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Écrivain négligé par la critique germanophone14 et quasiment absent des

dictionnaires de littérature, Rezzori n’a fait l’objet que d’un nombre restreint d’études

14 En Allemagne, on associe le nom de l’auteur aux Histoires du pays du soleil couchant [Maghrebinische Geschichten]. Il s’agit d’un recueil d’anecdotes que Rezzori avait lues à la radio dans les années 1950. Il remporta un franc succès grâce à leur ton ironique qui contrastait avec l’atmosphère lourde de l’après-guerre. L’auteur a déploré à plusieurs reprises que ses autres textes soient restés dans l’ombre de ce recueil qu’il ne cessa toutefois pas d’enrichir au fil des années.

REZZORI, Gregor von, Histoires du pays du soleil couchant [1953]. Traduit de l’allemand par Christian Richard. Paris, Salvy, 1994 pour l’édition française. Maghrebinische Geschichten [1953]. 41. Auflage. Reinbeck bei Hamburg, Rowohlt, 2001.

Les contributions qu’il fit dans le Kurier de Vienne ainsi que dans les revues Playboy et Elle et qu’il reconnaît lui-même avoir abordées comme de simples activités de gagne-pain lui valurent l’étiquette peu flatteuse de dilettante. Elle sonne comme un jugement à l’emporte-pièce. Mais l’auteur la cultiva lui-même, non sans autodérision ni désinvolture, par son goût de la provocation et par son existence de dandy.

En revanche, Rezzori obtint un accueil plus positif aux États-Unis, en Angleterre, en France et en Italie où l’on a traduit son triptyque autobiographique ainsi que ses principales œuvres de fiction.

littéraires15. Leurs auteurs ont dégagé des pistes de recherche intéressantes que nous entendons intégrer et développer dans notre réflexion. Menées dans le cadre de manifestations scientifiques spécifiques, ces contributions se limitent à chaque fois à un texte précis et se partagent en deux grands ensembles. D’un côté, celles qui s’intéressent à la manière dont Rezzori envisage l’écriture de l’Histoire au vingtième siècle, afin de mesurer la valeur du témoignage que l’auteur apporte sur le passé. De l’autre côté, celles qui se concentrent sur la quête identitaire qu’il entreprend dans et grâce à l’écriture de l’intime.

15 On dispose actuellement de cinq publications dédiées à Rezzori.

G. Köpf fut le premier à rassembler des contributions sur l’œuvre de l’écrivain autrichien. À deux exceptions près, ces dernières se réduisent à de simples introductions aux textes choisis. On y trouve également une bibliographie qui recense les articles de presse qui accompagnèrent, dans l’espace germanophone, la parution des différentes productions de l’auteur.

KÖPF, Gerhard (Hg.), Gregor von Rezzori. Essays, Anmerkungen und Erinnerungen. Oberhausen, Verlag Karl Maria Laufen, 1999.

Il en va de même dans l’édition de la revue littéraire die horen dédiée à Rezzori.

MORAWIETZ, Kurt (Hg.), die horen. Zeitschrift für Literatur, Kunst und Kritik. Hannover, 35. Jahrgang, 3. Quartal 1990, Ausgabe 159.

Les Actes du premier colloque consacré à Rezzori en 2001, en France, ont été réunis par J. Lajarrige. Ils ont apporté une impulsion dans le travail de mise en lumière d’un auteur délaissé jusqu’alors par la critique. En effet, ils ont démontré la diversité et la complexité de l’œuvre de Rezzori qui fut à la fois romancier, autobiographe, feuilletoniste, journaliste et homme de cinéma.

Gregor von Rezzori. Austriaca n°54. Études réunies par Jacques Lajarrige. Rouen, Presses de l’Université de Rouen. Cahiers Universitaires d’Information sur l’Autriche, 2002.

C’est ce même éclectisme que l’on souligna lors du second colloque international destiné à promouvoir l’œuvre de Rezzori. Il s’est déroulé en Italie en 2004. Les Actes ont été publiés, en italien, par A. Landolfi.

Memoria e disincato. Attraverso la vita e l‟opera di Gregor von Rezzori. A cura di Andrea Landolfi. Macerata, Quodlibet, 2006.

L’ouvrage le plus récent correspond à la traduction en allemand de la thèse de doctorat intitulée Despre centralitatea perifericului: pe urmele lui Gregor von Rezzori que Cristina Spinei a soutenue en 2010, sous la direction d’A. Corbea-Hoisie à l’Université Alexandru Ioan Cuza de Iassy.

Cette étude constitue un tournant dans la recherche rezzorienne. Première thèse consacrée à Rezzori, elle s’appuie, contrairement aux contributions ponctuelles dont nous disposons, sur plusieurs ouvrages clés de l’écrivain. C. Spinei entend démontrer la richesse de l’œuvre de l’auteur dont elle prend la défense contre ses détracteurs désireux de le présenter comme un dilettante. Son but est d’analyser le développement de l’identité centre-européeenne de Rezzori qu’elle aborde sous trois aspects interdépendants à ses yeux : les stratégies de mise en scène du « je » de l’auteur, l’image de la Heimat-Bucovine et l’inscription de Rezzori dans l’espace centre-européen.

C. Spinei considère que l’identité centre-européenne de l’écrivain ne repose sur aucun fondement stable ni absolu qui aurait pu constituer un centre. Son identité procède, au contraire, d’une dynamique qui anime l’auteur et le met sans cesse au défi de s’ouvrir à l’Autre pour se construire et se rencontrer lui-même. C’est la conclusion qu’elle tire de l’examen des différentes stratégies scripturaires de l’auteur. En effet, ce dernier oscille entre révélation et invention de soi en explorant les registres référentiels et non référentiels et en livrant des œuvres que C. Spinei choisit de lire comme autant d’autofictions, soit biographiques, soit fantastiques.

Le lien de Rezzori avec sa terre natale et plus généralement l’espace centre-européen marqué par une dichotomie centre / périphérie confirme, pour l’auteur de cette étude, qu’il n’a eu de cesse de sonder et de remettre en question les frontières de son « je » dont la réalité procède, selon elle, essentiellement du mélange entre son héritage autrichien et de ses rencontres avec l’Autre dans un espace pluriculturel hétérogène et soumis à de vives tensions qu’elle précise dans une perspective historique.

SPINEI, Cristina, Über die Zentralität des Peripheren. Auf den Spuren von Gregor von Rezzori. Berlin, Frank&Timme, 2011.

Axées majoritairement sur Neiges d‟antan dédié au monde de l’enfance et sur des autofictions dont le décor est également planté en Europe orientale, la plupart des contributions sur l’écriture rezzorienne de l’Histoire se focalisent sur l’héritage mitteleuropéen de l’auteur. Elles choisissent une approche interculturelle, afin de voir comment cet écrivain déraciné se positionne par rapport à l’ensemble géographique, historique et culturel complexe que constitue la Bucovine.

Dans l’étude qu’elle consacre aux traces de la présence allemande et autrichienne en

Europe de l’Est, V. Glajar16 intègre les textes autobiographiques de quatre auteurs

originaires des confins qui ont tous écrit en allemand : Rezzori, spectateur à Czernowitz de la fin de l’empire habsbourgeois et de la roumanisation de la Bucovine, Hilsenrath, témoin de l’anéantissement de la minorité juive durant l’holocauste en Transnistrie, Pedretti, qui décrit l’expulsion des Allemands hors de la Tchécoslovaquie à cause de leur collaboration avec le régime nazi et H. Müller, qui relate la dictature de Ceausescu.

V. Glajar affirme que les textes autobiographiques de ces écrivains montrent d’une part la diversité des images dont on dispose sur cette région, d’autre part qu’ils illustrent les tensions ethniques entre germanophones et autochtones qui ont jalonné le vingtième siècle et dont les conséquences furent souvent tragiques. De plus, ils éclairent l’impact des événements politiques sur l’appartenance nationale et l’identité des auteurs qui ont assisté au déclin de l’ancienne élite germanophone réduite à une position subordonnée.

V. Glajar entend ainsi souligner la dimension historique de Neiges d‟antan. Il est selon elle

bien plus qu’un recueil de souvenirs d’enfance empreint de nostalgie, car l’auteur y soulève plusieurs questions sur la loi autrichienne et sur le statut de la Bucovine au sein de l’empire austro-hongrois. Nous rejoignons V. Glajar qui pose que Rezzori aspire à dénoncer le caractère mythique, au sens de mensonger, du programme habsbourgeois. Pour lui, la présence autrichienne en Bucovine équivalait à une forme de colonialisme.

Nous nous proposons de voir comment la déconstruction du mythe habsbourgeois à travers

celle du mythe de la « civilisation de Czernowitz », qu’outre V. Glajar, J. Le Rider17 et P.

S. Scheichl18 considèrent aussi comme une constante dans l’écriture rezzorienne de la

Heimat, s’inscrit dans la stratégie globale de l’écriture de l’Histoire choisie par l’écrivain.

16 GLAJAR, Valentina, The German legacy in East Center Europe as recorded in recent German-language literature. New York, Cadmen House, 2004.

17 LE RIDER, Jacques, Mémoires d’un antisémite et Neiges d’antan de Gregor von Rezzori ou la démystification du mythe habsbourgeois, in Gregor von Rezzori. Austriaca n°54, op. cit., p. 107-116.

18 SCHEICHL, Sigurd Paul, „Das Leben spielt sich in Satiren ab“. Satirisches in Gregor von Rezzoris

Les recherches de C. Magris et de K. Jastal contiennent d’autres pistes intéressantes pour éclairer ce point parce qu’ils abordent tous deux la représentation du passé chez Rezzori également dans une perspective comparatiste, en l’opposant cependant à des auteurs

appartenant à des époques différentes19.

Le critique italien20 classe ainsi Rezzori parmi les auteurs, qui, de K. E. Franzos à J. Roth,

ont construit, selon lui, le mythe habsbourgeois. S’appuyant sur Une hermine à

Tchernopol, C. Magris affirme que le regard ironique que Rezzori21 pose sur le passé, notamment à travers la description d’individus désorientés par la fin de l’ère habsbourgeoise, n’aurait pas empêché l’auteur d’idéaliser cet univers perdu.

Dans l’ouvrage qu’elle consacre au monde de l’enfance tel que l’ont figuré trois écrivains

germanophones originaires des confins, K. Jastal22 aboutit à une autre conclusion.

Elle y analyse tour à tour l’autobiographie de G. v. Rezzori, celle d’E. Canetti et celle de M. Sperber, qui ont en commun de s’être penchés sur leur enfance à l’automne de leur vie et de situer leur vocation, voire leur mission d’écrivain dans leur expérience du déracinement et de la dissolution de leur espace-temps identitaire originel. Elle opte aussi

pour une perspective comparatiste dans un article23 où elle étudie les fondements de la

pensée bucovinienne de Rezzori.

Il émane de ces travaux qu’à la vision idéalisée que P. Celan, R. Ausländer, E. Hilsenrath

ou encore A. Gong transmettent de Czernowitz24 s’opposent la lecture critique que Rezzori

fait de la prétendue pluriculturalité de sa ville natale et son témoignage sur l’antisémitisme

latent dans cette région. Selon K. Jastal, l’intérêt de Neiges d‟antan résiderait en outre dans

19 C’est aussi, dans une moindre mesure, l’orientation que F. Rinner a choisie. Pour conforter sa thèse d’une écriture régionaliste mitteleuropéenne, elle rappelle que bien qu’ils ne se connaissent pas et qu’ils soient originaires de pays différents, plusieurs auteurs de la région (par exemple M. Kundera) ont revendiqué leur identité mitteleuropéenne parce qu’ils sont conscients d’appartenir à une même tradition et à un même espace spirituel. Concernant Rezzori, elle considère son goût de l’absurde, son jeu avec la langue et sa tendance à l’autocritique comme des caractéristiques typiquement mitteleuropéennes de l’écrivain bucovinien.

RINNER, Fridrun, Ein Mitteleuropäer auf Wanderschaft: Gregor von Rezzoris Autobiographie Mir auf der Spur im mitteleuropäischen Kontext, in Gregor von Rezzori. Austriaca n°54, op. cit., p. 201-212.

20 MAGRIS, Claudio, Le mythe et l‟empire dans la littérature autrichienne moderne [1963]. Paris, L’Arpenteur, 1991.

21 L’ironie de Rezzori s’oppose à la nostalgie de Roth au moment de décrire le déclin de l’empire austro-hongrois.

22 JASTAL, Katarzyna, Erzählte Zeiträume; Kindheitserinnerungen aus den Randgebieten der Habsburgermonarchie von Manès Sperber, Elias Canetti und Gregor von Rezzori. Kraków, Aureus-Verlag, 1998.

23 JASTAL, Katarzyna, Bukowiner nationale Spielarten und Gregor von Rezzori, in Gregor von Rezzori. Austriaca n°54, op. cit., p. 91-106.

24 À l’inverse de ces auteurs qui ont été arrachés à la Bucovine, à cause de la politique antisémite qui fut appliquée dans la région des années 1920 jusqu’en 1945, Rezzori n’a pas vécu son exil (voulu) comme un traumatisme. Selon K. Jastal, cela expliquerait le regard lucide qu’il porte sur le passé alors que les autres écrivains qu’elle cite auraient cédé au geste d’une mythification du passé.

la volonté de l’auteur de rendre compte du délitement que sa famille a subi à Czernowitz au lendemain de la disparition de la monarchie austro-hongroise, synonyme de la perte

irréversible du fondement de son existence25. Ces arguments renforceraient donc

finalement la thèse selon laquelle Rezzori aurait refusé de céder à la tentation d’idéaliser le passé que sa nostalgie des origines aurait pu lui insuffler.

Il s’agira de voir comment la situation d’entre-deux de cet auteur du jour d’après, qui, parce qu’il n’a plus connu directement le monde d’avant, en devient un chantre partagé entre ironie et émotion, mais aussi son départ consenti à l’Ouest, à l’inverse d’autres écrivains de la région, l’amènent à porter un regard intransigeant sur la Bucovine et l’obligent, c’est l’hypothèse que nous formulons, à sans cesse interroger le passé et son propre ancrage pour, sinon revendiquer, du moins définir le lien complexe qui l’unit à Czernowitz.

Les dernières contributions dont nous disposons sur ce thème analysent plus spécifiquement les ressorts que l’héritier et le passeur de ce monde disparu a imaginés pour se remémorer et mettre en forme la Bucovine, c’est-à-dire les mécanismes de son écriture mémorielle.

B. Westphal26 présente l’extrême liminalité de la Bucovine à cause de l’absence de critères

géologiques, politiques, culturels et ethniques sûrs, son extrême hétérogénéité due à la multiplication des césures géopolitiques ainsi que le déracinement concret de l’auteur comme les éléments qui expliquent pourquoi Rezzori figure sa région natale comme un espace de déterritorialisation. Nous tenterons de dégager les modalités d’une telle représentation et ses conséquences au niveau de la définition et de l’écriture de son identité.

A. Corbea-Hoisie27 se concentre sur le traitement que Rezzori réserve à la Bucovine dans

Histoires du pays du soleil couchant. Il affirme quant à lui que l’écrivain apporte dans ce texte un nouvel éclairage sur la théorie des lieux de mémoire formulée bien plus tard, dans les années 1990. Dans ce recueil d’anecdotes que l’on se transmettait de génération en génération dans cette région, l’auteur reconnaît sans détour, dès la dédicace qu’il fait à sa

25 J. Roth décrit aussi ce phénomène, notamment dans La Marche de Radetzky. K. Jastal et C. Magris se rejoignent sur ce point. Le critique italien lit dans la représentation de l’éclatement du sujet l’une des constantes de la littérature autrichienne.

ROTH, Joseph, Radetzkymarsch. In: Joseph Roth Werke 5. Romane und Erzählungen 1930-1936.

Herausgegeben und mit einem Nachwort von Fritz Hackert. Köln, Kiepenheuer & Witsch, 1990.

26 WESTPHAL, Bertrand, Czernowitz ou les limites de l‟autobiographie. Neiges d’antan de Gregor von Rezzori, in Gregor von Rezzori. Austriaca n°54, op. cit., p. 147-162.

27 CORBEA-HOISIE, Andrei, „Maghrebinien“ Ŕ ein Gedächtnisort ex negativo, in Gregor von Rezzori. Austriaca n°54, op. cit., p. 11-24.

Heimat disparue, que cette dernière n’existe plus que sous la forme d’un lieu de mémoire. La matérialité du passé réside ainsi uniquement dans ce que l’on en dit. La Bucovine y devient une sorte d’allégorie. Mais, A. Corbea-Hoisie montre que l’écrivain ne cède pas pour autant à la tentation d’une métaphore merveilleuse de sa terre natale, car on observe un dilemme constant entre la reprise d’éléments mythiques et leur remise en cause critique. Il s’oppose ainsi à C. Magris qui lit dans l’aversion de Rezzori du nationalisme en Bucovine le signe de son engagement en faveur du contraire du nationalisme, à savoir la Mitteleuropa habsbourgeoise supranationale que l’écrivain ne pourrait donc pas, selon le critique italien, s’empêcher de conter avec nostalgie, malgré son ironie et son recul. A. Corbea-Hoisie, dont nous partageons la position, signale deux éléments qui détruisent la thèse d’une transformation finalement merveilleuse de la Bucovine. D’abord le phénomène, que C. Magris ne prend pas en considération, de la non-identité entre narrateur et auteur qui préserve ainsi son autonomie subjective et revendique sa conscience permanente des frontières qui séparent réel et imaginaire. Ensuite, la dimension grotesque que revêt le recueil. Elle équivaut à une logique d’inversion grâce à laquelle Rezzori révèle les valeurs et les codes de cet espace indispensables à une identification qu’il appelle ainsi à relire de manière critique.

Enfin, S. P. Scheichl28 a mis en évidence le rôle clé de l’ironie dans l’écriture de l’Histoire,

en particulier celle de la Bucovine en se basant sur l’autofiction de 1958 intitulée Une

hermine à Tchernopol que Rezzori avait conçue comme un hommage à la ville de son enfance. S. P. Scheichl montre que l’écrivain n’avait pas d’autre choix que de recourir à l’ironie. Il le fit non pas tant pour tourner en ridicule les représentants et les valeurs devenues anachroniques d’un monde qui n’existe plus que pour se protéger lui-même. De fait, l’écrivain y prouve, selon le critique, que l’ironie l’aide à surmonter le deuil d’une réalité gommée par l’Histoire parce qu’elle l’empêche de verser dans l’écueil du sentimentalisme inhérent à toute remémoration du passé dans l’écriture.

Notre objectif sera d’analyser les rouages et l’impact d’une telle ironie que Rezzori retourne finalement en un sens contre lui-même et, au-delà, contre tous ceux qui entreprennent une démarche mémorielle dans l’espoir d’assumer les ruptures imposées par l’Histoire.

La prise en compte des autres césures qui, outre celle de la perte de la Heimat, jalonnent

son œuvre et qui n’ont guère encore été examinées (l’Anschluss, la Seconde Guerre

mondiale, le procès de Nuremberg) nous permettra de mesurer de quelle manière l’Histoire met, de manière générale, Rezzori au défi d’interroger le rôle et l’éthique de l’écrivain. Nous nous demanderons quelle solution il envisage pour assumer les innombrables décrochages qui participent de la fragmentation de la réalité.

Selon J. Lajarrige29, l’Anschluss de mars 1938, qui est un objet d’esthétisation et un moteur

de son écriture, est l’événement dont la représentation littéraire éclaire le lien que Rezzori a entretenu avec l’un de ses autres espaces identitaires lui aussi bouleversé par l’Histoire : l’Autriche.

Après avoir expliqué comment il intègre l’Anschluss dans la trame de La mort de mon

frère Abel, il démontre, grâce notamment à l’analyse de l’intertexte biblique, que l’auteur récuse l’interprétation victimaire du passé que le pays avait choisie. À l’inverse de Canetti, qui tait les événements de mars 1938, Rezzori reprend, en réponse, d’après J. Lajarrige, au silence de ce dernier et à son essai sur le pouvoir dangereux de la masse, le récit de l’annexion, de manière quasi obsessionnelle, mais cependant toujours différemment, dans son œuvre, pour montrer la nécessité d’un devoir de mémoire lucide que l’Autriche a

déniée30. Pareille attitude inspire à l’auteur un sentiment d’étrangeté et de

non-appartenance bien que lui-même ne condamne ses propres manquements au moment de l’Anschluss que dans Murmures d‟un vieillard, paru en 1994.

On déduit de ces différentes contributions une cohérence dans le travail mémoriel de Rezzori dans la mesure où il fait preuve d’une grande lucidité au moment de cultiver et de transmettre le souvenir d’un passé synonyme de ruptures et de pertes. Nous nous efforcerons d’éclairer la position que Rezzori atteint, à la fois en tant qu’individu et en tant qu’écrivain, en adoptant pareille stratégie. Il nous faudra donc montrer comment et pourquoi il intègre la mémoire et l’écriture de l’Histoire dans sa réflexion identitaire que l’autre grand ensemble d’études dont nous disposons envisage strictement sous l’angle des conditions et des moyens de l’écriture de l’intime.

29 LAJARRIGE, Jacques, Rezzori face à l‟Histoire : Vienne, mars 1938, in Gregor von Rezzori. Austriaca

n°54, op. cit., p. 163-184.

30 Rezzori éprouva le même sentiment d’incompréhension et témoigna d’une même attitude critique face à l’Allemagne, qui, après 1945, avait choisi, selon lui, de se complaire dans la normalité retrouvée, sans en