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A. La liminalité intrinsèque des territoires de l’Est

CHAPITRE I : Approche théorique des écritures de soi

II. 3. A. La liminalité intrinsèque des territoires de l’Est

Avant d’analyser les répercussions de l’entrecroisement de l’Histoire et de son destin sur l’enracinement que Rezzori recherche en Bucovine, un bref détour par l’image que l’on a coutume d’associer à cette région s’impose.

Il convient de rappeler, avec B. Westphal, que la lecture de l’identité de ce territoire a été problématique bien avant la multiplication des crises qui le frappèrent à partir de 1914. En effet, la Bucovine, entité créée de manière artificielle en 1775 au lendemain de la guerre entre la Russie et la Turquie, semble avoir toujours échappé à toute définition censée rendre compte de sa réalité parce que ses contours originels s’avèrent particulièrement flous.

Aussi B. Westphal commence-t-il par mettre en exergue le caractère apparemment

insaisissable de la terre natale de Rezzori. Dans l’article où il interroge le statut de Neiges

d‟antan, il souligne du reste la singularité de l’ensemble des contrées situées à l’Est, plus précisément « à l’est de Vienne [où] passe une virtuelle démarcation, qui signale le début

d’une autre Europe, celle qui dans son essence est périphérique228 ». Dans l’imaginaire

collectif, l’Est constitue un monde à part, régi par des règles et des valeurs différentes des normes avec lesquelles les Occidentaux perçoivent le réel. La fascination qu’exerce l’Est s’explique donc par son caractère profondément énigmatique. Il se soustrait à

227 Rezzori quitta sa région natale en 1936. Il ne connut plus directement les crises qui la frappèrent durant la Seconde Guerre mondiale.

l’entendement du voyageur ou du lecteur occidental que la découverte d’horizons nouveaux symbolisant à ses yeux l’inconnu émerveille et déconcerte à la fois. La conscience qu’il a de l’altérité de l’Est s’aiguise au fur et à mesure que la distance entre son centre de référence et les terres constituant cet ailleurs augmente.

Par conséquent, ce sont les confins dont la Bucovine relève qui présentent, à cause de leur marginalité, une étrangeté que la littérature n’a cessé de consacrer depuis l’Antiquité :

À l’est de cet Orient européen, du côté de la Bulgarie, de la Roumanie et de l’Ukraine encore, les repères s’estompent un peu plus, et la littérature s’installe avec délectation, phagocytant des terres que la réalité occidentale a oubliées dans les sous-sols désaffectés de l’Histoire. […] Dans les Tristes, puis dans les Pontiques, Ovide fut sans doute le premier scripteur de ces contrées glacées, qui figuraient la dimension ultime du monde connu229.

Dans Neiges d‟antan, Rezzori témoigne lui aussi du pouvoir d’envoûtement qu’exerce la

Bucovine.

Selon lui, il n’émane pourtant pas tant du caractère indécis de ses frontières, ni de son extrême marginalité géographique, que de l’hétérogénéité de sa population. Rezzori avait témoigné de la profusion des langues, des cultures et des confessions de la région bien

avant la rédaction tardive de ses mémoires. En 1958, il écrivait ainsi déjà dans Une

hermine à Tchernopol, un roman qu’il avait conçu comme un hommage à Czernowitz qu’il

rebaptise ici Tchernopol, qu’il fallait« [s’y] familiariser avec l’idée que coulait dans nos

veines le sang de Daces, de Romains, de Gépides, d’Avares, de Petchénègues, de Coumans, de Slaves, de Hongrois, de Turcs, de Grecs, de Polonais et de Russes. La

Teskowine était donc, comme on le disait, ‘ethniquement très mélangée’230 ».

Comme Rezzori prend soin de redire dans le dernier texte qu’il consacre à Czernowitz, après s’y être rendu en 1989, que « [sa] ville natale a acquis une renommée mondiale comme creuset d’une bonne douzaine de groupes ethniques, de langues, de croyances, de tempéraments et de mœurs qu’elle a confondus et sublimés en une sorte de quintessence

d’habile gouvernement231 », sa pluralité étourdissante semble constituer à ses yeux le trait

principal de cet espace. Elle lui confère un caractère quasi merveilleux, car pareille complexité dépasse l’entendement et rend absurde toute tentative de délimiter l’espace.

229Ibid., p. 147-148.

230Une hermine à Tchernopol, p. 20. Ein Hermelin in Tschernopol, p. 35: […] um uns mit dem Gedanken vertraut zu machen, dass in unseren Adern das Blut von Dakiern, Römern, Gepiden, Awaren, Petschengen, Kumanen, Slawen, Ungarn, Türken, Griechen, Polen und Russen umging. Die Teskowina war demnach, wie es hieß, „ethnisch stark gemischt“.

231 RàT, p. 361. HnT, p. 10: Meine Heimatstadt hat Weltruhm erworben als Schmelztiegel eines guten Dutzends von ethnischen Gruppen, Sprachen, Glaubensbekenntnissen, Temperamenten und Lebensgewohnheiten, wo sie zum Amalgam eines quintessentiellen Schlawinertums ausgebrodelt und sublimiert wurden.

B. Westphal en conclut dès lors « [qu’une] poétique de l’énumération se développe et

souligne l’émerveillement devant l’hétérogène232 ». Pour percevoir le véritable visage de la

Bucovine, qui tire de manière paradoxale son unité de son métissage, il faut accepter qu’elle se refuse à toute approche rationnelle. Son essence ne transparaît que dans la rencontre avec l’Autre qui relativise et annule tout critère prédéterminé de manière arbitraire censé le contenir, d’un mot, par la reconnaissance de son ouverture à l’infini.

II. 3. B. Czernowitz, un espace entraîné dans le « tourbillon de l’Histoire » à partir de 1914

Si la pluralité constitutive de la Bucovine est présentée comme une ressource exceptionnelle, bien qu’elle lui donne un caractère flottant, l’Histoire renforça en revanche brutalement sa complexité. De fait, Rezzori dégage deux événements qui modifièrent en

profondeur sa terre natale : les deux conflits mondiaux233.

II. 3. B. 1. Un destin mouvementé : la multiplication des césures historiques

Partons d’un extrait correspondant au deuxième paragraphe de Retour à Tchernopol, le

texte qui constitue l’ultime étape de la réflexion de l’auteur sur son héritage bucovinien. Il s’agit d’un résumé rapide du destin mouvementé de Czernowitz entre 1914 et 1940. Après avoir rappelé que la Bucovine intégra l’empire habsbourgeois en 1775, l’auteur poursuit ainsi :

De la chute de la monarchie austro-hongroise jusqu’à cette date, elle avait fait partie de l’ex-royaume de Roumanie, ce qui correspond à la période où je passais de l’enfance à la jeunesse. […] Jadis, de 1919 à 1940, les Roumains dominèrent le pays avec une assurance qui s’appuyait sur une prétention historique : la Bucovine serait, depuis les Daces, la terre primitive des Roumains, ce qui est contestable. À Czernowitz, qui, en roumain, s’appelait désormais Cernauti, on ne se donna pas la peine de contester ce discours. Dans cet intermède roumain, on ne vit guère plus qu’un changement de décor d’opérette. Les uniformes des lanciers autrichiens furent remplacés par ceux des rosioris roumains ; en ce qui concernait l’infanterie, on n’y regarda pas de si près, tout comme on n’accorda guère plus d’importance à toutes les transformations survenues jusqu’aux changements de décor, au théâtre municipal, quand on passait de Comtesse Maritza, ou bien de Baron gypsy, à L‟étudiant

232 WESTPHAL, Bertrand, Czernowitz ou les limites de l‟autobiographie, op. cit., p. 149.

233Comme Rezzori se penche, dans Neiges d‟antan,sur le Czernowitz de son enfance et de sa jeunesse, nous nous concentrerons ici uniquement sur la césure que la Première Guerre mondiale avait introduite dans cet espace et dont on tend, selon lui, à mésestimer l’impact sur le rapport des individus au monde et sur la problématique identitaire.

Nous aurons l’occasion de démontrer plus précisément les conséquences désastreuses du second tournant, celui de l’Anschluss et de la Seconde Guerre mondiale, au moment d’analyser le rapport que Rezzori entretint avec ses autres espaces-temps identitaires à l’Ouest qui se retrouvèrent eux aussi plongés dans une sorte d’irréalité (Cf. Chapitre III).

pauvre. Il ne fallut guère plus de vingt ans pour que dans les postes de douane et sur les portes des bureaux de tabac l’ancienne peinture noire et jaune fût recouverte d’une couche bleue, jaune et rouge, et qu’aux frontons des édifices publics l’aigle bicéphale fût remplacé par les armes de la Roumanie. Puis, en 1940, Cernauti se mua en Tchernovtsy, et la Bucovine devint quelque chose « d’ex ». Elle n’existait plus, nominalement du moins. En vertu du traité d’État entre le Troisième Reich et la Russie, traité qui méprisa souverainement la légende de la Dacie roumaine, elle fut divisée en deux parties. La région au sud du Sereth fut rattachée, avec la Moldavie, à ce qui allait devenir la République populaire de Roumanie, tandis que le nord, ainsi que Czernowitz, étaient attribués à la République soviétique d’Ukraine234.

Rezzori poursuit un double objectif. D’une part, il suggère d’emblée que son histoire personnelle et le destin de cette région sont intimement liés au cours que suivit l’Histoire

en mettant en exergue deux dates clés, pour lui et pour sa terre natale : 1914 et 1940235.

D’autre part, il recourt au procédé d’une condensation extrême des événements survenus pendant cette période pour suggérer la force de déconstruction de ces deux conflits, qui, à eux seuls, bouleversèrent la donne géopolitique et son propre rapport à Czernowitz. L’auteur entend témoigner ici de l’éclatement de son premier espace-temps identitaire parce que les coups que l’Histoire lui a portés ont entraîné la crise des coordonnées du réel. Intéressons nous d’abord au critère du temps.

II. 3. B. 2. Le dérèglement du temps

La lecture de ce passage nous permet de comprendre que le temps a perdu, dans la perspective de l’auteur, toute fonction régulatrice après 1914.

Plusieurs éléments étayent cette thèse.

234 RàT, p. 360-361. HnT, p. 9: Vom Ende der österreichisch-ungarischen Monarchie bis damals hatte sie dem ehemaligen Königreich Rumänien zugehört, eine Zeitspanne, in welche mein Heranwachsen vom Kind zum Adoleszenten fiel. […] Damals, von 1919 bis 1940, herrschten die Rumänen mit einer Selbstgewissheit, die sich auf die Behauptung stützte, die Bukowina sei seit den Daciern rumänisches Urland, was angezweifelt werden kann. In Czernowitz, nunmehr auf rumänisch Cernauti, nahm man sich nicht die Mühe, es in Frage zu stellen. Man sah im rumänischen Zwischenspiel kaum mehr als eine Umkostümierung der ohnehin operettenhaften Staffage. Die Uniformen österreichischer Ulanen waren von denen rumänischer Rosiori abgelöst, bei Infanteristen schaute man sowieso nicht genauer hin, der Unterschied war nicht gewichtiger als im Stadttheater der Szenenwechsel von der „Gräfin Mariza“ zum „Zigeunerbaron“ und schließlich zum „Bettelstudenten“. Es dauerte kaum mehr als zwei Jahrzehnte, bis der ehemalige schwarz-gelbe Anstrich an Mautbalken und Türflügeln von Tabakfabriken blau-gelb-rot überpinselt und der Doppeladler auf den Giebeln öffentlicher Gebäude durch das Staatswappen des Königreichs Rumäniens ersetzt war; dann schon 1940, gilbte dort der Sowjetstern, Cernauti wurde zu Czernowce, und die Bukowina war ehemalig geworden, es gab sie nominell nicht mehr. Durch einen Staatsvertrag zwischen dem ehemaligen Dritten Reich und Russland, der sich souverän über die Legende vom rumänischen Dacierland hinwegsetzte, war sie zweigeteilt worden. Das Gebiet südlich des Sereth wurde mit der Moldau, der heutigen rumänischen Volksrepublik vereint, der nördliche Teil mit Czernowitz der Sowjetrepublik Ukraine zugesprochen.

235 Rezzori vit le jour à Czernowitz, en 1914, peu avant le début de la Première Guerre mondiale qui scella la disparition de l’empire austro-hongrois, giron de la Bucovine devenue roumaine en 1918. Il la quitte en 1936, avant qu’elle ne disparaisse définitivement de la carte en tant qu’entité géopolitique, en 1940.

II. 3. B. 2. a. Le souvenir obsédant de la Première Guerre mondiale

Premier constat : l’effet que produisit la Première Guerre mondiale sur les habitants de Bucovine relève d’un traumatisme dont, précise Rezzori, nul ne put jamais véritablement se remettre. Il souligne ainsi la césure irréductible que le conflit introduisit entre le monde d’avant et la période qui lui succéda. En effet, l’onde de choc persista bien au-delà de la fin du conflit. De fait, le souvenir de la guerre n’a eu de cesse de rattraper, de manière sournoise, les habitants de la région sans qu’ils puissent lui opposer la moindre opposition : Naturellement la guerre déterminait l’univers de mes rêves et de mes jeux. L’atmosphère était toujours dramatique. Le paysage désolé, les fermes détruites, les tranchées creusées dans la terre meurtrie, tout cela pesait lourd sur notre moral236.

Mais les ravages qu’elle a occasionnés ne furent pas uniquement d’ordre matériel. De fait, la dynamique de destruction à l’œuvre pendant la guerre continua, après 1918, de fragiliser également des êtres qui se retrouvèrent ainsi dépossédés de toute puissance créatrice et reconstructrice. Ils s’avérèrent entièrement mus par l’Histoire que l’auteur présente comme une irrésistible force d’effacement. Aussi la guerre continua-t-elle de déterminer les individus et de leur rappeler inlassablement les pertes endurées. Elle devint un point de référence négatif parce que tout les renvoyait fatalement à ce point zéro :

Notre naissance nous avait projetés dans la guerre, dont nous étions pour ainsi dire la semence, elle était dans nos nerfs, nos âmes, notre sang. […] Je le redis ici : nous avions la guerre en nous, l’ivresse de la destruction et de l’anéantissement, l’obsession de l’oubli de soi qu’elle engendre, le sentiment de triomphe laissé par la victoire, l’invulnérabilité aussi bien que l’épouvante sans fond de la mutilation, la crainte cinglante de la désertion, le lancinant supplice de la défaite – toutes ses extases et toutes ses profondes horreurs vivaient en nous dans leur forme la plus originelle sans avoir besoin d’être éveillées ni stimulées237.

II. 3. B. 2. b. Le morcellement du temps

L’omniprésence de ce phénomène dévastateur qui effaça le passé avec une violence inouïe amène Rezzori à renoncer définitivement à la vision d’un temps qui s’écoulerait selon un

236 SmT, p. 26. MaS, p. 22: Natürlich beherrschte der Krieg meine Traum- und Spielwelt. Immer noch war die Stimmung dramatisch. Die öde Landschaft, die zerstörten Gehöfte, die Schützengräben kreuz und quer in der geschundenen Erde lagen schwer auf unserem Gemüt.

237 Une hermine à Tchernopol, p. 116-117. Ein Hermelin in Tschernopol, p. 127-129: Wir waren in den Krieg hineingeboren, gewisserweise seine Saat, er lag uns in den Nerven, in den Gemütern, im Blut. [...] Ich sage: Wir hatten den Krieg in uns, den Taumel der Zerstörung und Vernichtung, die süchtige Selbstvergessenheit darin, das Triumphgefühl des Siegens, der Unverletzbarkeit ebensowohl wie den abgründigen Schrecken der Verstümmelung, die peitschende Furcht der Flucht, die stumpfschneidende Qual der Niederlage -: all seine Verzückung und all sein tiefes Grauen lebten in uns gänzlich ursprünglich und bedurften keiner Erweckung oder Förderung.

schéma linéaire, dans le sens d’une progression. Le premier conflit mondial a démontré le caractère illusoire de toute foi en une durée, car il avait réduit à néant l’ordre habsbourgeois jadis garant d’une paix et d’une stabilité que les nouvelles organisations de l’espace, tant sous l’autorité roumaine que sous l’autorité russe, échouèrent ensuite toutes à rétablir. À la vision d’une entité stable succède par conséquent une multitude d’images de la Bucovine dont la temporalité n’est plus unitaire. Signe qu’elle se morcelle, l’auteur distingue de manière ostentatoire entre l’ère habsbourgeoise, la période roumaine, puis soviétique et enfin la réalité ukrainienne.

Marquée du sceau de la discontinuité, la réalité d’après 1918 aiguisa le sentiment des individus que leur univers était soumis à un inexorable processus de dislocation. Le choix du terme « intermède » pour désigner les années 1914-1940 souligne la conscience des habitants de Czernowitz du caractère éphémère de toute chose et de toute structuration de leur espace-temps.

Il en résulte d’une part le recours à de nouveaux critères pour déterminer la temporalité : les phénomènes de rupture ressentis comme inévitables et appelés à se multiplier et donc aussi les phénomènes d’échos qui rendent caduque la représentation traditionnelle du temps sous la forme d’une ligne. Rezzori en apporte une preuve irréfutable. Obsédé par le sentiment de l’éclatement du réel, il révèle une évidence qui s’imposait à tous : l’intuition que la restauration de la paix n’était que transitoire. Il semblait évident que tout nouvel ordre, illusoire après le cataclysme de 1914-18, allait être transgressé, ce qui risquerait de redoubler la discontinuité subie et par conséquent le délitement du monde, comme si la guerre avait perduré jusqu’en 1945 :

Cette première guerre de dimension mondiale qui, en 1918, n’avait abouti qu’à un armistice, pour reprendre à nouveau, et de façon plus terrible encore, deux décennies plus tard, avait détruit un ordre auquel on avait cru jusqu’alors238.

II. 3. B. 3. Une atmosphère chaotique II. 3. B. 3. a. Précarité et insécurité

Dans ces conditions, la précarité caractérisant l’entre-deux-guerres était paradoxalement le seul point de continuité. D’autre part, l’attente de nouvelles crises qui remettraient en cause

238 NA, p. 86. BS, p. 70: In jenem ersten weltweiten Krieg, der 1918 nur zu einem Stillstand gekommen war, um zwei Jahrzehnte später neuerlich Ŕ und schrecklicher Ŕ wieder aufzubrechen, war eine Ordnung zerstört, an die man bis dahin geglaubt hatte.

des repères que l’on savait voués à disparaître généra une fébrilité que Rezzori dépeint

également dans Neiges d‟antan.

Le souvenir qu’il garde de son enfance à Czernowitz est ainsi empreint de l’agitation et de l’insécurité qui régnaient jadis dans la ville. L’anecdote du retour de la famille dans la ville en 1918 l’illustre. Le père de l’auteur redoutait une attaque des bolchévistes qui auraient pu détrousser les ressortissants germanophones appartenant à une couche sociale relativement

aisée239. C’est pourquoi il décida de remettre à chacun une arme pour se protéger en cas

d’incident. Bien qu’il agrémente le récit de cet épisode d’une pointe d’humour, soulignant que son père, guidé par son esprit romantique, n’avait pas prévu les dangers

qu’occasionnerait le port d’une arme par des personnes inexpérimentées240, Rezzori

l’utilise avant tout pour exprimer l’expérience troublante qu’il vécut avec les siens. Tous comprirent qu’ils avaient perdu, dans un présent devenu chaotique, le contrôle des événements :

On nous tira du lit au milieu de la nuit et on nous habilla en toute hâte. Ces images sont demeurées très nettes dans ma mémoire : toutes les lumières sont éteintes, au clair de lune je vois les mains tremblantes de ma mère cacher des bijoux. Les canons des pistolets brillent. Mais le danger s’éloigne. Dans les jours qui suivent, des soldats roumains occupent la ville. Quelques coups retentissent encore à l’occasion. Puis, comme on dit, l’ordre est rétabli. De toute façon, cet ordre est inquiétant. Nous ne savons pas très bien comment les Roumains se comporteront avec nous241.

Rezzori retient avant toute chose l’intuition que tout pouvait basculer d’un moment à l’autre. Marqué par une discontinuité radicale, le présent confirmait la vulnérabilité des êtres dans un espace jadis familier et clairement discernable.

II. 3. B. 3. b. Fatalisme et résignation

La seule manière de se protéger d’une temporalité décousue consista dès lors à faire preuve

de pragmatisme. Rezzori en apporte la preuve dans l’extrait cité de Retour à Tchernopol.

239 NA, p. 27 : « L’Est menaçait ». BS, p. 19: Der Osten drohte.

240 NA, p. 28 : « Même Kassandra reçut un pistolet qu’elle plongea tout chargé entre ses seins. Les mesures de sécurité qu’il fallut prendre pour le repêcher enrichirent le trésor d’anecdotes qui, au fil des années, s’accumulait autour de mon étrange nourrice ». (Traduction modifiée.)

BS, p. 20: Sogar Kassandra kriegte eine Pistole in die Hand gedrückt, die sie entsichert zwischen ihren Brüsten versenkte. Die Vorsichtsmaßnahmen, unter denen sie wieder herausgefischt werden musste, bereicherten den Anekdotenschatz, der sich um meine merkwürdige Kinderfrau im Laufe der Jahre ansammelte.

241 Rezzori relate une autre anecdote concernant sa nourrice. Elle confirme l’extrême vulnérabilité des êtres dans un espace bouleversé et sur le point d’être régi par de nouveaux codes. Kassandra prit un jour la défense