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Les enjeux identitaires, conjugaux et sociaux de l‟infertilité

L‟infertilité est génératrice d'angoisses majeures car cela a été démontré par le fait que la sexualité reproductive et celle qui ne l'est pas sont distinguées (Tabet, 1986, p. 98). Le statut social de la femme infertile est à mettre en relation avec la valorisation de la procréation. La famille favorise l‟enfantement pour assurer non seulement sa survie biologique, mais également sa propre survie sociale au travers de la transmission de valeurs et de normes liées à la reproduction du genre humain. « Si le statut de femme est acquis à partir du premier enfantement, c'est aussi avec lui que le corps féminin devient un enjeu de pouvoir considérable entre les univers sociaux masculins et féminins ». Comme dans la société marocaine, le modèle « mère-avant tout » reste le modèle dominant chez toutes les femmes interrogées. C'est pourquoi la stérilité est vécue comme une vraie « catastrophe », un mal… La femme infertile informe par son corps une sorte d‟analogie inversée, que le corps fécond est survalorisé » (Malek Chebel, 1984, p. 9). Elle est présentée comme un argument qui « légitime » divers comportements (divorces, polygamies, marginalisation…) précise Houda El Aaddouni (2003).

La réalisation du corps gestant est honorée par son association à la divinité créatrice. Cette relation (çilatou errahim) inaugure et introduit la femme au statut glorifié de la féminité accomplie et heureuse. Elle devient al waloud, celle qui procrée ». Par contre la stérilité au Maroc comme ailleurs renvoie à l'idéologie sexuelle qui domine le champ de la sexualité, du

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statut de la femme et de la famille. Celle-ci demeure une composante essentielle de la mémoire collective. Les travaux anthropologiques sur le genre et le féminisme ont contribué à comprendre quelques dimensions de cette sexualité. Ici, ce qui nous intéresse, c'est la remise en cause de la médecine moderne par la perpétuation de la féminisation de la stérilité dans la mémoire collective. A cet égard, le recours à la médecine traditionnelle est dominant. Selon l'idéologie sexuelle qui la sous-tend, c‟est une affaire des femmes.

Les statuts de féminin et de masculin liés à la reproduction et à l‟enfantement sont donc vécus par la plupart des couples en raison de l‟infertilité. On est en présence d‟un problème identitaire genré. Les problèmes d‟infertilité font apparaitre une nouvelle réalité dont le couple n‟a pas été préparé et qui, dans certains cas, affecte profondément les identités de genre. N. Athéa (1990) explique que les médecins effacent la stérilité masculine pour se retourner vers la femme. Ce sont les femmes que l‟on soigne pour les infertilités masculines (H. Rouch, 1991). Les problèmes d‟infertilité ne sont pas vécus de la même façon par les hommes et par les femmes.

Les médecins évoquent la stérilité du couple, comme d‟origine féminine, elle est passée directement à une stérilité de couple en oubliant systématiquement la stérilité masculine (F. Laborie, 1986). Dans la plupart du temps, l‟infertilité de l‟homme est mise au compte de l‟infertilité du couple. Le genre est en lien direct avec la reproduction. Son organisation est un principe dichotomisant les deux sexes, créant la distinction entre le masculin et le féminin, et introduit une hiérarchie entre les sexes (Delphy, 1991, 2008) Le genre n‟a aucune existence sans les rôles différents des hommes et des femmes dans la reproduction (Rubin, 1998).

Dans ce sens, les hommes accordent une importance à leur masculinité, mais semblent moins concernés par la norme de la procréation. Selon nos interlocutrices, ne pas pouvoir enfanter aura un impact plus important sur la femme que sur l‟homme. Les hommes décrivent les femmes sans enfants comme les seules qui subissent des jugements plus négatifs en regard des normes sociales. L‟effet de l‟infertilité sur leur identité masculine est moins exprimé :

« Je pense que pour le côté féminin, c‟est peut-être plus dur parce que la femme le

ressent peut-être en elle. Ce sont des déceptions qu‟elles expriment plus que nous les hommes»

(Mohamed, enseignant, 46 ans).

L‟importance de la procréation réside dans le fonctionnement de la société mais également dans la construction identitaire différenciée des femmes et des hommes.

Ecoutons cet extrait d‟une conversation d‟un homme qui parlait à l‟assistante biologique. Il disait : « Je vois mal ma présence régulière en venant ici….. C‟est bien la femme qui porte les

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enfants et les met au monde, ça été toujours ça, toujours elle qui assure l‟essentiel de la responsabilité des consultations, des traitements, des opérations chirurgicales, et c‟est leur corps qui portera les traces d‟une césarienne en cas où…, en plus c‟est elle qui supportera les gestes de la fécondation in vitro. » (Toufik, 42 ans, commerçant).

La société exige une division des rôles sexuels pour ne pas perturber l‟ordre social. Ainsi, certaines tâches sont dévolues aux femmes et d‟autres aux hommes. Souvent tout ce qui concerne les enfants et le travail domestique incombe aux femmes, alors que les travaux d‟extérieur incombent aux hommes. Les travaux des hommes sont toujours plus valorisés et souvent rémunérés, alors que ceux des femmes sont souvent gratuits (Bereni et al., 2008). Selon Journet, « cette reproduction est à l‟évidence une donnée qu‟aucune société, sinon dans l‟idéologie, ne laisse aux seuls effets de la nature » (Journet, 1985, p. 17).

Les femmes insistent beaucoup sur la question de la maternité et de la grossesse dans la définition identitaire féminine. L‟homme semble d‟avantage naturaliser cette identité féminine. F. Héritier (1978) souligne que la maternité est ambigüe et amène force et faiblesse aux femmes : « […] du fait de la nature du pouvoir féminin, sa fécondité, qui est aussi sa faiblesse : Pouvoir que les hommes aimeraient bien avoir […] mais aussi la faiblesse parce qu‟il immobilise, qu‟il est subi » (Héritier, 1978, p. 401). Selon elle, les hommes ont dû s‟approprier les femmes pour obtenir leur « pouvoir de fécondité » (Héritier, 1996, p. 231). La femme prise comme « corps-reproducteur féminin » (Tain, 1999) apparaît ainsi comme l‟enjeu de toute cette organisation politique de la reproduction. C‟est à cause de cette spécificité féminine qu‟existe la domination masculine (Godelier, 2004 ; Héritier, 1996 ; Mathieu, 1973 ; Meillasoux, 1975/2005 ; Tabet, 1998, 2004). Cependant, certaines féministes pensent que c‟est en détruisant cette spécificité que finira la domination masculine, d‟autres pensent qu‟il faut au contraire maintenir cette spécificité et les spécificités « masculines » et « féminines », mais abolir la domination masculine.

Pour N.-C. Mathieu (2000), la reproduction est de caractère social et elle est une production où le produit est l‟enfant. Les femmes « produisent » ou « fabriquent » les enfants et les hommes s‟approprient ce produit (Meillassoux (1975/2005). Essentiellement définie par sa fonction de reproduction, la femme est considérée, selon l'expression de Meillassoux, comme « une productrice des producteurs (p. 44) ». A ce titre, elle assure la reproduction de la force de travail, de la vie qui prolonge le groupe.

Cette division sous entend une division sexuée qui suit généralement la distinction entre le travail productif, considéré comme masculin et le travail reproductif, étiqueté de féminin (Bereni et al., 2008). Dans ces analyses sur la parenté, Laurent Barry explique que l‟enfantement

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découle des « expressions logiques des rôles sexués dans l‟accouplement et la génération » (Laurent, Barry, 2008, p. 170). Les femmes sont considérées comme étant les vecteurs privilégiés dans la construction des êtres, les hommes n‟étant que des vecteurs secondaires

Il est souvent démontré que l‟infertilité est attribuée à l‟un ou l‟autre des membres du couple et plus rarement aux deux, mais elle devient un problème conjugal, une infertilité du couple. L‟homme et la femme ne peuvent pas être dans une position d‟égalité dans la mesure où cette situation permettait de créer un sentiment de culpabilité chez la femme pourtant fertile. Pour certains couples, chacun cherche le responsable du problème. Malgré l‟origine masculine, c‟est souvent la femme qui se culpabilise. La reproduction est ancrée dans un schème plus féminin que conjugal. « Toujours les gens cherchent le coupable, est-ce l‟homme ? Est-ce la

femme ? Et moi je n‟ai dis à personne que le problème venait de lui, tout simplement je leur disais que j‟ai un problème de prolactine, et que je suis en train de le régler ». Ou encore : « Il y en a beaucoup qui me demandent, C‟est qui? Est-ce que c‟est toi ou c‟est lui? ».

Les femmes sont nombreuses à avoir ressenti un sentiment de culpabilité devant l‟impossibilité « de donner un enfant » à leur conjoint. En ce sens, Lamia souligne qu‟étant elle-même la cause du problème, elle a accepté plus facilement d‟être la cible des traitements en raison de cette culpabilité. Les individus sont socialement tenus responsables du bien-être de leurs corps. L‟infertilité devient alors une incapacité individuelle vis-à-vis de son corps et des standards de normalité (Greil 2002, p. 106).

Nous assistons à une dispute au centre de fertilité, en croisant ce couple dans les escaliers. L‟homme furieux, disait à son épouse : « C‟est la dernière fois que je mètrerais les pieds ici, je

ne vais plus te suivre. A chaque fois un problème ! (Said, 39 ans, chauffeur de taxi).

Il lui lance un regard furieux. Sa femme Djamila n‟a rien dit. Mais elle avait les larmes aux yeux. Il s‟agit d‟un couple monogame jusqu‟à présent. Trois mois après l‟échec de la fiv, le couple divorce. L‟homme se remarie. La femme revient au centre pour nous informer que son mari l‟a répudié.

La femme mariée perçue comme un corps productif. La finalité du mariage est la procréation d'une progéniture. Elle se sent coupable car les embryons n‟ont pas pu se développer correctement. Il est exceptionnel que le mari devient parallèlement le cauchemar de son épouse. Quand la femme a le problème, l‟homme est soulagé. « On a eu des maris qui sont oligospermie

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je me marie avec une autre est ce que ma femme serait enceinte. On a ce genre de questions et c‟est quand même !!! » Biologiste de la reproduction.

Le divorce ou le remariage est perçu comme légitime si l‟épouse s‟avère infertile ou une « mauvaise génitrice » en raison des fausses couches successives. Dans cette situation polygamique, le malheur est essentiellement lié à la reproduction et à la sexualité, par quoi les femmes sont socialement définies. Il est supposé s'incarner notamment dans l'apparition de la stérilité, ou dans la perte des enfants en gestation, événement conçu comme d'égale gravité puisqu'il signe l'incapacité pour la femme de mener sa grossesse à terme (Sylvie Fainzang, Odile Journet-Diallo, 1991, p. 222).

Pour certains hommes, la femme doit être féconde pour être utile à la société. La femme n‟a donc « pas le droit » d‟exister pour elle‐même. Même après des années de mariage, les parents peuvent obliger leur fils à prendre une deuxième femme pour qu‟il puisse avoir des enfants. Contrairement aux femmes cadres, les femmes au foyer n‟ayant pas une activité salariale, une formation ou encore un diplôme, ont peur d‟être répudiées à cause de l‟infertilité. Il semble que cette peur peut être expliquée par la crainte de perdre la protection des hommes dont elles dépendent. Elles se plient donc aux règles de l‟ordre sexué et à assimiler l'idée du risque qu'elle encourt si elle ne donne pas naissance d‟un enfant. Tassadit Yacine (1992) explique la peur que les hommes inspirent aux femmes par la relation de dépendance qui lie les une aux autres. Certes, aujourd'hui le divorce est inscrit dans la loi. Mais il n‟est pas de l‟ordre d‟une acceptation sociale. Pour cette catégorie de femmes, vivre seule ou sans mari est mal perçu. C‟est une représentation incorporée dès leur socialisation. Autrement dit, le terme divorce, dés lors qu'il se décline au féminin devient un stigmate (Goffman, 1975).

Naima nous explique : « Quand tu te maries, tu te maries avec ta belle famille.», ou encore : «

On n‟est pas seulement mari et femme, on est marié avec la famille, la belle-famille, parce que l‟infertilité n‟est pas seulement un problème du couple, mais un problème de famille. ».

L‟enfant occupe une place centrale dans la vie de la famille. Sakina qui a déjà une petite fille, veut avoir un enfant par FIV. Nous dit : je voudrais avoir un deuxième enfant car avoir un seul

enfant ce n‟est pas bien vu. Les gens vous rappellent toujours qu‟il faut lui faire un petit frère ou une petite sœur, et même je ne veux pas que ma fille soit seule, elle risque d‟être mal protégée ».

Les travaux de Françoise Héritier, (1996) ont mis en évidence que dans la plupart des sociétés, « la règle fait du mari de la mère le père des enfants » dans un contexte dans lequel la maternité est, pour les femmes, la seule façon d'être reconnue dans la société. Selon nos interlocuteurs, l'enfant est toujours au coeur de la solidité de la relation conjugale. La venue de

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l'enfant est associée à une clôture et une plus grande fusion du couple. Le mariage est de plus en plus tardif, mais il reste lié à la venue de l'enfant.

Le discours des femmes sur l‟importance de la grossesse met en évidence le devoir de la reproduction. Elles considèrent que « la stérilité peut être une cause d‟annulation de son

mariage. Etre mère non seulement assure la stabilité de l‟union, mais confère un respect accru à la femme. ». Dans un contexte de fragilisation des unions, le lien entre le père et l'enfant devient

vulnérable et, à cet égard, le coût du divorce est plus élevé pour les hommes. Ce n'est alors pas l'enfant qui est ciment du couple, mais le couple et son maintien, qui est ciment de la relation entre le père et son enfant. C'est cette hypothèse que nous tentons de vérifier dans le présent travail.

Ce désir de grossesse est fortement encouragé socialement. Le statut d‟épouse et de femme féconde reste enviable et recherché. La valorisation des femmes passe toujours par le mariage et la fécondité. (Brochard, 2014)

« Après le mariage, tout mon entourage (famille, amis, collègues de travail) attend de

moi que je sois enceinte. Moi-même j‟étais inquiéte de ne pas avoir d‟enfant, je me sentais coupable car mon mariage était en jeu. « On ne vit pas l‟infertilité que dans notre couple, mais on le vit socialement, c‟est très difficilement surtout pour ma famille : vous vous mariez et pour eux, dans l‟année, c‟est le bébé qui doit suivre. Alors il faut faire un enfant la première année. La pression est assez forte. Avoir un enfant la première année qui suit le mariage, c‟est forcé, même si on n‟en veut pas, il faut le faire. »

Les femmes racontent avoir eu recours à des méthodes plus simples, comme la prise de médicaments (d‟hormones), dans le but de tomber enceinte. D‟autres ont tenté des procédures plus sophistiquées à plusieurs reprises. C‟est notamment le cas de Mohamed âgé de 36 ans et Fatima, 34 ans, mariés depuis neuf ans, tous deux ayant fait des études universitaires, employés à Sonatrach et disposant d‟un revenu familial élevé. La femme voulait s‟inscrire pour une Fécondation in vitro. Mais le mari s‟oppose. La belle famille intervient pour convaincre son fils, mais Mohamed refuse toujours. Deux ans après, ils tentent une insémination infructueuse pour avoir un enfant. Mais le mari s‟oppose. Lorsqu‟ils décident d‟avoir un enfant après trois ans de mariage, ils apprennent que le mari a une production insuffisante de spermatozoïdes. La femme a eu trois fausses couches, auxquelles ses chances de tomber enceinte diminuent. Après cette épreuve, le couple s‟accordera un temps de répit pour réfléchir sur d‟autres voies possibles, car selon eux, ce processus a été extrêmement éprouvant, tant d‟un point de vue physique qu‟émotionnel. Avoir des enfants par l‟adoption devient pour tous les deux une piste à considérer

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et à laisser mûrir même si leur décision d‟adopter est prise à des moments différents. Bien que Fatima se sente prête depuis longtemps, elle attend patiemment que son mari finisse par se décider. Pour lui, cette décision est plus difficile, car selon ses déclarations, il a connu plusieurs périodes de doutes et de soucis qu‟il considère comme importantes.