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B. Comment aborder les écritures de soi non référentielles ?

CHAPITRE I : Approche théorique des écritures de soi

I. 1. B. Comment aborder les écritures de soi non référentielles ?

Comme Rezzori s’est employé à traiter la question identitaire en brouillant les frontières entre écriture référentielle et non- ou semi-référentielle, notamment pour forger le concept d’« autobiographie hypothétique » et pour aborder ses déchirures identitaires dans le cadre d’autofictions où il projette des doubles de lui-même, nous prendrons aussi en compte les études qui sont consacrées à cet autre ensemble des écritures de soi. Nous pourrons ainsi analyser les raisons qui ont conduit l’auteur à explorer des registres apparemment antithétiques en nous demandant s’il faut y lire une complémentarité ou un moyen de renouveler et d’élargir son espace autobiographique.

I. 1. B. 1. Définitions de l’autofiction

Les travaux consacrés à l’autofiction viendront nourrir notre réflexion.

S. Doubrovsky, qui introduisit le terme sur le quatrième de couverture de son livre Fils85

en 1977 et le théorisa dans un article de 1980 intitulé Autobiographie. Vérité.

Psychanalyse. Autobiographiques. De Corneille à Sartre, considère cette « fiction constituée d’événements et de faits strictement réels, si l’on veut, autofiction d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman

traditionnel ou nouveau86 » comme « une forme particulière de l’autobiographie, dans sa

version contemporaine87 ».

85 DOUBROVSKY, Serge, Fils [1977]. Paris, Gallimard, 2001.

86 DOUBROVSKY, Serge, Autobiographie. Vérité. Psychanalyse. Autobiographiques. De Corneille à Sartre. Paris, Presses Universitaires de France, 1988.

Son statut s’avère problématique. Récit dont auteur, narrateur et protagoniste partagent la même identité nominale et dont l’intitulé générique indique qu’il s’agit d’un roman, l’autofiction repose sur un pacte contradictoire, à la différence du pacte romanesque ou du pacte autobiographique qui sont eux univoques. Ni autofabulation ni roman autobiographique (dans lequel l’auteur utilise certains épisodes de sa vie, mais en se cachant derrière des personnages fictifs), mais intrication de l’autobiographique et du romanesque, elle relève d’un genre hybride où il est difficile de distinguer entre le sujet de l’énoncé et celui de l’énonciation. Ni autobiographie ni roman, l’autofiction s’inscrit dans un entre-deux. Elle correspond à la fiction de faits strictement réels, donc à une histoire qui n’a jamais eu lieu concrètement et dont la seule réalité est le discours dans lequel elle se déploie :

Un curieux tourniquet s’installe alors. […] Ni autobiographie ni roman, donc, au sens strict, il [le texte] fonctionne dans l’entre-deux, en un renvoi incessant, en un lieu

impossible ailleurs que dans l’opération du texte88.

L’autofiction remet donc en cause la notion de vérité, qui, dans le cadre de cette écriture hybride, n’est pas de l’ordre d’une copie conforme, d’une adhésion au réel. Autrement dit, l’autofiction repose sur le principe selon lequel le sens d’une vie n’est pas à découvrir, mais à inventer. Il doit être construit.

Le but de cette esthétique double du voile et de la révélation consiste à multiplier les pistes, afin de complexifier l’image de soi, dont on ne saurait attendre qu’elle soit plus vraie, mais plus riche. S. Doubrovsky relève plusieurs causes à l’origine de ce phénomène : le caractère désormais illusoire, dans l’ère du soupçon, des critères de vérité et de sincérité de l’autobiographie classique, la fragmentation du moi coupé de la conscience immédiate de soi par le voile obscur de l’inconscient postfreudien et la remise en cause du sujet traditionnel.

Mais la définition que S. Doubrovsky propose de la nature et de la visée de l’autofiction ne

fait pas l’unanimité. Premier chercheur à avoir consacré une thèse à l’autofiction89, V.

La définition citée se trouve dans le prière d’insérer qu’on trouve sur le quatrième de couverture.

87 DOUBROVSKY, Serge, Ne pas assimiler autofiction et autofabulation, in Le magazine littéraire, n°440, mars 2005, p. 28. Dans cette contribution, S. Doubrovsky défend la thèse selon laquelle l’autofiction ne relève pas uniquement de l’affabulation. Selon lui, elle constitue une alternative contemporaine à l’autobiographie qui présente des lacunes indépassables.

88 DOUBROVSKY, Serge, Autobiographie. Vérité. Psychanalyse, op. cit., p. 69-70.

89 COLONNA, Vincent, L‟autofiction. Essai sur la fiction de soi en littérature. Paris, EHSS, Thèse sur microfiche, 1989.

Colonna récuse l’hypothèse selon laquelle l’autofiction ne serait qu’une autobiographie masquée qui pratiquerait un jeu de condensations et de déplacements réorganisant le temps de la vie en un temps de la narration.

Il réclame, à l’inverse de S. Doubrovsky, une production et une réception purement fictionnelles de cette forme d’écriture de soi :

[…] la fictionnalisation de soi consiste à s’inventer des aventures que l’on s’attribuera, à donner son nom d’écrivain à un personnage introduit dans des situations imaginaires. En outre, pour que cette fictionnalisation soit totale, il faut que l’écrivain ne donne par à cette invention une valeur figurale ou métaphorique, qu’il n’encourage pas une lecture

référentielle qui déchiffrerait dans le texte des confidences indirectes90.

Selon V. Colonna, l’autofiction offre un espace propice à l’autofabulation et constitue ainsi une mythomanie littéraire. Rejetant les arguments des critiques qui la présentent soit

comme une modélisation mineure du pacte autobiographique91, soit comme une entreprise

liée à l’avènement de la psychanalyse ou encore comme un genre postmoderne spécifique

du vingtième siècle92, V. Colonna déplore l’absence de définition homogène. Pourtant, il

n’a pas la prétention de formuler une théorie de l’autofiction, qui, selon lui, correspond à une nébuleuse où se mêleraient plusieurs types de discours (didactiques, satiriques, de comédie, de drames et de nouvelles, de romans et d’autoportraits imaginaires). Convaincu que « le seul trait dessinant la frontière domaniale de cette grande forme d’affabulation est

la métamorphose de l’auteur qui est multiple93 », le critique plaide dans son étude intitulée

Autofiction et autres mythomanies littéraires en faveur d’une extension maximale du champ de l’autofiction. Il ne retient que deux critères, à savoir le statut du personnage comme double fictif de l’auteur et le statut modal du texte (vraisemblable ou franchement

irréel). En outre, il propose de distinguer entre l’autofiction fantastique94, l’autofiction

biographique95, l’autofiction spéculaire96 et l’autofiction intrusive ou auctoriale97. V.

90 COLONNA, Vincent, L‟autofiction, op. cit., p. 3.

91 C’est la position de P. Lejeune.

92 Selon V. Colonna, la tradition littéraire et philosophique dont relève l’autofiction fut initiée par Lucien de Samosate, né en 120 après J. C. Sophiste de la seconde Sophistique, Samosate est l’auteur d’une autofiction fantastique. Son personnage se pose comme une transformation fantastique de lui-même. V. Colonna en conclut que l’autofiction n’est pas une conséquence de la modernité, ni de la montée de l’individualisme, ni de la crise du sujet, ni un produit de la psychanalyse. On ne saurait expliquer son développement par aucune nécessité historique ou pression culturelle contemporaine.

93 COLONNA, Vincent, Autofiction et autres mythomanies littéraires, op. cit., p. 72.

94 L’autofiction fantastique implique un écart irréductible entre la vie et l’écriture. L’artiste y devient irréel.

95 Dans l’autofiction biographique, l’écrivain est le héros de son histoire. Mais il affabule son existence à partir de données réelles et s’invente ainsi une nouvelle vie.

Colonna conclut que les stratégies autofictives98 les plus efficaces sont hybrides, soulignant ainsi le caractère flottant des catégories qu’il a énoncées.

I. 1. B. 2. Les stratégies de l’autofiction et de l’hétéronymie

Pour interroger le choix de Rezzori d’explorer la voie semi-référentielle de l’écriture de soi et l’originalité du concept d’autobiographie hypothétique, nous prendrons en considération les stratégies de l’autofiction et de l’hétéronymie.

P. Vilain99 formule plusieurs arguments destinés à réhabiliter ce type d’écriture de soi que

d’aucuns estiment uniquement destiné à servir la stratégie d’auto-valorisation d’auteurs narcissiques épris de leur personnalité. Il souligne le fait que l’autofiction ne se contente pas d’inventer des personnages ni de raconter leur histoire. La faculté fabulatrice s’y prend elle-même pour objet. Nous aspirons en conséquence à mesurer l’impact de la mise en abyme du geste scripturaire inhérente à ce type d’écriture de soi dans l’œuvre de Rezzori, donc de sa dimension métatextuelle. On se demandera si elle prend l’avantage sur le questionnement identitaire ou si, au contraire, elle contribue à le nourrir et à l’approfondir de manière décisive.

P. Vilain relève également que l’autofiction présente un enjeu didactique, car le lecteur est en mesure de s’identifier avec l’auteur-narrateur-personnage, qui est ancré dans une société, une époque, une culture, et, par conséquent, de ressentir ainsi la volonté de l’auteur d’accueillir autrui dans l’espace scripturaire. Aussi pourra-t-on se demander si une telle voie facilite davantage la mission de témoin de l’Histoire que Rezzori revendiquait.

Outre le fait de traduire un désir d’extimité, l’autofiction permet d’aborder la problématique de l’identité sous un angle original. Invention littéraire de soi, elle implique selon P. Vilain la possibilité d’éclairer l’essence du « je » en jouant paradoxalement la carte de la multiplication de soi-même. Parce qu’elle invite le « je » à devenir autre que

96 L’autofiction spéculaire repose sur le reflet de l’auteur ou du livre dans le livre. Elle accorde le premier rôle non pas à l’auteur, mais à l’écriture en train de s’élaborer.

97 Dans l’autofiction intrusive ou auctoriale, l’écrivain n’est pas un personnage, mais un narrateur-auteur, un énonciateur extérieur au sujet. La fonction narrative lui donne la possibilité de moduler son attitude par rapport à l’histoire racontée et d’être ainsi un héros surnuméraire qui n’a aucun rôle, mais qui complique le texte.

98 Signalons qu’on pourra également s’appuyer sur les travaux de P. Gasparini qui inclut quant à lui le phénomène de l’hétéronymie parmi les formes de l’écriture de soi non référentielles. Il précise que l’hétéronymie basée sur le principe d’un jeu spéculaire entre l’auteur et le narrateur-personnage se distingue de l’autofiction par la non-identité entre auteur et narrateur-héros.

GASPARINI, Philippe, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction. Paris, Éditions du Seuil, 2004.

même pour saisir ses potentialités100 et donc appréhender une dimension plus authentique de lui-même, grâce au jeu de la dispersion de soi et de la fabulation, elle suggère qu’identité et altérité sont indissociables. Il faudra voir si Rezzori envisage la quête de l’identité comme la quête de l’Autre et de l’autre en soi en s’engageant sur la voie autofictionnelle. Une telle hypothèse supposerait que l’identité ne serait réellement perceptible que dans un mouvement, dans une dynamique que l’on cultive au contact de l’altérité.

L’essai de L. Mattiussi101 sur l’invention narrative de soi nous servira de support pour

apprécier le bilan de la quête identitaire de Rezzori par le biais d’écritures de soi non référentielles. Pour atteindre l’ipséité, que L. Mattiussi définit comme un moi pur libéré de tous les déterminismes, le « je » est appelé, d’après le critique, à emprunter le trajet de la fiction. Son postulat consiste à dire que le « je » devient celui qu’il est vraiment en réconciliant, grâce à la narration, découverte de soi et création de soi. Le « je » doit donc relever un défi exigeant : tenter de gagner son identité en se perdant. Il est appelé à dépasser toutes les déterminations extérieures et à renoncer à tous ses repères à travers le jeu des métamorphoses propres à la fiction. Le paradoxe d’une telle quête réside dans le fait qu’il faut refuser d’être quoi que ce soit et choisir la voie, négative, d’un devenir

impersonnel. Il s’agit d’assumer le choix d’une rupture radicale, qui est la condition sine

qua non d’un recommencement, synonyme de la découverte et de la réalisation des potentialités que l’individu porte en lui-même :

Dans les fictions de l’ipséité, les auteurs mettent à l’épreuve ce qu’ils sont et à l’essai ce

qu’ils pourraient ou auraient pu être102.

Notre objectif sera, d’une part, de voir si Rezzori tente de transformer son « je » en un foyer de tous les possibles, par le détour de la fiction et si sa stratégie d’écriture à mi-chemin entre réalité et fiction témoigne de sa foi de pouvoir appréhender une identité forcément plurielle grâce à la création. L’étude du rapport de ses personnages, qui parlent à la première personne, avec l’espace et le temps nous donnera des indices intéressants. Leur propension à la mobilité et à la transgression des frontières ainsi que la figuration de la

100 C’est notamment la thèse de S. Hubier qui considère l’autofiction comme la recherche de tous les possibles.

HUBIER, Sébastien, Littératures intimes. Les expressions du moi, de l‟autobiographie à l‟autofiction. Paris, Armand Colin, 2003.

101 MATTIUSSI, Laurent, Fictions de l‟ipséité. Essai sur l‟invention narrative de soi. Genève, Librairie Droz, 2002.

discontinuité de leur existence suggèreraient, dans la perspective de l’auteur, le consentement du sujet à devenir étranger à lui-même pour parvenir à se comprendre.

D’autre part, nous mettrons en regard cette stratégie de transposition fictive de soi103, qui

implique la simulation d’une énonciation autobiographique, sans prétendre à une stricte identité entre auteur et narrateur-personnage, avec les écritures référentielles de soi de Rezzori pour dégager l’imbrication des différentes strates d’un espace autobiographique élargi qui soulève la question du caractère progressif de l’appréhension, de la construction et de l’affirmation d’une image plurielle de soi légitime.