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Conserver l'influence acquise : les États-Unis face à des dictatures amies en péril

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Academic year: 2021

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Texte intégral

(1)

© Victor Amadeus Béliveau-Beaulac, 2018

Conserver l’influence acquise : Les États-Unis face à

des dictatures amies en péril

Thèse

Victor Amadeus Béliveau-Beaulac

Doctorat en science politique

Philosophiæ doctor (Ph. D.)

(2)

Conserver l’influence acquise

Les États-Unis face à des dictatures amies en péril

Thèse

Victor Amadeus Béliveau-Beaulac

Sous la direction de :

(3)

Résumé

La Maison-Blanche a toujours entretenu des relations diplomatiques privilégiées avec des dictateurs. Si l’avènement de ces amitiés est un truisme en vertu des avantages mutuels qu’elles confèrent aux deux parties en présence, lorsqu’une insurrection secoue un dictateur ami à l’interne, la décision de la Maison-Blanche d’opérer une rupture ou d’opter pour le prolongement de cette relation l’est beaucoup moins. De la Guerre froide au Printemps arabe, la Maison-Blanche a – à plusieurs reprises – tantôt continué d’appuyer des dictateurs amis en péril, tantôt choisi d’en abandonner d’autres, pourtant confrontés à des circonstances analogues. Comment expliquer cette dichotomie décisionnelle dans la politique étrangère de la Maison-Blanche dans ce type de crise? Notre recherche avance qu’il y a un calcul lié à la recherche constante de la conservation

maximale de l’influence acquise (CMIA) permettant de décrypter cette apparente

contradiction. Pour tester la validité théorique de cette hypothèse, nous l’appliquons à un échantillon de six cas empiriques à savoir : Batista à La Havane en 1959, Pahlavi à Téhéran en 1979, Mobutu à Kinshasa en 1990-1991, Suharto à Jakarta en 1998, Aliyev à Bakou en 2005 et enfin Moubarak au Caire en 2011.

(4)

Remerciements

Cette recherche est le fruit d’efforts concertés autant dans sa planification que durant sa rédaction où j’ai bénéficié de l’aide de plusieurs bienfaiteurs. Sans leur précieux soutien, les pages qui suivent n’auraient assurément pas pu voir le jour.

D’emblée, je dois saluer l’expertise et les qualités humaines de mon directeur de recherche, le professeur Jonathan Paquin. Ce chercheur – véritable catalyseur intellectuel – a fait preuve d’un appui indéffectible à mon égard tout au long du périple qui a jallonné la maïeutique de cette thèse. Je pense vraiment que le département de science politique de l’Université Laval – et le Québec par extension – peut se targuer d’avoir dans ses rangs un pédagogue de la trempe de Jonathan Paquin. À cet égard, je tiens aussi à saluer au passage le professeur Louis Balthazar qui a fait que le chemin de M. Paquin croise le mien après l’optention de ma maîtrise à l’UQAM en 2011. Qui plus est, je remercie le brio, la flexibilité et le professionnalisme de l’équipe responsable du soutien administratif du département de science politique de l’Université Laval. Mme. Suzanne Bégin et Mme. Amélie Tremblay ont toujours fait preuve de mansuétude envers l’étudiant que j’étais. Aussi, je me voudrais de passer sous le silence l’aide que la professeure de renom Rose McDermott m’a offerte durant la phase embryonnaire de la recherche. Je dois également une fière chandelle aux membres du jury de la soutenance auquel ma thèse a été présentée. En effectuant une relecture attentive du manuscrit initial, les professeurs Érick Duchesne, Anessa Kimball et Dario Battistella ont – chacun à leur manière – bonifié la première version de ma thèse et le résultat final qui est ici présenté prend acte de leurs commentaires judicieux et de leurs critiques avisées.

À un niveau plus personnel, je dois remercier mon amoureuse Hsiang-Chih Chen qui, par sa patiente, son écoute et surtout son amour, m’a permis malgré les vents et marées de mener à bon port l’esquif sur lequel cette recherche reposait. Ensuite, je tiens à remercier mes parents pour leur soutien affectif – et parfois financier – durant la course de fond qu’est le doctorat. Aussi, mon père Jacques m’a insufflé son amour des mots et ma mère m’a transmis une pugnacité sans borne me permettant de réaliser ce projet de longue haleine. Je tiens aussi à remercier certains employeurs de longue date comme Monique Savoie, Luc Courchesne et John Hatz qui m’ont offert la possibilité d’avoir un emploi à temps partiel stimulant qui me permettait de continuer mes recherches. Enfin, mes coéquipiers des Gitans Élégants, mon équipe de baseball, ont également contribué à faire baisser le stress lié à la complétion d’une telle entreprise scientifique. Enfin, je tiens à remercier le Centre sur la Sécurité Internationale de la chaire de recherche des Hautes

Études Internationales de l’Université Laval où j’évolue en tant que chercheur depuis

2015. Il faut également saluer bien bas la Fondation de l’Université Laval de même que le Fonds Québécois de la Recherche sur la Société et la Culture (FQRSC) qui ont financé mes études doctorales et la rédaction de cette thèse.

(5)

Table des matières

Résumé ... iii

Remerciements ... iv

1) Expliquer l’abandon des dictateurs amis de Washington ... 1

1.1 Introduction ... 1

1.2 Une théorie pour répondre à la question du point de bascule américain ... 7

1.3 Pertinence de la recherche ... 9

2) La théorie du point de bascule ... 13

2.1 La recension des écrits ... 13

2.1.1 Les études portant sur les relations amicales entre des États démocratiques et des dictatures ... 13

2.1.2 La littérature portant précisément sur l’abandon des dictateurs amis ... 4

2.2 L’argument de la conservation maximale de l’influence acquise (CMIA) ... 15

2.2.1 Les fondements théoriques de l’argument de la CMIA ... 17

2.2.2 Les postulats de notre argument théorique de la CMIA ... 22

2.2.3 L’aversion de la perte d’influence acquise au niveau d’analyse décisionnelle ... 25

2.2.4 L’argument de la CMIA au niveau d’analyse systémique ... 28

2.2.5 La définition des concepts de la théorie ... 31

2.2.6 Les quatre scénarios finaux possibles pour l’influence acquise américaine ... 39

2.2.7 Le schéma de la théorie du point de bascule ... 45

3) Le cadre opératoire ... 46

3.1 La démarche empirique ... 46

3.2 La sélection des cas ... 47

3.2.1 La désignation de la population ... 47

3.2.2 Première phase de triage : les cas tirés de l’encyclopédie de Coppa ... 50

3.2.3 Deuxième phase de triage : les cas tirés de la Freedom House de 2005-2012 ... 51

3.2.4 Troisième phase de triage : les cas manquants apparus au fil des lectures complémentaires ... 53

3.2.5 Quatrième phase de triage : affinage final des résultats ... 53

3.2.6 La population des cas : mouture finale ... 55

(6)

3.3.1 L’échantillon des six cas principaux ... 63

3.3.2 L’analyse des cas internes secondaires (Within-Case Analysis) ... 65

Développement : les études de cas ... 67

4) Dwight D. Eisenhower et le renversement de Batista en 1959 ... 67

4.1 Introduction ... 67

4.2 La phase de pré-crise ... 69

4.3 La phase du début de la crise ... 72

4.4 La phase de la perte de contrôle ... 74

4.4.1 L’expansion de la guérilla à partir de la Sierra Maestra de 1956 à 1958 ... 74

4.4.2 La fin d’un régime agonisant en 1958 ... 75

4.5 La phase de l’évaluation des options pour la Maison-Blanche ... 78

4.6 La phase de la décision : Le point de bascule adopté à l’égard de Batista ... 81

4.7 L’influence américaine après l’arrivée de Castro au pouvoir : de NR/NRP à NR/NRN ... 85

4.8 Théorie partiellement validée pour la chute de Batista ... 88

5) Jimmy Carter et la chute de Pahlavi en 1979 ... 92

5.1 Introduction ... 92

5.1.1 L’État perse et les États-Unis avant l’arrivée de Mohammad Reza Pahlavi ... 92

5.1.2 Le rapprochement entre Pahlavi et la Maison-Blanche : un mariage de convenance célébré par la Guerre froide ... 94

5.2 La phase de pré-crise ... 98

5.3 La phase du début de la crise ... 101

5.4 La phase de la perte de contrôle ... 105

5.5 La phase de l’évaluation des options pour la Maison-Blanche : les valses-hésitations de Carter ... 107

5.6 La phase de la décision : quatre dates, quatre volte-face de l’administration Carter à l’égard de Pahlavi ... 111

5.6.1 Le 16 janvier 1979 : le point de bascule initialement reporté à la suite du départ d’Iran de Pahlavi ... 112

5.6.2 Le 22 février 1979 : Carter abandonne une première fois le shah en lui refusant l’asile politique ... 113

5.6.3 Le 22 octobre 1979 : Pahlavi bénéficie d’un sursis du point de bascule ... 115

5.6.4 Le 15 décembre 1979 : Carter abandonne à nouveau le shah en l’expulsant des États-Unis ... 118

(7)

5.8 Théorie partiellement invalidée par le cas de la Révolution ... 122

iranienne ... 122

6) George H.W. Bush et les émeutes contre Mobuto de 1990-1991 ... 128

6.1 Introduction ... 128

6.1.1 Retour sur la relation distante entre Washington et Kinshasa durant le passé colonial du Congo ... 130

6.1.2 Le rapprochement diplomatique entre la Maison-Blanche et le Congo ... 132

6.2 La phase de pré-crise ... 136

6.3 La phase du début de la crise ... 140

6.4 La phase de la perte de contrôle non avérée : les derniers sursauts d’un régime fatigué ... 141

6.5 La phase d’évaluation des options pour la Maison-Blanche : entre Mobutu ou le chaos, le choix était simple ... 145

6.6 La phase de la décision : absence de point de bascule pour Mobutu en 1990 et 1991 ... 148

6.7 L’influence américaine durant la chute graduelle de Mobutu à partir de 1992 jusqu’à l’arrivée de Kabila en 1997 : de AR/AR à NR/NRP ... 150

6.7.1 Épilogue 1 : la première stratégie clintonienne de l’attentisme de 1992 à 1996 ... 153

6.7.2 Épilogue 2 : la deuxième stratégie clintonienne de la défection après l’arrivée de Kabila en 1997 ... 158

6.8 Théorie entièrement validée autant pour le maintien au pouvoir de Mobutu en 1990-1991 que pour sa chute graduelle de 1992-1997 ... 164

7) Bill Clinton et la démission de Suharto en 1998 ... 167

7.1 Introduction ... 167

7.1.1 L’Indonésie inquiétante de Sukarno ... 169

7.1.2 L’arrivée de Suharto arrangeait la Maison-Blanche ... 171

7.2 La phase de pré-crise ... 175

7.3 La phase du début de la crise : une relation sur le mode « autopilote » malgré la fin de la Guerre froide ... 178

7.4 La phase de la perte de contrôle ... 182

7.5 La phase d’évaluation des options pour la Maison-Blanche ... 185

7.6 La phase de la décision : un point de bascule prononcé in extremis face à une mise en tutelle temporaire ... 189

7.7 L’influence américaine entre la mise en tutelle d’Habibie et les élections de 1999 : de NR/ARP à NR/NRP ... 195

(8)

8) George W. Bush et la révolution contenue par Aliyev en 2005 ... 206

8.1 Introduction ... 206

8.1.1 L’inféodation historique de l’Azerbaïdjan à ses voisins avant son indépendance ... 208

8.1.2 Le rapprochement entre les États-Unis et l’Azerbaïdjan après son indépendance ... 209

8.2 La phase de pré-crise ... 218

8.2.1 La « rémanence » du clan Aliyev au pouvoir saluée par la Maison-Blanche ... 218

8.2.2 La dictature d’Ilham Aliyev : Les « deux » Ilham… ... 220

10.3 La phase du début de la crise : une montée de la contestation en 2005 à Bakou ... 222

8.4 La phase de la perte de contrôle non avérée ... 224

8.5 La phase de l’évaluation des alternatives : pourquoi réparer ce qui n’était pas brisé à Bakou? ... 228

8.6 La phase de la décision : la Maison-Blanche n’allait pas « jeter Aliyev avec l’eau du bain »… ... 231

10.7 L’influence américaine après qu’Aliyev ait surmonté la crise de 2005 : AR/ARP ... 233

10.8 Théorie entièrement validée pour le maintien en poste d’Aliyev ... 236

9) Barack Obama et la chute de Moubarak en 2011 ... 240

9.1 Introduction ... 240

9.1.1 Un rapprochement croissant entre Washington et Le Caire après la crise du canal de Suez ... 243

9.2 La phase de pré-crise : une Égypte inféodée aux États-Unis durant l’ère Moubarak ... 246

9.3 La phase du début de la crise : les causes derrière l’apparition du « Mouvement du 25 janvier » ... 251

9.4 La phase durant la crise : « Est-ce une révolte? Non, sire, c’est une révolution ». ... 255

9.5 La phase de perte de contrôle : Moubarak recule et perd pied ... 257

9.6 La phase de l’évaluation ... 260

9.7 La phase de la décision : l’abandon de Moubarak et l’arrivée de Souleiman ... 264

9.8 L’influence américaine entre l’intérim de Tantaoui et les élections de 2012 : de NR/ARP à NR/NRP ... 269

9.8.1 Épilogue 1 : l’élection de Morsi et l’arrivée des Frères musulmans au pouvoir ... 271

9.8.2 Épilogue 2 : le coup d’État militaire contre Morsi et le retour de l’armée au pouvoir ... 274

9.9 Applicabilité entièrement validée pour la chute de Moubarak et l’ère post-Moubarak ... 277

10) Conclusion ... 283

10.1 Introduction ... 283

(9)

10.3 Retour sur le cadre méthodologique ... 285

10.4 Présentation des résultats du test empirique ... 285

10.5 Retour sur les résultats ... 291

10.6 Les implications théoriques de nos résultats ... 295

10.7 Les apports méthodologiques de notre recherche ... 298

10.8 Les limites de la théorie ... 299

10.9 Règles générales émergeant des résultats ... 300

10.10 Recommandations possibles pour les acteurs décisionnels ... 302

Bibliographie ... 305

Annexes ... 339

Trois tableaux, trois phases de triage ... 339

Première phase de triage : premier tableau récapitulatif ... 341

Deuxième phase de triage : deuxième tableau récapitulatif ... 362

Troisième phase de triage : troisième tableau récapitulatif ... 377

(10)

1) Expliquer l’abandon des dictateurs amis de Washington

La disgrâce du général Suharto s’inscrit dans une tradition désormais familière : Mobutu Sese Seko, Saddam Hussein, Ferdinand Marcos, Anastasio Somoza, la famille Duvalier. Les raisons qui expliquent le lâchage américain sont en général la désobéissance ou la perte de contrôle. Dans le cas de M. Suharto, ces deux explications ont convergé : d’abord, son refus d’obéir aux ordres du FMI imposant une nouvelle punition à la population ; ensuite, son incapacité à contenir la révolte populaire. Le dictateur avait tout simplement cessé d’être utile1.

–Noam Chomsky

1.1 Introduction

Cette lecture de la palinodie de Washington à l’égard de la rupture de certaines de ses relations diplomatiques soulève une problématique fondamentale : pourquoi les États-Unis en viennent-ils à abandonner des dictateurs amis? Cette interrogation suggère qu’un point de bascule2 survient parfois dans la politique étrangère américaine qui provoque l’interruption abrupte d’une de ses relations amicales avec un régime autoritaire. Pourtant, lorsque ce pivot diplomatique survient, l’administration en place à la Maison-Blanche décide de mettre fin à une bonne entente qui, aussi biscornue fût-elle auparavant,

1 Noam Chomsky, «L’Indonésie, atout maître du jeu américain», Le Monde diplomatique, Juin 1998, [En

ligne] :http://www.monde-diplomatique.fr/1998/06/CHOMSKY/10604 (Page consultée le 11 novembre 2013).

2 Le terme «point de bascule» est ici une traduction libre du terme «Tipping point» dans le sens entendu par

Malcolm Gladwell dans son opus du même nom. Nous reviendrons sur la définition que fait cet auteur du point de bascule dans la section sur la clarification conceptuelle de notre recherche. Voir, Malcolm Gladwell, Le point de bascule (trad. The Tipping Point How Little Things Can Make a Big Difference), Édition Transcontinentale, Paris, 2006.

(11)

n’en était pas moins expédiente pour « l’intérêt national » américain. Rappelons ici que cette proximité est incohérente puisqu’elle implique un rapprochement avec un régime qui contrevient en tous points à la vertu universelle de la démocratie et du gouvernement tripartite qui, pour être pleinement légitime dans sa gouverne, devrait être calquée sur le leur. Or, la raison d’État triomphe facilement des aspirations diplomatiques selon Adam Garfinkle et coll. :

For more than forty years, the U.S. government has struggled with the challenge of maintaining useful relations with a special breed of regime: those whose rulers profess a community of interests with the United States and, at the same time, rule through authoritarian means. Relationships with such rulers – who for purposes of both intellectual provocation and concision we call Friendly Tyrants – almost invariably generate tensions between the need to pursue prudent security strategies and the ideal of promoting liberty and human rights worldwide3.

Il va sans dire que dans ce type de relation, l’intérêt américain doit être accommodé par un dictateur soit au niveau militaire, économique ou diplomatique. D’un point de vue rationnel, ce type de relations asymétriques entre un État dominant (ici, les États-Unis) et un État subordonné (ici, un régime autoritaire X) implique que l’intérêt national des deux acteurs en présence soit satisfait. David A. Lake explique ce phénomène par le concept d’autorité4 : « providing a political order of benefit to a subordinate is costly, and will be

supplied if and only if the dominant state also receives something it values, especially in compliance with its commands and legitimacy for its actions. This is the essence of a relational authority contract5. ». Aussi, toujours par rapport à la poursuite de l’intérêt

américain, cette relation amicale est intéressante puisqu’elle est normalement assez stable

3 Adam Garfinkle, Kenneth Adelman, Patrick Clawson, Mark Falcoff, Douglas J. Feith et Daniel Pipes, The

Devil and Uncle Sam: A User’s Guide to the Friendly Tyrants Dilemma, Transaction Publishers, New

Brunswick, 1992, p. vii.

4 Nous reviendrons plus tard sur le concept d’autorité développé par David Lake puisqu’il nous servira dans

l’élaboration de la théorie du point de bascule.

(12)

dans la mesure où un dictateur digne de ce nom jouit d’un mandat extensible pour autant qu’il réussisse à conserver le pouvoir et la santé.

De l’autre côté du spectre des bienfaits de cette relation, soit celui du dictateur, une entente cordiale avec la Maison-Blanche lui est intéressante à plusieurs égards. Comme l’ont observé à juste titre Adesnik et McFaul à ce propos : « If used strategically, the

power of the U.S. government is especially great in countries ruled by dictators who are friendly toward Washington. These regimes often rely on the United States for legitimacy, arms transfers, economic assistance, and even security guarantees6. ». Toutefois, peu

importe les bienfaits réciproques que comporte ce type de relation amicale, celle-ci n’en demeure pas moins asymétrique7. Ceci étant dit, tant que ce rapport gagnant/gagnant permet à Washington et à un dictateur d’y trouver leur compte, la relation amicale perdurera8. Or inversement, un changement majeur doit survenir au sein de la relation amicale pour que Washington y mette un terme. Logiquement, pour être rompue, cette relation opportune pour les deux parties en présence doit être déstabilisée soit par une ou plusieurs décisions délictueuses du dictateur à l’égard de Washington ou soit par une

6 David Adesnik et Michael McFaul, «Engaging Autocratic Allies to Promote Democracy», The

Washington Quaterly, Vol. 29, No. 2, 2006, p. 8.

7 Mentionnons à ce titre que le rapport statistique de 2014 de l’International Institute for Strategic Studies

sur la comparaison des budgets et des capacités militaires des 171 États les plus puissants indique que les États-Unis trônent encore au faîte de la puissance mondiale : «Despite concern about defence-budget cuts,

which did bite, the US remained the only state with global reach across the full spectrum of operations and military capabilities.». Voir, «The International Institute for Strategic Studies», The Military Balance 2014,

Taylor and Francis, Washington, 2014, p. 31.

8 Tel que David A. Lake le mentionne : «To accept the protection of a dominant state and live within the

rules it imposes is necessarily to limit a subordinate state’s rights and abilities to pursue its own policies and set its own rules in those same areas. Dominant states benefit from setting the rules of political order in ways that reflect their interests or advantage themselves in particular ways, subject to the constraint that these rules must be accepted by a sufficient number of subordinates to gain legitimacy.». Voir, op. cit., p. 9.

(13)

perte de contrôle sur son régime à l’interne. Car si au niveau de la politique étrangère d’un dictateur, certaines décisions suicidaires – telles qu’une attaque militaire perpétrée contre un régime ami plus précieux aux yeux de Washington ou une défection au plan militaire, économique ou diplomatique – peuvent expliquer le retrait de l’appui américain à un dirigeant autoritaire. Toutefois, à l’instar des incuries diplomatiques pouvant expliquer le désaveu américain à l’égard de leurs anciens amis dictateurs, qu’arrive-t-il lorsque ceux-ci font face à une déstabilisation interne tels qu’une vague de contestation, un coup d’État militaire ou même une révolution ? Ainsi perçue, la perte de contrôle d’un dictateur sur son régime est aussi un facteur – endogène celui-là – capable de précipiter la disgrâce de la Maison-Blanche à son égard. D’après ce scénario, en dépit des risques que peut comporter la fin de ce type de relation pourtant encore expédiente pour l’intérêt national américain, les administrations en poste à la Maison-Blanche abandonnent parfois certains dictateurs amis aux prises avec une révolte interne. À titre d’exemple, le désaveu à l’égard d’Hosni Moubarak lors des soulèvements populaires de 2011 représente un exemple de ce type de volte-face diplomatique. Pressurisée par l’apparition d’une crise interne en Égypte, la Maison-Blanche a finalement abandonné une relation expédiente datant d’une trentaine d’années9. Par conséquent, en mettant fin à une relation avec un partenaire favorable aux intérêts des États-Unis, la Maison-Blanche acceptait le pari de dialoguer dorénavant avec un nouveau chef d’État égyptien potentiellement moins enclin à coopérer que son prédécesseur.

9 Jeremy Bowen, «Egypt unrest: Obama increases pressure on Moubarak», BBC News : US and Canada, 5

février 2011, [En ligne] : http://www.bbc.co.uk/news/world-us-canada-12371479 (Page consultée le 15 mars 2014).

(14)

Pourtant, d’un autre côté, la Maison-Blanche n’abandonne pas toujours ses dictateurs amis lorsque ceux-ci font face à une vague de déstabilisation interne. Ainsi, durant la période qui a marqué la chute de Moubarak, la Maison-Blanche a néanmoins continué à soutenir Hamed ben Issa al-Khalifa, le dictateur et roi du Royaume de Bahreïn, qui faisait face lui aussi à des soulèvements populaires. Qui plus est, à la suite des soulèvements du « Printemps arabe », soit en juin 2011, le président Obama a même été jusqu’à recevoir à la Maison-Blanche le prince bahreïni pour réaffirmer publiquement la bonne entente entre les deux pays10. Pour la même administration, confrontée l’une à l’autre, la décision d’abandonner Moubarak et celle de réitérer son soutien au régime monarchique de Bahreïn suggère de prime abord une incohérence dans la politique étrangère des États-Unis quant à l’octroi ou au retrait de son soutien diplomatique à un ami dictateur faisant face à une crise interne. Aussi, cette dichotomie comportementale de la Maison-Blanche ne date pas du Printemps arabe. Cet écart dans la conduite de la politique étrangère ne représente donc pas un cas isolé réservé à la seule administration Obama. Rappelons que durant la Guerre froide, les États-Unis – qui préconisaient la doctrine de l’endiguement face à l’ennemi soviétique – ont tantôt retiré et tantôt réitéré leur soutien à des dictateurs aux prises avec des soulèvements internes11. Pour ne citer que deux exemples de cette période, la Maison-Blanche a abandonné le dictateur cubain Fulgencio Batista en réponse

10 Mark Landler, «Cultivating a Prince to Coax an Ally to Change», The New York Times, 9 juin 2011, [En

ligne] : http://www.nytimes.com/2011/06/10/world/middleeast/10bahrain.html?_r=0 (Page consultée le 13 mars 2014).

11 À cet effet, tel que David Schmitz l’affirme : «Strong dictators, therefore, were seen as bulwarks against

political instability and channels for modernization. Hence policymakers believed that support for authoritarian regimes protected liberalism internationally by preventing unstable areas from falling prey to Bolshevism while allowing time for nations to develop a middle class and democratic political institutions. Through nation building, dictators would be the instruments of the creation of strong and eventually free societies.». Voir, David Schmitz, The United States and Right-Wing Dictatorships, 1965-1989, Cambridge University Press, Cambridge, 2007, p. 3.

(15)

à la révolution castriste en 1959 tandis qu’elle a continué à soutenir Mohammad Reza Pahlavi après son départ de Téhéran vingt ans plus tard en lui offrant l’asile politique malgré sa chute lors de la révolution iranienne de 1979.

Enfin par rapport à ce dernier cas, un puzzle de recherche émerge aussi dans la mesure où la variation de la politique étrangère américaine dans ce type de situation de crise ne peut pas seulement s’expliquer par l’incapacité d’un dictateur à juguler une insurrection. Loin d’être le seul, il appert que d’autres cas empiriques attestent justement d’un soutien diplomatique quasi jusqu’au-boutiste (un point de bascule retardé ou en sursis) de la Maison-Blanche envers certains dictateurs pourtant incapables de juguler un renversement interne. À titre d’exemple, Rhee Syngman en 1960 et Lon Lol en 1975 de la Corée du Sud, de même que Ferdinand Marcos aux Philippines en 1986 ont tous pu compter sur un appui quasi jusqu’au-boutiste de la Maison-Blanche à leur égard, et ce, même après leur éviction du pouvoir. Cette dichotomie comportementale de la Maison-Blanche implique alors que la capacité d’un dictateur à se maintenir en poste n’est pas le seul facteur pouvant expliquer l’avènement ou non du point de bascule. Sinon, comment expliquer le report du point de bascule des différentes administrations en poste au bureau ovale à l’égard de ces dictateurs pourtant déchus?

À la lumière de ces décisions qui paraissent à première vue être le fruit d’une incohérence décisionnelle, une ambivalence appert dans l’octroi ou le retrait de l’appui diplomatique de la Maison-Blanche à des amis dictatoriaux à partir du moment où ceux-ci doivent composer avec une déstabilisation interne. Serait-ce donc une logique du « deux poids

(16)

deux mesures » qui sous-tend l’avènement du point de bascule? Ou serait-ce plutôt que celui-ci est tributaire d’un calcul rationnel où la Maison-Blanche tente de sauver les

meubles lors d’une crise où elle ne veut pas intervenir militairement? Face à toutes ces

questions découlant de ces ambivalences décisionnelles, il est clair que le calcul menant ou non au point de bascule est complexe. Par conséquent, la question spécifique qui motive notre recherche est la suivante : y a-t-il une stratégie commune derrière la

décision des administrations américaines d’abandonner ou de continuer à soutenir un dictateur ami lorsque celui-ci fait face à une contestation interne?

1.2 Une théorie pour répondre à la question du point de bascule américain

À cette question, nous avançons que la Maison-Blanche réfléchit toujours selon les mêmes paramètres malgré les transformations du système international. Pourtant, certains chercheurs comme Daniel Pipes et Adam Grafinkle se montrent pessimistes face à cette problématique en refusant de fournir une théorie unifiée pour y répondre :

Concern with security drives hard-headed efforts to maintain cooperative ties, but repugnance (both popular and official) toward repressive regimes eventually erodes relations. And everything changes when a crisis breaks out in the Friendly Tyrants state. […] Previously quiet constituencies – ideological, ethnic, racial, or religious – weigh in and bend U.S. policy, making the development of a coherent approach even more difficult12.

Loin de nous laisser dissuader par cette assertion, nous pensons que la réponse à cette question est affirmative et qu’une théorie du point de bascule peut nous éclairer. Pour ce faire, nous allons proposer et tester une théorie de type rationaliste du point de bascule –

12 Daniel Pipes et Adam Garfinkle, Friendly Tyrants : An American Dilemma, St-Martin’s Press, New

York, 1991, p. xvi-xvii.

(17)

basée sur la recherche de la conservation maximale de l’influence acquise – permettant d’expliquer les modalités chronologiques et théoriques par lesquelles celui-ci survient ou ne survient pas à l’égard d’un dictateur ami de la Maison-Blanche faisant face à une crise interne.

À nos yeux, les administrations en poste à la Maison-Blanche autant durant la Guerre froide que durant le « Printemps arabe » ont sans doute gardé en tête les trois règles d’or du premier ministre de la Grande-Bretagne Lord Palmerston qui martelait au XIXe siècle : « We have no permanent allies, we have no permanent enemies, we only have

permanent interests13. ». Cette vulgate réaliste de la recherche de l’intérêt national

rappelle qu’un État – aussi labile soit-il dans la réorientation de sa politique étrangère – demeure rationnel dans les relations diplomatiques qu’il contracte, entretient ou brise. En prenant cette idée autant comme point de départ que comme ligne directrice de notre raisonnement, nous pensons que la Maison-Blanche ne décide pas au hasard qui, parmi ses dictateurs amis, elle abandonne ou continue de les soutenir lorsque certains d’entre eux voient leur pouvoir contesté à l’interne.

En somme, le but principal de cette recherche est de démontrer que c’est la recherche de la conservation maximale de l’influence acquise (CMIA) qui engendre ou n’engendre pas le point de bascule. Par conséquent, parfois la commutation des liens diplomatiques de l’ancienne relation par de nouvelles devient l’option appropriée pour la Maison-

13 David Brown Palmerston and the Politics of Foreign Policy, 1846-1855, Manchester University Press,

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Blanche pour conserver un maximum d’influence sur le régime. Ainsi pour pousser, voire explorer la validité de la réflexion liminaire de Chomsky, nous pensons qu’une démarche scientifique – comprenant la création et l’application d’une théorie du point de bascule à plusieurs cas empiriques – permettra de jeter un éclairage nouveau sur les causes expliquant la dissolution ou la pérennité de relations diplomatiques entre Washington et certains dictateurs.

1.3 Pertinence de la recherche

Notre recherche est lourde de sens pour l’étude de la politique étrangère américaine et des relations internationales. D’emblée, elle nourrit l’ambition de décrypter les modalités derrière la labilité diplomatique de l’État qui depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale est une superpuissance, car tel que Layne le rappelait en 1997 « [B]ecause only

the United States possesses imposing strength in all categories of great power capability, it enjoys a preeminent role in international politics14. ». Aussi, au niveau du sujet de

recherche, faut-il rappeler que nous ne nous penchons pas sur n’importe quel type de relations diplomatiques réitérées ou rompues par la Maison-Blanche, mais bien celles qui sont embarrassantes pour les États-Unis dans la mesure où elles les unissent à certains dictateurs peu recommandables en vertu du respect des droits de la personne. Tel qu’Owen et Poznansky l’indiquent :

U.S. support of authoritarian regimes is puzzling to at least some versions of liberal International Relations (IR) theory. It violates a simple ideological hypothesis that says liberal democracies should always favor one another and promote liberalism

14 Christopher Layne, «The Unipolar Illusion: Why New Great Powers Will Rise», International Security,

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abroad. It also defies a wave of social science that suggests that democracies make better international partners15.

Rappelons à ce titre que depuis l’administration Clinton, la Maison-Blanche devait honnir d’emblée ce type de régime en vertu de la rhétorique officielle issue de la théorie de la paix démocratique16. À nos yeux, il semble donc intéressant d’examiner les raisons derrière la labilité de l’appui diplomatique avec des amis aussi utiles que gênants.

De plus, dans le champ d’études de la politique étrangère, notre sujet en est un cardinal pour les décideurs futurs de la Maison-Blanche qui, rationnellement, souhaiteront éviter certains faux pas reliés à notre sujet d’étude, car comme le rappellent Garfinkle et al. :

Policy failures vis-à-vis Friendly Tyrants have resulted in serious setbacks for the United States. […] Failures in managing Friendly Tyrants crisis always lead to recrimination at home, too. Indeed, Friendly Tyrants episodes are the nub of some of the most visceral debates in postwar American foreign policy. They have also served as a reference point for waging battles over the next crisis, sometimes for many years17.

D’autre part, le concept central de notre théorie qu’est la recherche de la conservation maximale de l’influence acquise permettra de préciser et de jeter un nouvel éclairage sur ce concept flou qu’est l’influence dans la discipline des relations internationales. Utilisé en tant que synonyme du pouvoir politique ou d’une simple conséquence de la puissance,

15 John M. Owen (IV) et Michael Poznansky, «When Does America Drop Dictators?», European Journal

of International Relations, Vol. 20, No. 4, 2014, p. 1075.

16 Le président Clinton a clairement fait référence à la paix démocratique dans son discours sur l’état de

l’Union en 1994 : «Ultimately, the best strategy to ensure our security and to build a durable peace is to

support the advance of democracy elsewhere. Democracies don't attack each other, they make better trading partners and partners in diplomacy.». Voir, Miller Center, University of Virginia, State of the Union Adress of Bill Clinton (January 25, 1994), [En ligne] : http://millercenter.org/president/speeches/detail/3437

(Page consultée le 20 décembre 2013).

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pour nous l’influence – théorisée comme une forme de pouvoir indirect qui peut être

acquis par le maintien d’une relation amicale asymétrique entre Washington et un régime

autoritaire, pouvant aussi être perdu au profit d’autres puissances régionales concurrentes – ce concept a été néanmoins peu abordé ces dernières années dans l’étude des relations internationales. Dans les années 60, le sociologue Talcott Parson soulignait pourtant l’aspect fondamental bien que kaléidoscopique de l’influence : « Many of the

fundamental ideas underlying studies of the effect of communications, persuasion, the shaping of attitudes, and the formation of voting intentions can be generalized in terms of a common idea: the concept of influence18. ». En somme, notre interprétation novatrice du

concept d’influence acquise étudiera des facettes peu explorées de celui-ci, c’est-à-dire celles qui sont liées à la recherche constante de sa conservation en période de crise par rapport à sa perte éventuelle et à sa transformation possible par la commutation de la relation amicale précédente par une nouvelle potentiellement harmonieuse ou houleuse à court terme autant qu’à long terme. Notre modèle théorique souhaite donc mieux cerner – et par conséquent revitaliser – le concept galvaudé de l’influence quant à son impact sur la modulation de la politique étrangère américaine19.

Aussi, en proposant et en testant cette théorie sur plusieurs cas étalés dans le temps et l’espace, nous serons en mesure d’exposer l’évolution ou la pérennité de la conduite de la politique étrangère américaine et de donner une portée globale à nos conclusions. Le

18 Talcott Parson, « On the Concept of Influence », The Public Opinion Quarterly, Vol. 27, No. 1, 1963, p.

37.

19 Nous reviendrons sur les différentes définitions du concept d’influence dans la section du cadre théorique

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concept d’influence nous permet de transcender les changements structuraux dans les relations internationales ainsi que les variations des priorités poursuivies prônées par les différentes administrations qui se sont succédé. Le concept d’influence nous permet donc de glaner autant des cas empiriques issus de la Guerre froide que d’autres, survenus après. En résumé, le choix d’opter pour une analyse couvrant un large spectre temporel et géographique qui examinera à la fois l’avènement et le non-avènement du point de bascule dans la politique étrangère américaine accroîtra substantiellement la validité externe de notre théorie. Le but recherché ici étant de pouvoir non seulement expliquer le déclenchement de points de bascule antérieurs, mais également de pouvoir prédire dans des circonstances similaires l’éventualité de leurs concrétisations futures dans la politique étrangère de la Maison-Blanche.

Enfin, cette recherche est également pertinente pour l’étude des relations internationales puisque celle-ci élabore et teste une théorie intégrant le paradigme du réalisme défensif20, ce qui permettra aussi d’examiner la validité empirique de cette approche pour expliquer la prise de décision des États-Unis dans ce type de crise depuis la Guerre froide.

20 Nous reviendrons plus en détail sur le lien unissant notre théorie au réalisme défensif au prochain

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2) La théorie du point de bascule

2.1 La recension des écrits

Que nous apprend la littérature sur la politique étrangère et les relations internationales au sujet de notre puzzle de recherche? Avant d’élaborer notre théorie, il faut situer et légitimer l’élaboration de cette dernière par rapport aux recherches existantes. Pour ce faire, nous subdiviserons la littérature pertinente à notre recherche en deux sections. La première section présente les recherches qui traitent des couples formés d’un État démocratique et d’un régime autocratique. La seconde présente tout spécialement les thèses qui tentent d’expliquer pourquoi certains États puissants en viennent à désavouer certains dictateurs. Cette recension des écrits nous permettra de situer notre apport théorique. Comme nous le constaterons dans les pages qui suivent, peu de travaux ont tenté de répondre d’une façon cohérente à notre problématique.

2.1.1 Les études portant sur les relations amicales entre des États démocratiques et des dictatures

Des chercheurs se sont déjà prononcés sur les raisons qui ont poussé des États démocratiques à appuyer un dictateur durant la Guerre froide. À ce titre, parmi les recherches plus importantes, il y a celle de Jeane Kirkpatrick21 qui en 1982 dans

21 Jeane Kirkpatrick, à la suite de cette publication, fut nommée au sein de l’administration Reagan où sa

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Dictatorships and Double Standards : Rationalism and Reason in Politics22 défendait la création d’alliances entre Washington et des régimes dictatoriaux de droite pour combattre la menace communiste. Pour Kirkpatrick, l’appui à des régimes autoritaires capitalistes était un pis-aller pour Washington face à des dictatures totalitaires socialistes et tant que la Maison-Blanche ne pactisait pas avec ces dernières, l’incohérence entre une démocratie et une dictature n’en était pas une. Toutefois, bien que les arguments théoriques avancés par cette chercheure expliquent bien pourquoi les États-Unis soutenaient ou lâchaient des dictateurs durant la Guerre froide, ceux-ci ne peuvent pas s’appliquer à des cas post-Guerre froide, ce qui implique un savoir situé, ce que nous souhaitons dépasser par la proposition de notre théorie du point de bascule. D’après une analyse historique et toujours durant la Guerre froide, il y a aussi David Schmitz dans son opus The United States and Right-Wing Dictatorships, 1965-1989, paru en 2007, qui a analysé les causes de l’appui américain à des dictateurs durant la Guerre froide. Selon lui, les États-Unis ont appuyé des dictateurs pour deux raisons principales. D’une part, les décideurs en poste à la Maison-Blanche entre 1965 et 1989 entretenaient des préjugés racistes envers la possibilité de démocratisation des États tiers-mondistes23. D’autre part, Schmitz soutient que c’est en vertu de la théorie de la modernisation évolutive – populaire au sein des différentes administrations qui se sont succédé à la Maison-Blanche durant la Guerre froide – postulant que la démocratisation des États non démocratiques passait obligatoirement par une phase initiale mettant en place un État dirigé par un

22 Jeane Kirkpatrick, Dictatorships and Double Standards: Rationalism and Reason in Politics, Simon &

Schuster, New York, 1982.

23 David Schmitz, The United States and Right-Wing Dictatorships, 1965-1989, Cambridge University

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gouvernement autocratique capitaliste. Ainsi pour Schmitz, Washington acceptait de danser avec le « diable » en pactisant avec des dictatures à la condition que celles-ci ne remettaient pas en question le système capitaliste. Même son de cloche chez Bruce Jentleson lorsqu’il explique les alliances diplomatiques bizarres conclues par la Maison-Blanche durant la Guerre froide : « [W]e supported ‘‘ABC’’: Anybody But a Communist.

Unsavory alliances with dictators, support for military coups, covert actions, and other policies which hardly fit with democracy promotion were justified with the overriding strategic rationale that ‘‘he may be an SOB, but he’s our SOB’’24. ». À un niveau plus

large et pour la période d’après Guerre froide, James M. Scott et Carie A. Steele se sont penché pour leur part sur l’aide financière américaine versée pour favoriser la 3e vague de démocratisation de 1990 à 1999 par l’entremise de la National Endowment for

Democracy (NED)25. Leurs conclusions soutiennent que l’aide financière offerte par les États-Unis a eu un effet mitigé sur la démocratisation des régimes autoritaires visés par la NED26. Enfin, de leur côté, Adesnik et McFaul relèvent que les dictateurs ont tout intérêt à entretenir des liens amicaux et profonds avec la Maison-Blanche27. En analysant le cas des Philippines, de la Corée du Sud et du Chili, ces auteurs soutiennent que la Maison-

24 Cité par Bruce W. Jentleson, « Beware of the Duck Test », The Washington Quarterly, Vol. 34, No. 3,

2011, p. 138.

25 James M. Scott & Carie A. Steele, «Assisting democrats or resisting dictators? The nature and impact of

democracy support by the United States National Endowment for Democracy, 1990–99», Democratization, Vol. 12, No. 4, 2005.

26 Scott et Steele concluent d’ailleurs que : «Democracy promotion may well be a central organizing

principle for the United States and others, since the end of the Cold War. However, the analysis here suggests there is little reason to believe that NED [National Endowment for Democracy] foundation aid is a particularly central or effective element of that effort. In the end, it seems safe to conclude that the NED cannot be said to be responsible for spreading or accelerating the ‘third wave’ of democratization. Whether other forms of democracy assistance might be more significant remains to be seen.». Voir, op. cit., p. 455.

27 David Adesnik et Michael McFaul, «Engaging Autocratic Allies to Promote Democracy», The

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Blanche devrait pousser leurs amis autoritaires vers une démocratisation graduelle pour éviter que ceux-ci ne subissent à moyen terme une révolution interne. Or, les arguments théoriques d’Adesnik et McFaul ne nous permettent pas de comprendre la décision que prennent les États-Unis lorsqu’à court terme un dictateur chute et qu’il faille choisir entre la prolongation ou l’arrêt abrupt de la relation qui les unissait jusqu’alors. Bref, malgré la probité de ces travaux, il appert que d’un côté ils traitent surtout des alliances survenues durant la Guerre froide et de l’autre, ils n’expliquent pas le point de bascule qui nous intéresse dans la politique étrangère des États-Unis.

2.1.2 La littérature portant précisément sur l’abandon des dictateurs amis

Lorsqu’il est question des causes qui peuvent expliquer le désaveu d’une démocratie à l’égard d’une dictature, certains chercheurs ont avancé quelques arguments intéressants. Dans son article Preempting Revolution: The Boundries of U.S. Influence paru en 1991, Robert Pastor s’interrogeait sur les réponses appropriées et inappropriées de différentes administrations américaines pour éviter qu’une crise de succession se transforme en révolution. Pour répondre à cette problématique qui s’apparente à la nôtre, ce chercheur arrivait aux conclusions suivantes : « U.S. policy was strikingly similar in each of the

cases examined below: the United States first identified with the dictator, then distanced and dissociated from him, and when the moderates legitimized the left, it tried to locate and support a moderate third force28. ».

28 Robert Pastor, «Preempting Revolution: The Boundries of U.S. Influence», International Security, Vol.

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Cette recherche est intéressante à deux égards. D’une part, Pastor avance qu’il y a une logique pérenne derrière la décision de Washington d’abandonner un dictateur ami qui voit le pouvoir lui échapper. D’autre part, à l’instar de nos prétentions, Pastor aborde l’idée qu’un désaveu soudain de la Maison-Blanche à l’égard d’un de ses dictateurs amis implique une phase d’évaluation durant laquelle Washington recherche la commutation possible de sa relation amicale d’avant avec le ou les remplaçants au pouvoir. Ceci dit, les arguments théoriques qu’il met de l’avant n’arrivent pas à répondre adéquatement à notre problématique. En utilisant le concept de « crise de succession », Pastor tient pour acquis que le dictateur ami tombera tôt ou tard, ce qui, en ce qui nous concerne, n’est pas toujours le cas. À notre avis, il emprunte un raccourci chronologique qui est tributaire de l’absence de la variable de la perte de contrôle, laquelle est fondamentale à nos yeux pour comprendre les subtilités de la fluctuation de la politique étrangère américaine dans ce type de crise. Comme nous l’avons observé en introduction, Washington n’abandonne pas toujours ses amis dictateurs aux prises avec une crise interne. Bien au contraire, plusieurs cas récents durant le Printemps arabe démontrent que Washington a en fait prolongé son appui à certains amis dictateurs du Moyen-Orient (notamment à Bahreïn, à Oman et en Arabie Saoudite) qui étaient capables de juguler la révolte. De la même façon, pour Pastor, le pire dénouement possible pour Washington est l’avènement d’une révolution antiaméricaine. Or, Washington accepte parfois de jouer le jeu des révolutionnaires en pactisant avec eux à leur arrivée, ce qui selon nous s’explique par une commutation possible de l’influence acquise lorsque ceux-ci arrivent au pouvoir. N’oublions pas que la Maison-Blanche reconnut initialement le nouveau gouvernement

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cubain après que Castro eut marché sur La Havane. Qui plus est, dans les mois qui suivirent, ce dernier fut même invité à la Maison-Blanche où il eut un entretien cordial avec le vice-président Richard Nixon. Pour Pastor, l’arrivée de Fidel Castro en 1959 signa instantanément la fin des rapports cordiaux – un raccourci dans le temps qui occulte, selon nous, plusieurs facettes de la prise de décision américaine entourant la Révolution cubaine29. Mentionnons également que certains cas empiriques attestent d’un appui américain jusqu’au-boutiste à l’égard de certains dictateurs pourtant déchus, ce que le modèle théorique de Pastor n’arrive pas élucider. Enfin, bien que cet auteur effectue un examen empirique appréciable en testant sa théorie sur sept cas – tous issus de la période de la Guerre froide –, cette recherche souffre d’une validité externe limitée, un écueil méthodologique auquel nous remédierons dans notre recherche en sélectionnant des cas s’échelonnant de la Guerre froide au « Printemps arabe ».

Il y a aussi Richard Snyder qui, dans son article Explaining Transitions from

Neopatrimonial Dictatorships, paru en 1992, souhaitait identifier les variables

responsables de la transition des dictatures néopatrimoniales en quatre types d’alternatives possibles : une dictature militaire, un gouvernement démocratique, la stabilité et la révolution30. La typologie élaborée par cet auteur par rapport aux quatre types de remplaçants pouvant possiblement renverser un dictateur de même que ses conclusions sur le comportement des puissances étrangères dans cette transition sont

29 Pastor disait à ce titre : «From the U.S. perspective, the worst outcomes occurred in Cuba, Iran, and

Nicaragua, where anti-American revolutionary regimes took power.». Voir, op. cit., p. 58.

30 Richard Snyder, «Explaining Transitions from Neopatrimonial Dictatorships», Comparative Politics,

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intéressantes pour notre recherche :

The role of foreign powers in the evolution of neopatrimonial dictatorships can be conceptualized as follows. There are generally four potential successors to a neopatrimonial ruler: another dictator (usually a son of the old dictator); the military; civilian moderates (usually backed by the military); and revolutionaries (perhaps joined by moderates). Foreign powers can figure in this drama by strengthening to varying degrees the capacities of one or more of these actors to capture and to hold state power31.

Cependant, en se focalisant sur des facteurs internes comme l’autonomie de l’armée, les stratégies et la force organisationnelle du ou des groupes révolutionnaires opposés au dictateur, ce chercheur répond à sa problématique, mais pas à la nôtre. En effet, pour Snyder, c’est le dénouement de la transition qui importe et non pas le processus décisionnel de la Maison-Blanche menant au lâchage d’un dictateur ami. Enfin, en analysant seulement des cas provenant de la Guerre froide, la sélection des cas de Snyder réduit la validité externe de cette recherche.

De leur côté, dans leur opus Friendly Tyrants : An American Dilemma de 1991, Daniel Pipes et Adam Garfinkle analysent plusieurs cas où la Maison-Blanche a dû réagir face à la chute possible d’un dictateur ami. Selon eux, c’est surtout l’opinion du peuple américain qui peut précipiter l’abandon d’un dictateur ami lorsque celui-ci fait face à une crise interne32. Or, selon nous, l’importance accordée à l’opinion publique américaine compte moins dans le calcul décisionnel final que des motivations dites matérielles et extérieures. À cet égard, nous retiendrons les thèses liées à l’importance de l’opinion

31 Ibid., p. 384.

32 Daniel Pipes et Adam Garfinkle, Friendly Tyrants : An American Dilemma, St-Martin’s Press, New

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publique prônée par ces auteurs lorsque viendra le temps de concurrencer la validité de notre théorie du point de bascule aux cas de notre échantillon. Or, bien que Garfinkle et

al. (1991 et 1992) ont abattu un travail considérable à propos de notre sujet du point de

vue empirique, ceux-ci n’ont jamais échafaudé une théorie unifiée qui pourrait répondre à notre problématique.

William I. Robinson, quant à lui, s’intéressait à notre problématique en y répondant avec une approche néomarxiste. Ce chercheur postulait dans les années 1990 que la politique étrangère de Washington est infléchie par la mondialisation qui crée une élite procapitaliste transnationale, laquelle impose – ou souhaite conserver du moins – un ordre néolibéral basé sur le libre-échange33. D’après son analyse, c’est sous les traits de la démocratie libérale qu’une polyarchie mondialisée permet à cette élite procapitaliste de « départager » les dictateurs toxiques des autres. Or, bien que le concept d’influence américaine dans notre théorie inclut un volet économique, Robinson met uniquement l’accent sur cet aspect du problème et ne peut expliquer par exemple la décision d’abandonner Moubarak. De son côté, le chercheur Mark Peceny a proposé en 1999 une théorie du point de bascule – sans la nommer comme telle – qui postule que c’est la recherche de sécurité qui pousse la Maison-Blanche à utiliser la force pour parfois promouvoir des politiques de nonliberalization. Toujours selon lui, la réponse à notre question est d’ordre interne puisque c’est la variation de l’appui du Congrès qui peut faire fluctuer la décision ultime de la Maison-Blanche d’aider ou ne pas aider militairement un

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dictateur ami34. Justement, notre analyse diffère de celle offerte par Peceny puisque nous nous penchons sur les crises où Washington n’a pas souhaité intervenir militairement. Dans la même veine que Peceny et toujours dans le sillage d’une réponse liée à la prise en compte des tractations internes aux États-Unis, il y a aussi Will Walldorf en 2008 qui observait que la variation de l’appui des États-Unis à un dictateur peut découler des pressions exercées sur le Congrès par des lobbies dédiés aux droits de l’homme35.

Dans une analyse qui tient plus de l’essai philosophique et en sortant de l’exemple strictement américain, Franck Gene en 2009 soutenait que le désaveu d’une grande démocratie à l’égard d’un dictateur confronté à des soulèvements populaires est dû à une forme de recherche amorale de l’intérêt national. Car, selon lui, lorsqu’un État A – comme l’ont fait les États-Unis lors du Printemps arabe – se prononce pour ou contre un soulèvement envers la dictature d’un État B, il s’agit d’une forme tronquée de maximisation de l’intérêt national pour celui qui vient en aide à l’un ou l’autre des acteurs en présence à savoir, le régime en place ou la vindicte populaire36. En fait, lorsqu’il est question des causes qui poussent un État démocratique à cesser d’appuyer un dictateur, Gene soutient qu’une telle décision met en scène deux possibilités. Soit l’État démocratique agira contre la dictature pour mieux la maîtriser aux plans économique, politique ou militaire, soit l’État démocratique s’investira de manière positive pour le

34 Mark Peceny, Democracy at the Point of Bayonets, Philadelphie, Pennsylvania State University Press,

1999.

35 Will Walldorf, Just Politics: Human Rights and the Foreign Policy of Great Powers, Ithaca, Cornell

University Press, 2008, p. 144.

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peuple opprimé à partir du moment où le mouvement intérieur de résistance aura déjà ébranlé la dictature au point d’attirer l’attention internationale sur la nature brutale du régime. Bien que ces conclusions soient intéressantes, la démarche intellectuelle de ce philosophe tient plus d’un pamphlet anti-impérialiste que de l’analyse scientifique. Qui plus est, outre les errances normatives de cette « réponse » activiste, les propositions théoriques qui y sont présentées ne sont en aucun cas testées.

N’oublions pas non plus David Lake qui postulait en 2011 que les États-Unis vont soutenir la démocratisation d’un régime autoritaire si les préférences de l’électeur moyen de celui-ci sont compatibles avec les leurs37. Inversement, en l’absence d’une concordance possible entre les préférences américaines et celles d’éventuels électeurs d’un régime autoritaire, la Maison-Blanche continuera à soutenir le dictateur. Bien qu’il s’agit là d’une modélisation théorique intéressante, lorsque confrontée à certains cas empiriques, cette théorie ne peut pas expliquer la réaction américaine lorsqu’un dictateur est remplacé par un autre qui obtient l’appui de Washington et qu’il ne tient pas d’élections, comme ce fut le cas par exemple à Cuba au cours des premiers mois de 1959 avec la permutation de l’appui américain entre Batista et l’arrivée de Fidel Castro ou plus récemment avec l’arrivée d’Hamid Karzai à la tête de l’État afghan en 2001 après le déclenchement de l’Opération Enduring Freedom.

37 David A. Lake, «The domestic politics of international hierarchy: Indirect rule in the American system»,

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Il y a aussi James Petras qui a tenté d’expliquer le comportement de Washington lors du Printemps arabe en établissant un parallèle entre les stratégies diplomatiques de la Guerre froide : « [T]here are ample historical precedents which are essential to understand the

strategic direction of Obama’s policies38. ». Dans cet article qui relève plus d’un éditorial, Petras se range néanmoins du côté de Jentleson pour ce qui est de la position du retard sur les événements qu’accusait la Maison-Blanche lors du Printemps arabe par rapport au cas égyptien39. Ainsi, il conclut que le point de bascule s’avéra au Caire en raison de l’incapacité de la Maison-Blanche à juguler ou à contrôler la révolte par l’entremise de la CIA ou du MOSSAD, lequel a tôt fait d’infléchir la position initiale de la Maison-Blanche pour le maintien de Moubarak. Toutefois, bien que ces travaux soulèvent des pistes théoriques intéressantes, celles-ci demeurent largement hypothétiques dans la mesure où les arguments que mettent de l’avant ces auteurs ne sont pas confrontés à un test empirique et ne sont donc pas prouvés.

À cet égard, John M. Owen et Michael Poznansky ont publié en 2014 une étude qui tente de répondre tout spécialement à notre problématique de recherche et qui teste une théorie sur divers cas empiriques. Leur théorie du désaveu des États-Unis face à des dictateurs

38 James Petras, «Washington Faces the Arab Revolts: Sacrificing Dictators to Save the State», Journal of

Contemporary Asia, Vol. 41, No. 3, 2011, p. 483.

39 Tel que James Petras l’indique : «The Arab revolt demonstrates once again several strategic failures in

the much- vaunted secret police, Special Forces and intelligence agencies of the US and Israeli state apparatus, none of which anticipated, let alone intervened, to preclude successful mobilisation and influence their government’s policy toward the client rulers under attack. […] Washington was totally unprepared by the 27 US intelligence agencies and the Pentagon, with their hundreds of thousands of paid operatives and multi-billion-dollar budgets, of the forthcoming massive popular uprisings and emerging movements.». Voir, James Petras, ibid., p. 485.

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amis postule que pour qu’un point de bascule survienne, deux conditions doivent être rencontrées. D’un côté, une crise interne doit menacer le maintien au pouvoir d’un dictateur ami de Washington. De l’autre, le modèle interne américain lié au libre marché et à la démocratie libérale ne doit pas avoir d’alternatives (par exemple, le communisme ou l’islamisme) dans la région où surviendraient des élections après la destitution avérée du dictateur ami. Selon ces auteurs, c’est lorsque ces deux conditions coïncident que la Maison-Blanche appuiera la démocratisation du régime40.

Or, bien que ces chercheurs construisent leur problématique sur l’exemple de l’Égypte à partir de 2009, leur théorie, prête le flanc à la critique par son incapacité à expliquer de façon probante le cas égyptien. En effet, bien que l’étude décortique le lâchage diplomatique américain de Ferdinand Marcos en 1986 aux Philippines, elle s’avère à court d’arguments pour expliquer les événements du Printemps arabe, dont la chute de Moubarak constitue un élément de taille. La démarche de ces chercheurs ne tient pas compte de possibles cas déviants, à savoir des cas où ces deux conditions coïncident, mais où Washington choisirait de maintenir son appui à un régime autoritaire ou encore, des cas où Washington changerait sa position sans que ces deux conditions nécessaires

40 John M. Owen IV et Michael Poznansky résument ainsi leur théorie : «We focus on discrete decisions by

a US President to retain a dictator or instead press for democracy in a client state S. Two conditions must be satisfied for a President to do the latter. (1) An exogenous domestic crisis must threaten S’s authoritarian regime. (2) The US domestic model of free-market liberal democracy must face no credible alternative in S’s region as a route to national development and security. A credible alternative model (e.g. communism or Islamism) threatens US interests by making dissenting elites in S more hostile to US hegemony and more accepting of the hegemony of America’s security rivals; that in turn makes free elections in S riskier for Washington. But when conditions (1) and (2) coincide, a new bargain emerges: S’s elites, now assenting to the US model, pledge to participate in the US-sponsored regional order, and Washington presses S’s regime into democratizing.» Voir, John M. Owen IV et Michael Poznansky, «When Does America Drop Dictators?», European Journal of International Relations, Vol. 20, No. 4, 2014, p. 1072.

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soient remplies. À cet égard, dans le cas de l’Égypte lors du Printemps arabe, la Maison-Blanche devait faire face à une « alternative » de taille : le risque d’une islamisation accrue avec l’arrivée des Frères musulmans au pouvoir advenant une démocratisation de l’Égypte. Les auteurs, pour surmonter cette difficulté empirique, citent un chercheur du nom de Marc Lynch qui suggère qu’au début du Printemps arabe les Frères musulmans avaient officiellement renoncé à se présenter à des élections suivant le départ de Moubarak41. Or, Owen et Poznanski, pour légitimer la validité de leur argument théorique, font une utilisation tronquée des propos de Lynch. Ceux-ci écrivent : « As

Marc Lynch (2011) notes, Obama’s team was relieved to learn that the Muslim Brotherhood, the country’s leading Islamist organization, declared it would not seek the Egyptian Presidency or a parliamentary majority42. ». Par contre, à la lecture complète de son article intitulé America and Egypt After the Uprisings, Lynch ne fait mention qu’à une seule occasion de ce « vœu pieux » et il se montre prudent quant à la véracité de cette feinte diplomatique qui visait à rassurer la Maison-Blanche. Tel que l’indique Lynch :

The Muslim Brotherhood has already announced its intention to form a political party under the name Freedom and Justice Party, and to participate in elections. While the Brotherhood has vowed to seek neither the presidency nor a parliamentary majority (a wise tactical move intended to reassure Egyptians and the international community), it will certainly play an important role in any emerging multi-party democratic politics43.

Ici, il semble clair que Lynch se montre dubitatif quant au « serment » des Frères

41 Tel qu’ils l’indiquent : «As Marc Lynch (2011) notes, Obama’s team was relieved to learn that the

Muslim Brotherhood, the country’s leading Islamist organization, declared it would not seek the Egyptian Presidency or a parliamentary majority». Voir, John M. Owen IV et Michael Poznansky, op. cit. p. 2.

42 Idem.

43 Marc Lynch, «America and Egypt after the uprisings», Survival: Global Politics and Strategy, 2011, Vol.

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musulmans à ne pas se présenter à des élections – ce qu’omettent de mentionner Owen et Poznansky dans leur article. D’ailleurs, comme on allait le découvrir quelques mois plus tard, les Frères musulmans se sont non seulement présentés aux élections égyptiennes qui ont suivi la chute du président Moubarak, qui plus est, ils les ont remportées. Mentionnons enfin que la modélisation d’Owen et Poznansky accuse une carence dans leur théorie en n’incluant pas la précision du concept de perte de contrôle d’un dictateur ami sur son régime dans leur modalité de crise interne menaçant le maintien au pouvoir de celui-ci, comme ce fut le cas en Égypte en 2011. Rappelons aussi que le renversement de Batista à Cuba en 1959 ou de Pahlavi à Téhéran en 1979 sont des cas qui forcèrent les États-Unis à se positionner face à la perte de contrôle d’un dictateur ami sur son régime.

Pour donner suite à ce tour d’horizon, nous pensons qu’une étude comme celle que nous souhaitons mener est légitimée compte tenu de l’incapacité des modèles théoriques existants à formuler une réponse convaincante à notre problématique de recherche. D’une part, outre Pastor ou encore Owen et Poznansky, les analyses se penchant sur les relations entre la Maison-Blanche et des dictateurs ne traitent que très rarement des causes de ruptures de ce type de relation diplomatique, ce qui pour nous est un aspect lourd de sens et de conséquences pour sa politique étrangère. Aussi, beaucoup de spécialistes s’étant intéressés à la chose fournissent des réponses à notre problématique qui relèvent plus souvent du procès d’intention pour exposer le machiavélisme de la politique étrangère américaine. Il appert également que les grandes approches théoriques structurelles (néoréaliste, néolibérale et constructiviste) n’arrivent pas à expliquer l’entièreté des cas que recèle l’histoire américaine – de la Guerre froide au Printemps arabe – chaque fois où

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