. Les prémisses théoriques de la géocritique I. 2. A. 1. L’évolution des notions spatio-temporelles - le temps

La première prémisse théorique que B. Westphal avance pour justifier la nécessité d’une nouvelle approche de l’espace consiste à rappeler l’évolution simultanée des données spatiales et temporelles au vingtième siècle qui aboutit à la valorisation de l’espace au détriment du temps.

Plusieurs facteurs ont contribué à la remise en cause d’une certaine vision du temps dictée par une confiance absolue en la raison qui appliquait à ce dernier la métaphore du fleuve pour faire valoir son homogénéité, sa nature maîtrisable et le fait établi, entre autres, par le positivisme que la progression allait de pair avec l’idée de progrès. Ce sont d’abord les avancées initiées dans le domaine de la physique et des mathématiques par Henri Poincaré,

Hermann Minkovski et Albert Einstein106. Elles ouvrirent la voie à une réflexion critique

sur l’ordre temporel présenté comme indépassable et émanant d’une conception idéaliste qui avait conféré jadis à l’espace un second rôle : celui d’une simple scène destinée à révéler le progrès. Mais ce sont surtout les développements de l’Histoire au vingtième siècle qui confirmèrent l’inanité d’une telle vision. La Seconde Guerre mondiale, qui fit douter de l’existence d’un sens et d’une vérité après les exactions commises contre l’humanité, signa l’impossibilité de continuer à associer, au point de les confondre,

106 B. Westphal rappelle qu’A. Einstein formula dès 1905 une théorie restreinte de la relativité qu’il compléta en 1916 par une théorie générale.

progression chronologique et progrès, donc la fin de la ligne droite du temps qui ne s’avère plus maîtrisable. Elle amorce une crise ontologique due au caractère désormais illusoire de notions autrefois essentielles : celles d’unité, de structure téléologique ou encore de hiérarchie des valeurs. Quelques années plus tard, la décolonisation s’inscrivit, d’après B. Westphal, dans cette même logique, à cause du dérèglement du temps et de la perte de l’alibi civilisateur dont s’étaient prévalu les anciennes puissances coloniales pour dessiner et hiérarchiser des territoires dont la légitimité s’annulait alors que l’idée même de progrès sortait pervertie de la guerre.

Deux éléments nous autorisent à intégrer les conclusions que B. Westphal retire de son analyse des conséquences d’une telle délinéarisation, synonyme d’une grande instabilité et de l’impossibilité de revendiquer un logos unitaire à la fois pour l’espace et pour le temps, dans l’étude des espaces-temps identitaires de l’auteur présents dans notre corpus. D’abord la vision que Rezzori développe de l’Histoire. Elle implique la perception d’une temporalité marquée une première fois en 1918, puis inexorablement, après le 12 mars 1938, du sceau de la fragmentation, de l’effacement et de la répétition du même, autant d’éléments incompatibles avec toute notion de progrès et de progression. Ensuite le fait que cette vision est indissociable du retour critique que l’auteur opère sur la hiérarchisation de certains espaces du passé régis par le discours hégémonique des anciennes puissances, notamment sur la Bucovine qu’il considère comme une colonie de l’ancien empire austro-hongrois.

La remise en cause de la ligne droite basée sur l’association progression / progrès et de la hiérarchie des valeurs aboutit fatalement à une démultiplication des durées. Le temps éclate. L’instant ne se fond plus automatiquement dans une durée. Se référant aux travaux que les logiciens formels, notamment les logiciens du temps, ont consacrés au point et à la

ligne et à la sémantique des tempuscules107 dans les années 1960, B. Westphal se demande

si l’on ne tient pas là le principe structurant de la temporalité postmoderne. Il faut remettre en cause l’instant en tant que point homogène et insécable dans une réalité devenue complexe et instable. Or, si l’on considère les tempuscules comme des ensembles temporels disposant d’une autonomie minimale de sens et émancipés de toute autorité et de tout ordre, on aurait ainsi bien le moyen de dépasser « la relation classique de l’instant à la

107 B. Westphal s’appuie sur l’étude de Maria Luisa Dalla Chiara Scabia qui réunit les travaux de ces chercheurs. Cette dernière définit le tempuscule comme un intervalle de temps bref correspondant à « un seuil de détermination en deçà duquel la vérité des propositions du contexte théorique de référence reste indéterminée ».

SCABIA, Martia Luisa Dalla Chiara, « Istanti e individui nelle logiche temporali », in Rivista di Filosofia,

durée, du point à la ligne au profit d’une interconnexion qui relie selon des modalités infiniment variables une série d’ensembles infimes dotés du minimum intelligible de

sens108 ». Les tempuscules s’émancipent de toute dynamique linéaire et s’éparpillent dans

un volume de temps que l’on peut examiner par toute une série d’options. La vision archipélagique du temps qui résulte du renoncement aux principes d’unité et de progression et de l’adoption de la sémantique des tempusucles nous amène à constater « la

destructuration de la ligne temporelle [responsable] de la spatialisation du temps109 ». On

passe d’une ligne temporelle continue à un foisonnement de lignes temporelles, à la ligne

proliférante décrite par G. Deleuze110 qui tend à n’être qu’une série de points appelés à

fuir, c’est-à-dire à la ligne de fuite adaptée au contexte général d’hétérogénéité.

Le concept de sémantique des tempuscules appliqué au temps et à sa représentation nous servira de point de départ pour examiner l’expérience de la confusion temporelle que décrit Rezzori et qui provoque son décrochage dans le présent. On s’attachera à dégager les éléments qui pourraient figurer des tempuscules et à observer comment ces ensembles temporels dotés d’un sens minimal s’organisent, en particulier dans l’écriture autobiographique que l’on entreprend d’ordinaire pour dresser un bilan et pour dégager un sens. Nous utiliserons également ce concept pour voir comment la délinéarisation temporelle détermine les rapports de l’auteur au passé et au présent en considérant notamment les phénomènes d’échos, de répétitions et d’anachronismes qui renvoient l’image d’un temps qui ne s’écoule pas. Il nous permettra enfin de mesurer l’impact de l’éclatement de la ligne temporelle sur Rezzori appelé à assumer une identité que l’on devine irrémédiablement fragmentée.

- l’espace

Mais B. Westphal s’intéresse aussi aux conséquences de cette délinéarisation générale sur la manière d’appréhender l’espace.

La spatialisation du temps, qui ne s’écoule plus, a suscité, dit-il, un regain d’intérêt pour l’autre coordonnant du réel, l’espace, qui avait été négligé auparavant, comme en témoigne

108 WESTPHAL, Bertrand, La géocritique, op. cit., p. 32.

109Ibid.,p. 34.

110 DELEUZE, Gilles, Dialogues. Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1996, p. 122 : « Nous sommes composés de lignes variables à chaque instant, différemment combinables, des paquets de lignes, longitudes et latitudes, tropiques, méridiens, etc. Il n’y a pas de mono-flux. L’analyse de l’inconscient devrait être une géographie plutôt qu’une histoire ».

le nombre restreint des études qui lui ont été consacrées jusqu’à la fin des années 1960111. Autrement dit, « la spatialisation du temps a été l’un des agents d’une « contre-attaque » de

l’espace sur le temps, de la géographie sur l’histoire112 » qui amena certains à affirmer la

suprématie de l’espace sur le temps113. B. Westphal n’adhère pas à cette conclusion. Il

défend pour sa part l’hypothèse d’un rééquilibrage des rapports entre les deux

coordonnants qui s’avèrent indissociables114 et qu’il convient donc d’envisager

ensemble115, dans leur hétérogénéité et dans leur instabilité.

111 B. Westphal cite M. Brosseau qui décrit ainsi ce déficit : « Les travaux sur la littérature ont longtemps privilégié, il est vrai, la question du temps au détriment d’une interrogation sur l’espace […]. Même si l’on s’intéresse désormais à l’espace dans le roman, d’aucuns demeurent fidèles aux enseignements de la philosophie kantienne, pour accorder préséance au temps sur l’espace comme catégorie a priori de la sensibilité ».

BROSSEAU, Marc, Des romans-géographes. Paris, L’Harmattan, 1996, p. 79. Cité par B. Westphal, in La géocritique, op. cit., p. 42.

B. Westphal signale toutefois une étude qui fait exception : la théorie du chronotope de M. Bakhtine élaborée en 1937/38. M. Bakhtine la présente comme la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée en littérature. Chaque genre apparaît en un point précis de l’espace-temps. Bakhtine ne prend pas en compte l’espace référentiel, mais l’espace social où a lieu l’affrontement entre la monologie centripète du simple et le dialogisme centrifuge du complexe. Le chronotope qui a été adopté par plusieurs disciplines (littérature, géographie, urbanisme) accorde cependant la préséance au temps.

BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman [1975]. Traduit du russe par Daria Olivier. Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1987, p. 237.

B. Westphal mentionne ensuite la géohistoire, initiée par F. Braudel, qui la définit comme « l’étude d’une double liaison, de la nature à l’homme et de l’homme à la nature, l’étude d’une action et d’une réaction, mêlées, confondues, recommencées sans fin, dans la réalité de chaque jour ». Selon B. Westphal, elle ne s’est pas encore imposée de manière nette en socle méthodologique d’études spatio-temporelles, faute d’outils conceptuels spécifiques.

BRAUDEL, Fernand, Les ambitions de l‟histoire. Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 102. Cité par B. Westphal, in La géocritique, op. cit., p. 50.

112 WESTPHAL, Bertrand, La géocritique, op. cit., p. 43.

113 B. Westphal renvoie à des théoriciens anglo-saxons en littérature, en sociologie et en géographie, dont D. Bell et J. Berger.

BELL, Daniel, The cultural contradictions of capitalism. New York, Basic Books, 1971. BERGER, John, The look of things. New York, Viking, 1974.

En France, on ne saurait oublier la géophilosophie de G. Deleuze qui affirme que le devenir est géographique.

114 WESTPHAL, Bertrand, La géocritique, op. cit., p. 47 : « Il apparaît difficile de faire divorcer l’espace et le temps ». Ibid., p. 48 : « Mais en tout état de cause, on associera l’un à l’autre. Le règne d’une temporalité souveraine et autonome est achevé ; la « contre-attaque » de l’espace a conduit à une nouvelle pondération. Il s’agit désormais de consacrer du temps à l’espace et de faire place à l’espace-temps ».

115 Loin d’afficher une quelconque prétention à l’exhaustivité, B. Westphal se contente de signaler quelques-unes des études qui envisagent conjointement l’espace et le temps. Il renvoie notamment à la géohistoire initiée par F. Braudel qui recommande d’intégrer dans des études historiques couvrant de longues périodes, l’espace demeurant après les événements, les données de l’environnement au phénomène de « compression spatiale » décrit, dans une perspective marxisante, par D. Harvey comme la caractéristique de toute l’époque postérieure aux crises de 1848. B. Westphal renvoie aussi à la tidsgeografi initiée par T. Hägerstrand et l’école de Lund dans les années 1960, un concept que l’on traduit par géographie temporelle et qui analyse notamment les contraintes sociales que subit l’individu lors de sa progression dans l’espace.

BRAUDEL, Fernand, Les ambitions de l‟histoire, op. cit.

HARVEY, David, The condition of postmodernity. An enquiry into the origins of cultural change.

Cambridge, MA, Blackwell, 1990.

B. Westphal relève plusieurs facteurs responsables de la réévaluation de l’espace : le recul de l’historicité traditionnelle, le rapport désormais antithétique des notions de progression et de progrès, les phénomènes de grandes migrations dues à des facteurs politiques et économiques à l’ère industrielle, la décolonisation qui s’accompagne de la remise en cause d’un discours hégémonique hiérarchisant l’espace et du développement d’une culture de la frontière, mais aussi une plus grande mobilité spontanée des individus. Dans ce contexte mouvant, l’image de l’unité spatiale s’avère illusoire. L’espace, que l’on aborde désormais sous des angles à la fois nouveaux et multiples, subit, tout comme le temps, une même logique d’instabilité et d’éclatement. Les espaces devenus multiples et instables ne s’agencent plus en un tout cohérent. Ils se présentent au contraire comme des ensembles épars qui sont ouverts à l’infini et qui se soustraient ainsi à toute définition et à toute hiérarchie. B. Westphal recourt à la notion d’isotropie, un terme scientifique synonyme d’une indécision systémique que l’on a d’abord appliqué à la temporalité postmoderne, pour souligner l’indétermination, le flottement et l’insécurité auxquels l’espace, qui est déchiré et redessiné par des tensions et des mouvements incessants, est confronté à son tour.

B. Westphal s’appuie sur deux approches de l’espace qui mettent en exergue son

hétérogénéité. Il se réfère d’abord à l’essai d’H. Lefebvre intitulé La production de

l‟espace116. Dans cette étude que B. Westphal qualifie d’« épitaphe de l’antique empire de l’espace total, celui du positivisme, du colonialisme, celui d’une constriction parfois

absolue, inhumaine117 », H. Lefebvre en appelle à renoncer à la distinction nette que l’on

établissait traditionnellement entre un espace dit total et homogène et un espace éclaté, car la remise en cause des critères et l’instabilité qui découle de l’absence d’un sens absolu lié à une hiérarchie devenue suspecte font, selon P. Virillio, que « l’espace est à la fois total et

cassé, global et fracturé. De même qu’il est à la fois conçu, perçu, vécu118 ». Autrement dit,

il s’agit d’admettre que l’espace n’a plus rien d’évident, de reconnaître et de penser sa complexité et son indétermination en inventant de nouvelles notions qui serviront d’outils pour son exploration. C’est ce que tentèrent notamment G. Deleuze et F. Guattari dans

Mille plateaux, comme le souligne ensuite B. Westphal, en développant le concept

116 LEFEBVRE, Henri, La production de l‟espace [1974]. Paris, Anthropos, 1986.

117 WESTPHAL, Bertrand, La géocritique, op. cit., p. 67.

118 VIRILLIO, Paul, L‟espace critique. Paris, Christian Bourgeois, 1984, p. 411. Cité par B. Westphal, in La géocritique, op. cit., p. 67.

d’espaces lisses119 ou nomades. Ces derniers sont à la fois variables, disparates et voués à se déployer entre des points que peuvent relier plusieurs lignes elles-mêmes susceptibles de partir dans une multitude de directions, donc des espaces potentiellement ouverts sur l’infini. Les espaces lisses ou nomades s’opposent ainsi aux espaces striés, qui naissent quant à eux de l’action du politique désireux de contenir leur hétérogénéité fondamentale, mais qui peuvent redevenir nomades. Une telle instabilité confirme donc l’hétérogénéité

irréductible de l’espace, ou plutôt des espaces120.

Il faudra voir dans quelle mesure la prémisse géocritique de la complexification de l’espace, en raison de sa fragmentation, s’applique aux espaces identitaires tels que Rezzori les conçoit dans son œuvre. On pourra s’attacher à étudier d’une part les raisons et les manifestations de leur discontinuité et de leur hétérogénéité, et, d’autre part, la manière dont l’auteur perçoit et représente l’inévitable nomadisme du sujet au vingtième siècle qui en résulte. Il s’agira également de considérer les questions identitaires que soulève un tel rapport déchiré et oscillatoire avec un espace pluriel et le rôle que joue l’écriture de soi en se demandant notamment si elle est amenée à figurer un autre espace potentiel, voire le seul espace envisageable par et pour le « je ».

I. 2. A. 2. La trangressivité - définition

C’est une autre prémisse géocritique indissociable de la crise des coordonnants du réel qui nous apportera des éléments supplémentaires pour éclairer ces points. Elle nous invite à nous intéresser aux répercussions immédiates d’une telle révolution, à savoir à l’évolution nécessaire du rapport de l’individu au réel, et en particulier à l’espace.

Si le vide ontologique responsable d’un éclatement de la réalité entraîne non seulement la destructuration de la ligne temporelle, mais aussi l’instabilité d’espaces devenus multiples, le dépassement de limites, qu’il s’agit bien plus de considérer comme des seuils, et d’ensembles précaires s’impose comme une évidence : « Toute limite appelle le

franchissement121 ». Neutralisée, car dénuée d’une dimension de violation dans un

environnement privé d’absolu, la transgression devient donc, selon B. Westphal,

119 DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, op. cit., p. 458. Cité par B. Westphal, in La géocritique, op. cit., p. 72.

120 B. Westphal rajoute que c’est bien l’idée d’une hétérogénéité indépassable qui a orienté les études consacrées à l’espace après les travaux de G. Deleuze et de F. Guattari. Il mentionne entre autre la critique postcoloniale et la critique multiethnique.

littéralement coextensive de la mobilité d’individus appelés à s’accommoder d’espaces mus en permanence par des forces contradictoires qui les transforment en espaces hétéroclites, donc en espaces eux-mêmes transgressifs. Il convient de revendiquer un tel état de transgressivité, car ajoute-t-il, ce dernier se pose finalement comme la seule constante dans un monde ouvert à la démultiplication et à la dislocation et traduit une conscience aiguë du disparate de l’espace.

- les modalités de la transgressivité

Nous intègrerons les deux modalités de cette transgressivité, à savoir le mouvement de balancier entre centre et périphérie et le phénomène de déterritorialisation, dans notre analyse de la représentation de l’espace dans les écritures de soi de Rezzori.

Commençons par le couple centre / périphérie. La relativisation des codes et des discours dans un environnement soumis à la dispersion et à la pluralité nous amène à repenser la valeur du centre. En l’absence d’une vérité indépassable dont il aurait pu se porter garant, le centre perd ses prérogatives, c’est-à-dire sa centralité. Dès lors que la réalité se constitue sous l’action de forces multiples qui ne cessent de se renouveler et d’ouvrir ainsi en