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Conclusion : un espace « entropique »

CHAPITRE I : Approche théorique des écritures de soi

II. 4. Conclusion : un espace « entropique »

Reste à interroger la nature du positionnement que Rezzori peut dès lors revendiquer par rapport à Czernowitz, en dépit des racines qu’ils y avaient développées et des éléments d’identification qu’il y avait trouvés avec l’aide de Kassandra.

La question de l’authenticité de son lien à la Bucovine se pose avec une acuité d’autant plus grande que, dans son cas, les conditions d’un décentrement par rapport à Czernowitz s’avèrent redoublées par rapport à celles que connurent ses proches.

En effet, Rezzori n’entame ses mémoires que tardivement, en 1989, qui plus est en Italie. C’est donc séparé physiquement de son premier espace identitaire, mais aussi des êtres qui le peuplaient, ses proches, à qui il rend hommage, étant tous décédés, qu’il repense et cherche à ressaisir dans un texte autobiographique une réalité forcément floue et fuyante. Bien qu’il soit privé d’un contact direct avec Czernowitz, ce double éloignement géographique et temporel offre à Rezzori un atout.

345 NA, p. 262. BS, p. 207: Wir spürten, dass wir ausgeschlossen waren, andererseits gab unsere Isoliertheit uns das Gefühl der Außerordentlichkeit, ja der Auserlesenheit.

346 NA, p. 261. BS, p. 207: Wir lebten in einer Art von Schwebezustand zwischen den Wirklichkeiten, der uns in vielerlei Weise lähmte und von der Welt ausschloss.

347 NA, p. 262. BS, p. 207: So war nichts gänzlich eindeutig. Nichts war entschieden das, was es war. Alles lag in einer Art gefällten Lichts. In jeder Weise hatte unsere Existenz etwas Unwirkliches […].

Contrairement à ses parents que tout renvoyait sans cesse à leur déclassement, la distance se révèle salvatrice pour l’auteur amené à réfléchir à un espace-temps devenu ainsi finalement plus neutre. Libéré à la fois du désarroi, de la rancœur, voire de la haine que ses parents nourrissaient jadis, Rezzori ne se définit pas spontanément comme une victime des remous historiques qu’endura la Bucovine. Une telle perspective l’aurait conduit à orienter de manière subjective et donc à falsifier lui aussi son image de Czernowitz. Mais il trouve dans ce double décrochage la possibilité d’entreprendre un questionnement lucide du rôle de Czernowitz dans la constitution de son identité, alors que ses parents, réfugiés à la fois dans le passé et dans des visions mythiques de la ville, ne s’y étaient jamais essayés, se privant de toute chance de renouer un quelconque lien avec cette dernière.

Si les conditions d’une réflexion intransigeante sur la réalité du monde de l’enfance sont réunies, la prise de distance ne constitue pour l’auteur ni une protection contre les déchirures endurées à cause des crises géopolitiques ni la garantie de combler la perte d’un ancrage concret à Czernowitz.

De fait, Rezzori se retrouve confronté à deux problèmes délicats au moment de sonder le contenu et la signification de son héritage bucovinien.

Grâce au recul qu’il a pris concrètement et qui est renforcé par son travail d’écriture, l’auteur développe tout d’abord une conscience plus aiguë encore que ses proches de l’éclatement de Czernowitz en réfléchissant à la notion de temporalité.

Appelé à se replonger dans le monde disparu de son enfance, il en vient à faire s’entrecroiser plusieurs strates temporelles. L’écrivain âgé s’efforce de se remémorer l’univers bucovinien de l’entre-deux-guerres tel qu’il l’avait connu. Or, ce dernier était déjà hétéroclite. L’ombre de l’ère habsbourgeoise, que ses proches tentaient vainement de prolonger en l’idéalisant, planait dans une ville réduite par conséquent à une stagnation pesante et contradictoire en vertu des changements politiques intervenus en 1918. Czernowitz semblait plongé dans une sorte de hors-temps. Cette superposition de couches temporelles qui renvoyaient à des réalités toutes disparues (la Bucovine mythique d’avant 1914 et celle concrète de l’enfance dont Rezzori avait lui-même observé l’éclatement et la complexification), donc la pluralité des passés mise en lumière dans le présent de 1989, qui souligne quant à lui nettement les lignes de rupture, participe ainsi de la confusion de Rezzori.

C’est dans le champ scripturaire lui-même a-historique que l’auteur constate en un sens l’impossibilité de se recentrer exclusivement sur son premier espace-temps identitaire, car

ce dernier s’avère tant hétérogène qu’« entropique348 ».

Il nous faudra tenter de comprendre349 si et comment l’auteur peut espérer cultiver, à moins

qu’il ne faille dire sceller, voire renouer un lien définitif avec un espace qui ne correspond finalement à aucune réalité unique et clairement définissable ni dans l’Histoire ni dans le territoire scripturaire que Rezzori envisage comme un entre-deux exacerbant la disparité des éléments constitutifs de sa ville natale.

Il s’agira de voir où et comment se placer par rapport à un espace entièrement fait de déchirures et de tensions pour espérer se le réapproprier ou enfin le conquérir par le biais de l’écriture de soi. Cette dernière redouble-t-elle les déchirures liées à l’effacement

historique de la Heimat ? Permet-elle au contraire de les surmonter en figurant un espace

de réconciliation entre le passé et le présent ? L’hypothèse d’une telle harmonisation ne

soumet-t-elle pas l’auteur à la tentation de substituer à la Heimat, dont il dit le caractère

fuyant, l’image qu’il en propose dans et à travers l’écriture, donc une réalité qu’il viendrait lui-même re-créer et rendre fictive, au risque de se décentrer et de se désolidariser ainsi encore davantage, par le geste scripturaire, de son espace-temps originel ?

L’éclatement de la réalité bucovinienne dans la perspective de Rezzori, cet héritier décalé qui ne sait plus dans quelle strate temporelle il peut ou devrait s’inscrire pour clarifier sa relation avec Czernowitz, a une seconde conséquence.

De fait, les modalités de ce lien s’avèrent elles-mêmes particulièrement complexes. Comme l’espace identitaire originel a subi dès l’entre-deux-guerres un processus de dislocation, la possibilité même d’entrer en communion avec ce dernier est remise en

cause. Frappée d’une forte discontinuité et d’une désubstantialisation, sa Heimat ne lui

offrit finalement qu’une intimité illusoire. Czernowitz était déjà devenu un autre espace alors que Rezzori y vivait encore.

Aussi l’auteur suggère-t-il la nécessité de décliner en premier lieu l’essence de son identité bucovinienne par rapport au processus de déracinement qu’il avait vécu au sein même de

348 Nous rejoignons en cela B. Westphal qui a exposé l’impossibilité que Rezzori rencontre de situer clairement la Bucovine.

WESTPHAL, Bertrand, Czernowitz ou les limites de l‟autobiographie, op. cit., p. 155 : « L’autobiographie de Gregor von Rezzori s’inscrit dans un espace-temps infiniment complexe, entropique même. L’auteur rend compte d’une entité qui géographiquement se situait en marge, et qui historiquement a été évanescente ».

349 Nous le ferons dans le chapitre IV consacré au décentrement du sujet qui découle de l’éclatement du réel. La déterritorialisation dont nous étudierons les causes, les modalités et les conséquences en constitue l’un des aspects majeurs.

sa terre natale et qu’il retrace, au risque de l’amplifier, dans son autobiographie, en pointant du doigt la caractéristique principale de Czernowitz, à cause des déchaînements de

l’Histoire : celle d’être « un espace de déterritorialisation350 ».

Chapitre III : Le délitement du monde sous l’effet des forces destructrices à l’œuvre dans l’Histoire

Malgré son désir sincère de s’intégrer à Czernowitz, la dissolution de la Bucovine, la roumanisation de la région à partir de 1918 ainsi que la montée des nationalismes pendant l’entre-deux guerres empêchèrent Rezzori de s’enraciner définitivement dans la terre de son enfance où ses parents avaient été condamnés à mener une existence marginale.

L’auteur quitta définitivement cet espace périphérique qu’il présente comme une terre d’ancrage devenue un espace de déterritorialisation trois ans avant que ce dernier ne soit soumis à la folie destructrice d’un nouveau conflit mondial. Mais la dislocation de ses nouveaux espaces-temps identitaires à l’Ouest, d’abord en Autriche, puis en Allemagne ne fit que redoubler le sentiment de désenchantement que lui avait inspiré auparavant la perte de Czernowitz. En effet, il éprouva un profond pessimisme face aux événements tragiques qu’il y vécut entre 1938 et 1945.

En racontant son expérience de l’Anschluss et de la Seconde Guerre mondiale, Rezzori se

fait en conséquence le scripteur lucide du délitement d’un monde sous le joug de l’Histoire au XXème siècle.

III. 1. L’Anschluss

Lorsqu’il délaissa de son plein gré sa terre natale, Rezzori nourrissait l’espoir de mener une existence heureuse et facile en Europe occidentale. Il n’appréhendait pas ce nouveau départ parce qu’il était convaincu qu’il retrouverait à Vienne, où il avait déjà séjourné durant sa jeunesse, un décor familier. Il avoue lui-même être parti « naïvement […] au petit bonheur

la chance351 ».

Mais l’Histoire vint contrecarrer les ambitions de ce jeune homme confiant et désinvolte qui était persuadé de pouvoir faire ses preuves dans une ville qu’il avait encore considérée

cinq plus tôt comme « une Jérusalem dorée dans [ses] projets d’avenir352. »

L’examen du sens et de l’importance que l’Anschluss revêt pour l’auteur s’impose. Nous

nous demanderons pourquoi ce premier événement qui le dépassa par sa violence et son

351 SmT, p. 145. MaS, p. 172: Es war naiv gewesen, mich aufzumachen und aufs Geradewohl nach Wien zu gehen.

caractère extraordinaire brisa brutalement le rêve qu’il avait caressé de tracer son chemin et pourquoi il inaugura au-delà, dans la perspective de Rezzori, une nouvelle ère marquée d’une extrême négativité qui allait déposséder les individus de leur pouvoir d’agir et de s’affirmer dans le présent.