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B. L’immersion au cœur de la Bucovine

CHAPITRE I : Approche théorique des écritures de soi

II. 2. B. L’immersion au cœur de la Bucovine

Cette prise de distance, qui équivaut à une sorte d’émancipation salutaire, permet à Rezzori d’envisager le rôle de la ville dans la constitution de son identité sur le mode d’une dialectique. De fait, l’auteur décide d’aborder Czernowitz à la fois comme un ailleurs et comme un potentiel lieu d’enracinement. Il prouve ainsi sa détermination et son courage à renoncer à l’image figée et arbitraire de Czernowitz liée à son héritage familial pour se construire sa propre image de la ville.

II. 2. B. 1. Un nouveau rapport de force entre le monde occidental et le monde oriental

Dans Neiges d‟antan, c’est en analysant la relation qu’il avait lui-même tissée, enfant, avec

Kassandra, et au-delà avec la Bucovine, que l’auteur s’efforce de faire éclater le carcan de ce modèle autrichien arbitraire et réducteur de la réalité.

Deux premiers indices révèlent d’emblée que Rezzori perçoit Kassandra autrement que ses proches.

D’une part, c’est à cet être réputé inférieur que l’auteur décide de consacrer le premier chapitre de son ouvrage. Cette décision prise au moment de se replonger dans le monde perdu de son enfance s’explique en partie par le fait que Kassandra était celle qui s’occupa quotidiennement de Rezzori dès sa naissance. Elle fut chronologiquement la première personne qui lui permit de découvrir le monde. C’est avec elle qu’il partageait le plus clair de son temps. Elle fut donc son premier point de référence stable alors que les gouvernantes françaises et anglaises étaient quant à elles toujours rapidement remerciées. Cependant, l’omniprésence de la nourrice ruthène dans la prime enfance de Rezzori ne

suffit pas à expliquer que son portrait ouvre Neiges d‟antan. Ce choix de l’auteur revêt

également, et pourrait-on dire, avant tout, une dimension symbolique. Si l’auteur se résout à lui accorder cette place d’honneur, c’est parce que Kassandra est, parmi les êtres qui l’ont initié au monde, sinon celle dont le rôle fut prépondérant, du moins une personne qui exerça une autorité incontestable dans son apprentissage de la vie. Ce faisant, il consacre de manière magistrale le pouvoir de Kassandra dont nous allons analyser sans tarder les fondements et les implications. Kassandra est ainsi promue, par la structure du texte, au rang d’actrice à part entière.

Un second élément justifie le fait qu’elle détienne une telle position privilégiée. La lecture attentive des passages où l’auteur décrit précisément la nature de la relation qui l’unit à

Kassandra permet de voir comment les lignes de force se dessinaient dans le foyer. Considérons l’extrait suivant :

Tout cela aurait pu ne pas attirer l’attention, car ces choses se passaient dans l’intimité de la conception du monde que je partageais avec Kassandra, dans une dualité exclusive, […]184. Cet exemple montre que les forces se répartissaient selon un schéma binaire. Deux blocs s’opposaient : d’un côté, les parents et Ilse, de l’autre côté, Gregor et Kassandra. Cette dernière n’est pas seulement mise en scène comme une actrice, mais aussi comme l’alliée de l’enfant face à ceux qui entendaient lui inculquer leur vision étriquée de la réalité. Contrairement à ses proches, Gregor considérait Kassandra en tant que personne, dans sa singularité. Petit, il percevait uniquement le monde à travers les yeux de Kassandra dont il reconnaît la faculté à méditer et à former des pensées sur l’existence. L’expression

Zweisamkeit185 que Rezzori emploie pour décrire leur rapport renvoie à l’image d’un couple soudé, de deux êtres qui se suffisaient à eux-mêmes. L’auteur suggère ainsi que lui, l’héritier autrichien, sous la coupe de Kassandra, se soustrayait à l’autorité présumée de ses parents.

II. 2. B. 2. La découverte et la revalorisation de l’altérité de la Bucovine

Dans le binôme qu’il constituait avec sa nourrice ruthène, Rezzori s’était ouvert à une source d’altérité qui lui permit d’abolir les barrières érigées par les germanophones et d’envisager par conséquent la Bucovine sous un jour nouveau.

En effet, Rezzori retient de sa nourrice l’image d’un être demeuré indompté, en dépit de toutes les tentatives de domestication qu’elle avait subies. Il perçoit son essence, inaltérable, absolument autre, et à travers elle, la véritable essence de la Bucovine qui l’habitait :

[…], mon père, ma sœur et moi, nous avions vu dans cette situation grotesque non seulement tout ce qu’il y avait de totalement indompté chez celle qui habitait sous notre toit, mais aussi quelque chose de mystique et de mythologique : l’essence primitive du pays où nous vivions incarnée dans l’une de ses filles élues186.

184 NA, p. 37. BS, p. 29: All das hätte unbemerkt bleiben können, denn es spielte sich ab in der Intimität gleichbestimmter Weltauffassung zwischen Kassandra und mir, einer ausschließenden Zweisamkeit, […].

185 Dans la version française de Neiges d‟antan, J-F. Boutout a traduit le terme Zweisamkeit par « dualité exclusive ». Il s’agit d’une notion récurrente dans l’œuvre de Rezzori. Dans Neiges d‟antan, le père de Rezzori et sa sœur Ilse forment eux aussi un binôme. L’auteur y recourt au terme de Zweisamkeit pour décrire leur complicité. On le retrouve aussi dans Le Cygne centré sur le couple que forment le narrateur et sa sœur, qui ne sont pas sans ressembler à Rezzori et à sa sœur Ilse.

186 NA, p. 33-34. BS, p. 26: Wir, […],unser Vater, meine Schwester und ich, sahen in der Groteske nicht nur das völlig Ungezähmte unserer sonderbaren Hausgenossin, sondern auch etwas Mystisches und Mythologisches: Das Urtümliche des Landes, in dem wir lebten, verleiblicht in einer auserwählten seiner Töchter.

Comme, dans sa perspective, Kassandra était douée de beaucoup de qualités, elle lui permit d’adhérer à une vision extrêmement positive du monde de son enfance.

II. 2. B. 2. a. Un guide indomptable et énigmatique

Cette femme ruthène tirait d’abord sa positivité du mystère qui entourait sa naissance. On était incapable de localiser avec certitude le hameau reculé du fond des Carpates d’où provenait Kassandra :

Le trou perdu des Carpates dont elle était originaire – qu’elle pouvait certes nommer, mais non pas situer, sinon ‘dans la profondeur des forêts’ – […]187.

Même son nom était sujet à caution et renforçait la confusion que suscitaient ses origines dans la mesure où on le lui attribua vraisemblablement après qu’elle eut quitté son village :

Personne n’a jamais deviné d’où lui était venu le nom de Kassandra. Ce ne pouvait pas être son nom de baptême. […] Elle nous a toujours obstinément caché à quel nom elle répondait là-bas, et qui, pour la première fois, l’avait appelée Kassandra. C’était vraisemblablement quelqu’un du couvent d’où mon père l’avait retirée. Mais même cela n’était pas certain. Seul l’abbé, peut-être à la suite de quelque sinistre prédiction, pouvait avoir voulu la distinguer de la troupe des servantes en lui donnant le nom de la prophétesse de l’Iliade188.

Pareille indétermination présente deux avantages. D’une part, elle permettait à Kassandra d’échapper à tout ordre strict et de jouir d’une liberté absolue parce que son prénom censé saisir son identité la rendait encore plus insondable. D’autre part, cette indécision lui donnait les traits d’un être quasi mythique, car elle semblait avoir surgi comme par enchantement d’une réalité elle-même insaisissable et merveilleuse. Le caractère impénétrable de ses origines bucoviniennes conférait ainsi à Kassandra un bien précieux. Elle était habitée d’une dynamique qui lui permettait de transgresser le conformisme, les restrictions et les contraintes que leur identité autrichienne imposait à ses maîtres. Ainsi, elle prenait même une sorte d’ascendant sur eux.

187 NA, p. 14. BS, p. 8: Das Karpatennest, aus dem sie stammte, sie wusste es zwar zu nennen, aber nicht mehr, wo es lag, „tief in den Wäldern“, jedenfalls, […].

188 NA, p. 14. BS, p. 8: Keiner hat je herausgefunden, woher ihr der Name Kassandra zugeflogen war. Unmöglich konnte sie darauf getauft worden sein. […] Wie sie dort gerufen worden war, hat sie uns hartnäckig verschwiegen, desgleichen, wer sie zum ersten Mal Kassandra genannt hatte. Wahrscheinlich war es irgendwer aus dem Kloster gewesen, aus dem mein Vater sie herausgeholt hatte. Aber auch das war fraglich. Nur dem Abt konnte zugetraut werden, dass er sie aus der Schar der Mägde Ŕ vielleicht wegen irgendeiner unheilschwangeren Voraussage Ŕ mit dem Namen der Seherin aus der Ilias ausgezeichnet haben mochte.

II. 2. B. 2. b. Un guide a-historique capable de braver les forces mortifères

L’autre source vitale de Kassandra réside dans le rapport qu’elle entretenait avec la nature

à laquelle Rezzori consacre dans Neiges d‟antan quelques belles descriptions presque

toujours reliées au personnage de sa nourrice, notamment celle-ci :

Son souvenir ne peut être séparé du paysage qui l’a vu naître et grandir : les lointains mélancoliques paresseusement traversés par le ruban d’argent du fleuve dans cette terre de paysans et de bergers, bordée de collines et de montagnes, au sein de l’obscurité des forêts d’où elle venait. Depuis les fenêtres de notre chambre d’enfants, la vue s’élevait au-dessus du vert ondoiement des cimes des arbres du jardin, jusqu’aux rangées de peupliers, au long de la grande route qui s’élançait tout droit vers le bleu pâle des lointains où s’étendaient de grands bois. Peut-être cette douleur simiesque dans les yeux de jais de Kassandra venait-elle d’une nostalgie de la paix de ces forêts, troublée seulement par le tambourinement du pivert, nostalgie encore de l’ondoiement de l’herbe parfumée dans les clairières189.

Bien que Kassandra eût été arrachée à son village natal, elle n’en restait pas moins viscéralement attachée aux paysages dont elle était issue. Le regard empreint de mélancolie qu’elle jetait sur les forêts qu’elle apercevait depuis la demeure de ses maîtres, symbole de la civilisation et d’une vie parfaitement réglée, traduit bien le lien indissoluble à ses racines ancrées dans une nature sauvage et, contrairement à la vision qu’en avaient les colons, épurée de tout caractère dangereux ou barbare. Alors que ses parents n’y étaient nullement sensibles, Rezzori la décrit ici de manière romantique. Elle était un facteur de paix et d’équilibre. Kassandra était directement inscrite dans le monde de son enfance. On peut conclure à une véritable osmose entre Kassandra et sa terre :

Kassandraétait chez elle dans les Carpates. Elle aspirait l’air vif des forêts hivernales comme un baume. Si elle avait entendu le hurlement des loups, il aurait raisonné comme une mélodie familière190.

189 NA, p. 57-58. BS, p. 48: Die Erinnerung an sie ist nicht zu lösen aus der Landschaft, die sie hervorgebracht und reifen lassen hatte: die schwermütigen, träg vom Silberband des Flusses durchzogenen Weiten des Bauern- und Hirtenlandes, gesäumt von den Hügeln und Bergen in der Dunkelheit der Wälder, aus denen sie stammte. Der Blick aus den Fenstern unseres Kinderzimmers ging über die grünen Buckel der Baumkronen des Gartens hinaus zu den Zeilen der Pappen entlang der großen Landstraße, die schnurgerade zur blassen Bläue der Ferne hinlief, wo die großen Wälder lagen. Mag sein, dass die Affentrauer in Kassandras jettschwarzen Augen aus der Sehnsucht nach der spechtdurchtrommelten Stille jener Wälder und dem duftenden Wiesengrasgewoge auf deren Lichtungen kam, und dass sie hinter ihrer koboldhaften Lustigkeit ihr Heimweh danach verbarg.

La description du village de Kassandra, qui « se composait d’une poignée de cabanes en bardeaux dont les habitants dormaient l’hiver durant, à côté de leurs moutons, [et où] l’été, les sombres mélodies de leurs flûtes de berger allaient se perdre dans la solitude de la montagne, tout imprégnée du murmure des sapins »,revêt également une dimension poétique et souligne le caractère paisible et harmonieux de la nature. NA, p. 14. BS, p.8: Das Karpatennest, aus dem sie stammte, […], bestand aus einer Handvoll Schindelhütten, in denen die Bewohner winters bei ihren Schafen schliefen; im Sommer verloren sich die schwermütigen Weisen ihrer Hirtenflöten in die fichtendurchrauschte Bergeinsamkeit.

190 NA, p. 17. BS, p. 11: Kassandra war in den Karpaten zu Hause. Sie sog die scharfe Lust der winterlichen Wälder wie Balsam ein. Hätte sie Wolfsgeheul gehört, es würde ihr wie eine heimatliche Weise geklungen haben.

Aussi la Bucovine figure-t-elle bel et bien une Heimat réconfortante qui lui offrait toutes ses richesses pour qu’elle vive pleinement et qu’elle aille toujours de l’avant.

Rezzori en fournit des preuves dans Neiges d‟antan. À l’inverse de la mère de Rezzori, qui,

coupée de Vienne, se sentait abandonnée et présentait un caractère hypocondriaque, Kassandra se distinguait par sa vitalité quasi animale, par une « vitalité de lutin,

bizarrement grimaçante qui lui était propre, et une énergie irrésistible191 ».

Son inscription dans la terre bucovinienne qui transparaissait dans sa communion avec la nature la remplissait d’une sérénité et d’une force, qui, contrairement à ses maîtres

autrichiens, l’aidèrent à braver les crises et les pires dangers192. Elle incarnait une énergie

vitale insoumise et extraordinaire, qui, grâce à son lien avec sa terre, parvenait à repousser

les puissances mortifères de l’Histoire193.

II. 2. B. 2. c. Une pluralité enrichissante

Parce que Kassandra était directement reliée à sa Heimat, elle se nourrissait de la substance

même qui constituait sa terre. Elle est ainsi, pour Rezzori, le symbole de la Bucovine, voire

« l’essence des lieux, une manière de génie tutélaire194 ». Son identité reflétait directement

l’altérité d’un pays, qui, grâce à Kassandra, devint synonyme d’une extrême richesse pour l’auteur. En ce sens, « elle seule [Kassandra] focalise l’ensemble des innombrables traits

qui font de Czernowitz une matrice foisonnante195 », c’est-à-dire l’espace d’une pluralité

capable de transcender les frontières où l’identité et la vie procèdent de l’ouverture à ce qui est autre et à l’Autre.

- la langue, reflet et véhicule de la pluralité de la Bucovine

Divers éléments permettaient à Kassandra de revendiquer les bénéfices de sa pluralité, à commencer par la nature de la langue qu’elle maniait pour évoluer et s’affirmer à

191 NA, p. 18. BS, p. 11: […] mit ihrer koboldhaften, bizarr grimassierenden Lebendigkeit, deren Energie niemand sich zu entziehen vermochte.

192 Ce fut notamment le cas lors de l’exil de la famille pendant la Première Guerre mondiale. Kassandra fut la seule à faire preuve de bon sens et de calme, assurant ainsi la survie de ses maîtres. Contrairement aux membres de la famille, elle ne perdit en outre rien de sa superbe ni de sa vitalité après 1918 alors que ses maîtres subirent, comme nous le préciserons plus tard, une régression dans une province en proie à de nombreux changements.

193 Kassandra goûta cette force et cette liberté durant toute la période que Rezzori passa à Czernowitz et marqua ainsi son lien avec la Bucovine. Elle fut néanmoins rattrapée par l’Histoire dont elle subit le pouvoir de déconstruction lors de la Seconde Guerre mondiale. De fait, elle disparut sans laisser la moindre trace. Sans doute avait-elle été victime des attaques meurtrières perpétrées par les Russes dans la région durant le conflit.

194 WESTPHAL, Bertrand, Czernowitz ou les limites de l‟autobiographie, op. cit., p. 151.

Czernowitz. Alors qu’elle n’aurait dû recourir qu’à l’allemand, Kassandra continuait de parler son propre idiome. L’originalité de celui-ci résidait dans le fait qu’il constituait une synthèse de toutes les langues parlées dans la région. En effet, nous apprenons qu’elle « mélangeait [le roumain et le ruthène] en y mêlant des bribes de toutes les autres langues en usage chez nous. […] Il [l’idiome de Kassandra] avait été ramassé un peu partout, si bien que son secret était quelque peu percé ; il n’en était cependant pas plus facile à analyser. Il avait pour base un allemand qui n’avait jamais été ni bien ni complètement appris, et dont les lacunes étaient comblées à l’aide de mots et de tournures appartenant à toutes les autres langues parlées en Bucovine. Ainsi un mot sur deux était-il ruthène, roumain, polonais, russe, arménien ou yiddish ; j’ai même trouvé des termes hongrois et

turcs196 ».

En se servant du « manteau d’Arlequin de sa langue [qui] était composé de mille

rapiéçages bariolés197 », Kassandra s’ouvrait à « l’universalité éclatée198 » que composait

la population plurinationale de Czernowitz, creuset de nationalités et de cultures. Grâce à

son « langage ouvert sur le multiple199 », elle manifestait sa volonté et sa capacité

d’enrichir son identité dont la puissance procédait de son désir même de métissage. Comme elle la reliait directement à la Bucovine plurielle, sa langue hétérogène constituait

une « dimension de la Heimat200 » à part entière.

196 NA, p. 59. BS, p. 49: Sie vermengte die beiden Sprachen und mischte darunter Brocken aus allen anderen ein, die bei uns in Umlauf waren. […] ein Geheimidiom innerhalb unserer allgemeinen Umgangssprache, aber dermaßen aus allen Winkeln zusammengefegt, dass das Geheimnis gewissermaßen löchrig, darum doch nicht leichter aufzuschlüsseln war. Der Hauptteil dieses Idioms war ein niemals richtig und zur Gänze erlerntes Deutsch, dessen Lücken ausgefüllt waren mit Wörtern und Redewendungen aus sämtlichen anderen Zungen, die in der Bukowina gesprochen wurden. So war jedes zweites oder drittes Wort entweder ruthenisch, rumänisch, polnisch, russisch, armenisch oder jiddisch; auch ungarische und türkische habe ich gefunden.

197 NA, p. 60. BS, p. 51: […] ihr Sprachkleid [war] aus tausend bunten Flicken zusammengesetzt.

Rezzori se souvient également de la richesse linguistique de la Bucovine dans Murmures d‟un vieillard : « J’ai dans l’oreille la confusion des langues de ce pays fabuleux : roumain, ukrainien, allemand, yiddish, polonais, russe, magyar, truc, arménien, tsigane. Une Babel dans laquelle, grâce à un amalgame localement bien ancré de profonde sympathie et de connaissance cynique du monde, tout le monde se comprenait ». MV, p. 60. GG, p. 35: Ich habe das Sprachgewirr jenes fabulösen Landes im Ohr: rumänisch, ukrainisch, deutsch, jiddisch, polnisch, russisch, madjarisch, türkisch, armenisch, zigeunerisch. Ein Babel, in dem dank eines bodenständigen Amalgams von tiefempfindender Anteilnahme und zynischer Welterkenntnis jeder jeden verstand.

198 WESTPHAL, Bertrand, Czernowitz ou les limites de l‟autobiographie, op. cit., p. 151.

199Ibid., p. 147-162. Ici, p. 151.

200 SPINEI, Cristina, Über die Zentralität des Peripheren: Auf den Spuren von Gregor von Rezzori, op. cit., p. 165: So wird Sprache als Dimension der Heimat gefeiert, […]. C. Spinei précise cet argument de la manière suivante : « La dimension territoriale de la langue que révèlent les textes est un principe clé d’un critère d’identification reposant sur la langue qui joue un rôle déterminant dans la relation à la Heimat ».

Rezzori semble attribuer à Kassandra et à sa langue rapiécée de toutes parts une dimension utopique. Fière de son caractère hybride et de ses origines plurielles, qui transformaient la

nature diffuse de son identité201 en une force, elle tendait à effacer les divisions et à réunir

les contraires. Ce goût naturel et profond du mélange que lui inculquait la Bucovine la poussait à prendre en compte la complexité de la réalité qu’ignoraient ses maîtres prisonniers d’un schéma de pensée qui était stérile parce qu’il était uniforme et équivalait par là même à un déterminisme aveuglant.

- tolérance et accueil de l’Autre

Autre conséquence de cette ouverture à une altérité que l’auteur présente, à travers

Kassandra, comme un facteur d’enrichissement dans Neiges d‟antan : elle renforçait et

consacrait l’humanité de la nourrice. En effet, un tel esprit d’ouverture éradique la peur de l’Autre, quel qu’il soit, et suscite la volonté de venir à sa rencontre.

L’attitude de Kassandra l’illustre. De fait, elle se distinguait par sa curiosité d’autrui. Arrogants envers les membres des groupes nationaux non germanophones, les parents de Rezzori se retranchaient tant physiquement que linguistiquement dans leur monde où ils