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Les fondements théoriques de l’argument de la CMIA

2) La théorie du point de bascule

2.2 L’argument de la conservation maximale de l’influence acquise (CMIA)

2.2.1 Les fondements théoriques de l’argument de la CMIA

D’emblée, la théorie de la conservation maximale de l’influence acquise découle du paradigme réaliste défensif dans l’étude des relations internationales. Cette théorie a émergé des débats intraparadigmatiques entre les tenants de l’École réaliste néoclassique où durant les années 1990 une scission claire est apparue entre les penseurs réalistes, dits offensifs, et d’autres, dits défensifs, qui ne s’entendent pas sur les implications de

l’anarchie du système international sur le comportement des États46. Développé entre autres par des chercheurs tels que Joseph Grieco47, Michael Mastanduno48 et Jeffrey Taliaferro49, le réalisme défensif s’oppose au réalisme offensif dans la mesure où pour le premier l’anarchie pousse les États à vouloir préserver le statu quo par la circonspection50, alors que pour le second, la règle du « chacun pour soi » les pousse vers l’expansionnisme et donc au révisionnisme du système international51. Pour bien illustrer le lien qui unit notre théorie du point de bascule et son argument de la CMIA au réalisme défensif, il faut revenir sur les grandes lignes théoriques de ce dernier.

En prenant au mot le fondateur de l’école réaliste structurelle, Kenneth Waltz, qui

46 Jeffrey Taliaferro rappelait à ce titre que : «Neoclassical realism, on the other hand, seeks to explain the

foreign policy strategies of individual states. Second, realists disagree about the logical implications of anarchy. This is the crux of the debate between offensive realism and defensive realism.». Voir, Jeffrey

Taliaferro, «Security Seeking under Anarchy: Defensive Realism Revisited», International Security, Vol. 25, No. 3, 2000, p. 132.

47 Joseph M. Grieco, «Anarchy and the Limits of Cooperation: A Realist Critique of the Newest Liberal

Institutionalism», International Organization, Vol. 42, No. 3, 1988.

48 Michael Mastanduno, «Do Relative Gains Matter? America’s Response to Japanese Industrial Policy», In

David Baldwin (éd.) Neorealism and Neoliberalism: The Contemporary Debate, Columbia University Press, New York, 1993.

49 Jeffrey Taliaferro, «Security Seeking under Anarchy: Defensive Realism Revisited», International

Security, Vol. 25, No. 3, 2000.

50 Joseph M. Grieco, disait à cet égard : «States are positional, but […] state positionality is more defensive

than offensive in nature». Voir, Joseph M. Grieco, op. cit., p. 500.

51 John Mearsheimer, un des ténors du réalisme offensif, résumait ainsi son approche : «The sad fact is that

international politics has always been a ruthless and dangerous business, and it is likely to remain that way. Although the intensity of their competition waxes and wanes, great powers fear each other and always compete with each other for power. The overriding goal of each state is to maximize its share of world power, which means gaining power at the expense of other states. But great powers do not merely strive to be the strongest of all the great powers, although that is a welcome outcome. Their ultimate aim is to be the hegemon—that is, the only great power in the system.». Voir, John Mearsheimer, The tragedy of great

power politics, W.W. Norton & Company New York, 2001, p. 2.

disait en 1979 : « The first concern of states is not to maximize power but to maintain

their position in the system52. », les penseurs réalistes défensifs avancent l’idée que les

États sont motivés d’abord et avant tout par une recherche de stabilité pour assurer leur sécurité et pour maintenir de leur position dans le système international. Toujours pour ceux-ci, dans une anarchie où règne une logique du chacun pour soi, la recherche du statu quo fait des États des acteurs dès lors plus défensifs qu’offensifs. En 1988, Grieco jetait les bases d’une nouvelle interprétation de la théorie réaliste du « positionnalisme défensif » en affirmant : « Driven by an interest in survival, states are acutely sensitive to

any erosion of their relative capabilities, which are the ultimate basis for their security and independence in an anarchical, self-help international context53. ». Cette idée

maîtresse faisait dire cinq ans plus tard à Michael Mastanduno que les États sont en fait davantage des « gap avoiders » que des « gap maximizers » en matière de stabilité régionale54. Bref, pour les tenants du réalisme défensif dont nous faisons partie, les unités étatiques qui composent le système international recherchent davantage la conservation de leur acquis par le maintien du statu quo. À l’inverse, toujours selon eux, les mutations créatrices d’instabilités régionales peuvent engendrer des risques à court terme et à long terme pour l’intérêt national des États-Unis55. En d’autres mots, c’est l’aversion de la

52 Kenneth Waltz, Theory of International Politics, McGraw-Hill, New York, 1979, p. 126.

53 Ibid., p. 449.

54 Michael Mastanduno disait que :«Realists expect nation-states to avoid gaps that favour their partners,

but not necessarily to maximize gaps in their own favour. Nation-states are not “gap miximizers.” They are in Joseph Grieco’s terms, “defensive positionalists”.». Voir, Michael Mastanduno, op. cit., p. 265.

55 À cet égard, Jonathan Paquin précise : «[States] consider stability gaps as security threats rather than as

power opportunities. Thus, they try to avoid instability and insecurity because such conditions increase their vulnerability and could help other states to improve their relative power. In sum, states focus on the preservation of their position in the system rather than on power maximisation.». Voir, Jonathan Paquin, A

Stability-Seeking Power: U.S. Foreign Policy and Secessionist Conflicts, McGill-Queen’s University Press,

perte d’influence du point de vue systémique dans ce type de crise externe qui motiverait les États puissants, comme les États-Unis en l’occurrence, à abandonner ou à poursuivre une relation d’amitié avec un dictateur.

En vertu de ces précisions, il appert qu’un lien évident existe entre notre théorie de la CMIA et la vision avancée par l’École réaliste défensive entourant la recherche du maintien du statu quo de la position préférentielle des États-Unis dans le système international. Comme cette dernière, nous arguons que la structure (le système international) a un effet patent sur le comportement de l’agent (la politique étrangère d’un État). Nous pensons donc que les fluctuations de la politique étrangère des États-Unis que nous souhaitons élucider répondent à des impératifs systémiques, qui, comme les tenants du réalisme défensif l’indiquent, inclinent les États à préserver l’ordre en place. Précisions ici que certaines critiques pourraient affirmer que la théorie du réalisme défensif – qui en est une systémique – ne peut pas servir à l’édification d’une théorie de la politique étrangère comme la nôtre en raison d’une disparité ontologique entre l’agent et la structure. Nous croyons toutefois que les pressions externes que fait peser le système international sur les États – les unités qui le constituent – influencent grandement la formulation de leur politique étrangère. À cet égard, nous ne sommes pas les seuls à faire un lien entre la théorie systémique du réaliste défensif et la formulation de la politique étrangère. Rappelons que Taliaferro abondait en ce sens :

I argue that defensive realism proceeds from four auxiliary assumptions that specify how structural variables translate into international outcomes and states’ foreign policies. First, the security dilemma is an intractable feature of anarchy. Second,

structural modifiers—such as the offense-defense balance, geographic proximity, and access to raw materials—influence the severity of the security dilemma between particular states. Third, material power drives states’ foreign policies through the medium of leaders’ calculations and perceptions. Finally, domestic politics can limit the efficiency of a state’s response to the external environment56.

Sans pour autant souscrire aux quatre postulats de Taliaferro, comme lui nous pensons que les pressions systémiques imputables au problème des gains relatifs – liées pour nous à la perte d’influence au profit d’autres acteurs concurrents – ont une incidence directe et prépondérante sur la formulation de la politique étrangère des États-Unis. Nous reviendrons plus en détail sur l’emprunt de la logique entourant le problème des gains relatifs de la théorie du réalisme défensif pour notre théorisation de l’influence acquise dans la présentation du deuxième postulat de notre théorie.

En marge de l’atavisme théorique de notre argument avec le réalisme défensif, la CMIA s’inspire également des conclusions proposées sous la forme de recommandations par Pipes et Garfinkle (1991) et Garfinkle et al. (1992) aux décideurs américains futurs. Sans avoir créé une théorie unifiée qui répond spécifiquement à notre problématique, nous pouvons dégager des arguments théoriques des conseils que ces auteurs prodiguent en conclusion de leur opus. Sans la nommer comme telle, Pipes et Garfinkle tenaient des propos où la recherche de la CMIA se lit en filigrane :

[T]he United States must be certain (or at least, reasonably confident) that a desirable alternative exists or can be developed, and that it is or can be made sufficiently strong to be the probable successor government. […] [T]he United States must be sensitive to competing interests. […] Promoting democracy is never the only interest at stake; in some circumstances it may not be the most important. […] [T]here is [also] the question of the intensity of U.S. involvement in the country and what leverage the United States enjoys as a result. In some instances, a

history of close political, economic, and social ties gives us great potential to affect events57.

L’année suivante, Garfinkle, entouré d’autres chercheurs, offrait deux autres suggestions – qui ont retenu notre attention – toujours à l’intention de futurs décideurs lorsque des dictateurs amis font face à ce type de crise exogène : « If the ousted tyrant takes refuge in

the United States, do not prosecute; and [d]o not lose interest once a Friendly Tyrant has left the scene, for another crisis may soon occur58. ». Nous pensons donc que ces thèses

représentent une piste d’explication encore inexploitée – à l’égard de l’édification d’une théorie unifiée sur la question – pour tenter de répondre à notre problématique.