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Les dynamiques post-1989

Dans le document Les pays émergents (Page 168-176)

À compter de 1989, la restructuration profonde de l’organisation économique de type soviétique et les flux d’investissements directs étrangers vont bouleverser les équilibres construits durant près de quarante-cinq ans en Europe centrale. Ces deux facteurs permettent la mise en œuvre des fonds européens de pré-adhésion à compter de l’année 2000 et des fonds structurels qui, à partir de 2004, font du développement régional une priorité nationale.

La fin d’un modèle, le retour du dualisme

L’impact cumulé de l’ouverture des frontières, de la confrontation aux marchés et de la transformation radicale du modèle de développement soviétique s’est traduit au niveau des territoires par une crise profonde dans des secteurs anciennement privilégiés – mines, sidérurgie, énergie, mécanique – que peu d’investisseurs, sinon aucun, ne voulaient reprendre. En cette période de transformation rapide, le rattrapage n’a pas été pensé comme l’occasion de moderniser les équipements dans des secteurs confrontés à de profondes mutations mais bien davantage en termes de liquidation. Les « colosses » industriels de l’ère soviétique sont rapi-dement devenus des « épaves » dont le poids local a été d’autant plus lourd qu’ils avaient contribué à façonner des régions entières. Parallèlement à cet effondre-ment, à l’origine de poches importantes de chômage, un mouvement croissant de

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création d’entreprises s’est développé autour des grands complexes. De minuscules PME familiales ont vu le jour dont seules quelques-unes se sont transformées, au fil du temps, en prestataires de services auprès des entreprises. Au même moment, le clivage entre les grandes villes régionales ou les capitales, certes frappées par la crise mais disposant de ressources alternatives propres, et les milieux ruraux, maillés de villes de moyenne et de petite taille s’est accentué. Ce sont ces petites agglomérations qui ont supporté les effets les plus dramatiques de la transition.

D’abord, parce qu’elles avaient été les premières bénéficiaires de l’industrialisa-tion des années 1960 et 1970, quand elles avaient pu s’imposer comme filiales des grands groupes demeurés, quant à eux, dans les grandes villes ; ensuite, parce que dans la foulée de cette industrialisation, elles avaient pu profiter de l’implantation de services administratifs importants, jusqu’à devenir pour certaines des « capi-tales régionales ». La crise profonde de la décennie 1990 allait les conduire à une impasse, en raison du démantèlement des filiales industrielles, de la liquidation de leurs prérogatives administratives à la suite des réformes de l’État et, enfin, de l’effondrement des grandes fermes agricoles locales.

Très vite, l’idée a prévalu que le modèle agricole devait désormais se conformer à celui de l’Ouest, dominé par les exploitations familiales de taille moyenne. Deux politiques publiques ont inscrit dans les faits cette représentation qui n’avait jamais véritablement existé dans les campagnes est-europénnes : la restitution des terres aux anciens propriétaires (d’avant la collectivisation) et la privatisation de la propriété collective. La première a conduit à un éclatement du foncier et à son extrême parcellisation. En de très nombreux endroits, elle a été inefficace en raison de l’incapacité des propriétaires (trop âgés pour s’y retrouver ou simplement incompétents) à s’orienter dans les nouveaux paysages économiques. La politique de privatisation des terres fut menée dans le plus grand désordre, au nom de prin-cipes idéologiques : pour les uns, il fallait détruire les héritages du collectivisme ; pour les autres, il fallait conserver l’emploi et les traditions locales. Dans ce conflit incessant, l’État a souvent conservé une large part du patrimoine foncier, notam-ment en Roumanie. Ces deux dynamiques ont débouché sur une vaste diversifi-cation des campagnes, avec la mise en jachère d’un grand nombre de territoires, la réapparition de très grandes exploitations dirigées par d’anciens ingénieurs ou techniciens qui ont pu louer les terres inexploitées par les nouveaux propriétaires ou l’émergence d’un très grand nombre de petites exploitations, d’une taille souvent inférieure à 10 hectares. Le dualisme, historiquement très présent dans cette partie de l’Europe, a finalement connu un renouveau après 1989, sans pour autant s’ac-compagner de l’efficacité attendue ni d’une réelle privatisation de l’activité agri-cole comparable à celle de l’Europe de l’Ouest. Contre toute attente, les grands domaines, souvent de plus de 1 000 hectares, continuent de prédominer dans la partie orientale de l’Allemagne et en République tchèque, tandis que l’Estonie, la Lituanie, la Pologne, la Bulgarie et la Roumanie ont une importante population

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agricole, avec des exploitations en 2006 qui n’ex-cèdent pas 9 hectares en moyenne (3,5 hectares en Roumanie ; 8,6 hectares en Pologne).

Les investissements directs étrangers

Les IDE ont eu un impact considérable au niveau des territoires. Grâce aux fonds financiers et aux technologies qu’ils apportaient, ils ont soutenu le développement macro-économique en dynami-sant à la fois les exportations et les territoires, et ont largement contribué à la crise de l’emploi, en réduisant drastiquement le nombre exorbitant de travailleurs employés dans les entreprises rache-tées. Ce n’est qu’à compter des années 2000 que les investissements greenfield ont succédé aux investissements brownfield et créé les emplois attendus.

En premier lieu et pendant toute la décennie 1990, les IDE se sont concentrés dans les quatre pays d’Europe centrale, et peu, voire pas du tout, dans les États baltes ou les Balkans. En termes de montants investis par habitant, la Hongrie puis la République tchèque, la Slovaquie et enfin la Pologne ont concentré près de 80 % des investis-sements. Ce n’est qu’à la fin des années 1990 que cette suprématie a été réduite lorsque les inves-tisseurs étrangers se sont déplacés vers le Nord, et surtout vers le Sud, vers des États plus stables politiquement et assurés d’intégrer à terme l’Union européenne, fût-ce un peu plus tardive-ment que les premiers entrés.

À l’intérieur de chaque pays, ces IDE ont créé un fort clivage entre les villes et les campagnes.

Certes, des industries agro-alimentaires ont pu bénéficier d’investissements importants, notam-ment en Hongrie, en Pologne (second produc-teur de fruits rouges de l’Union européenne) ou en Bulgarie (dans le secteur laitier). Mais les IDE se sont portés massivement vers les milieux urbains, là où les effets d’agglomération sont les

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plus sensibles, les opportunités plus évidentes et les services plus développés. Les capitales ou les grandes villes régionales en ont été les premières bénéficiaires, et il n’était pas rare de voir plus de la moitié des investissements étrangers se loca-liser dans la région de la capitale. D’où l’importance du second clivage qui est venu se superposer au premier, celui séparant l’Ouest de l’Est. Dans la mesure où les villes les plus développées étaient toujours situées à l’Ouest (à l’exception notable de Varsovie), le développement territorial a été beaucoup plus net dans cette partie de l’Europe centrale et orientale. Les régions occidentales de certains États jouxtent des pays hautement développés (Allemagne, Autriche), tandis qu’à l’inverse, les régions orientales sont frontalières de régions pauvres, voire très pauvres (Ukraine, Biélorussie, Moldavie et Russie), ne bénéficiant pas de surcroît de pouvoirs décentralisés, à la différence des régions polonaises, hongroises ou slovaques. Ces phénomènes de concentration des IDE ont conduit à polariser la croissance et le développement dans le quadrilatère représenté par les villes de Prague, Bratislava, Vienne et Budapest, dont il est attendu désormais qu’il diffuse le développement dans les espaces environnants. C’est dans cette zone que tous les constructeurs automobiles de l’Ouest, des États-Unis, du Japon et de la Corée se sont concentrés, ainsi que l’ensemble de leurs fournisseurs. Articulées aux terri-toires en développement de l’Union européenne, les régions occidentales des dix pays ayant récemment intégré l’Union européenne se distinguent ainsi nettement de leurs homologues de l’Est, largement périphérisés.

Métropolisation, clusters et coopérations transfrontalières

Sous l’effet de ces différents facteurs rapidement repérés dans la première décennie du postcommunisme, trois axes de développement endogène, largement soutenus par les aides financières européennes, ont pu être identifiés comme pôles struc-turants de la décennie 2000. Le premier, sur lequel insistent massivement les

« nouveaux » États membres, est la métropolisation. À la différence de l’Ouest, où il désigne des unités urbaines supérieures à un million d’habitants, ce terme renvoie, à l’Est, à des capitales certes de taille comparable, mais inscrites dans un maillage urbain de moins grande intensité. Dans aucun pays, la deuxième ville ne dépasse 500 000 habitants, à peine 300 000 en Bulgarie et 200 000 en Slovaquie ou en Hongrie. Seule la Pologne peut véritablement prétendre à un maillage urbain important avec huit villes de grande taille : Varsovie, Lodz, Cracovie, Katowice, Wroclaw, Poznan, Szczecin et Gdansk, auxquelles peuvent être ajoutées les deux villes des régions de l’Est, Bialystok et Lublin. Quoi qu’il en soit, le concept de métropolisation permet de penser un type de développement concentré autour des grandes villes, grâce aux infrastructures de transport qui soutiennent la mobilité des travailleurs et favorisent le lien entre les périphéries urbaines et le centre des villes, et entre le centre et son arrière-pays régional. Ce développement

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territorial est polycentrique, organisé autour des villes, capitales régionales pour-voyeuses de services, notamment en termes de marché du travail et de zones d’équipement. Se trouve ainsi associée à la métropolisation, l’idée de zones fran-ches et de « parcs industriels ».

Le deuxième axe de développement endogène renvoie à la notion de cluster qui, dans le champ de la production sectorielle, est censée illustrer les facteurs décisifs pour le rattrapage économique de la concentration des ressources (matérielles et humaines) et du potentiel de diffusion dans l’environnement. Là encore, le terme est employé dans un sens différent à l’Est et à l’Ouest où il fait référence dans les analyses de géographie économique au facteur essentiel du « capital social ».

Dans la théorie, cette dernière notion renvoie aux liens de confiance qui sont à la base des systèmes productifs locaux, et qui constituent autant de réseaux infor-mels où s’échangent différents services, en matière d’emploi, d’innovation et d’ex-portation. Directement empruntée aux travaux de Robert Putnam, cette approche met en évidence le poids des relations informelles dans la construction des milieux locaux, la capacité anticipatrice des acteurs et l’action collective. En pratique, le terme de « capital social » renvoie aux « systèmes locaux français », à la « Seconde Italie » ou encore à la Silicon Valley, autant d’exemples qui mettent en valeur la capacité d’innovation des milieux locaux, largement fondés sur des relations familiales ou de proximité, qui empruntent davantage à la « communauté » qu’à la

« société », pour reprendre la dichotomie classique.

Or, après un demi-siècle d’organisation de type communiste fondée sur la liquidation de la production familiale, il est difficile de parler à l’Est d’héritages locaux. Quels héritages auraient pu être conservés, susceptibles de faire revivre les réseaux de production locaux, les amicales d’anciens, les relations familiales, les lignées industrielles ? Les déficits en matière de développement témoignent en outre d’un manque criant de coopération entre acteurs privés et acteurs publics.

On constate partout un faible engagement des autorités publiques en matière de politique industrielle. Cela n’empêche cependant pas une grande diversité de clus-ters sur la base de la très forte concentration territoriale de certaines branches industrielles, le développement de leurs capacités d’innovation et la mise en réseau de certains services, notamment commerciaux. L’ancienne organisation territo-riale d’avant 1989 peut jouer un rôle lorsqu’elle est articulée à l’implantation d’IDE.

La mise en valeur des « ressources cachées », pour reprendre le terme d’Albert Hirschmann, semble rarement être le fait des seuls opérateurs locaux, même si pareil cas de figure existe, avec la « vallée de l’aviation » par exemple, dans le Sud-Est polonais. Plus généralement, le développement est-européen depuis 1989 apparaît davantage comme la combinaison – certains disent l’hybridation – des ressources locales et du capital étranger, plus exactement comme la recompo-sition d’un héritage industriel (aux fortes traditions culturelles) aux normes du développement occidental.

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C’est le cas, par exemple, du secteur de l’automobile partout où il s’est déve-loppé (notamment dans le quadrilatère indiqué plus haut), de la pharmacie et de l’électronique, notamment en Pologne, à Lodz, à Varsovie et à Cracovie, mais aussi en Hongrie ou encore dans la région de Ljubljana en Slovénie, de la métallurgie et de l’énergie en Moravie, du bois dans les pays baltes, en Pologne et en Hongrie.

Certains clusters sont nés de l’initiative de quelques PME qui se sont installées dans un même lieu et ont généré une concentration régionale. D’autres ont été créés par certaines coopératives en réaction contre les supermarchés. D’autres encore, plus rares, sont proprement agricoles à l’image de celui de l’alimentation dans la région polonaise de Lubelskie.

Ces clusters sont parfois situés dans des « zones économiques spéciales » qui ont été créées après 1990 dans des bassins industriels en crise. L’objectif était d’at-tirer les investisseurs (étrangers et domestiques) grâce à la mise en place d’avan-tages fiscaux, sous réserve d’un certain montant investi (de 500 000 à 1 million d’euros en Pologne), de la création d’emplois, de l’introduction de nouvelles tech-nologies, etc. Compte tenu de leur importance dans ces régions en reconversion, l’Union européenne les a tolérées, au-delà de 2004, et certaines de ces zones se révèlent aujourd’hui des acteurs de tout premier plan du développement est-euro-péen. La « zone économique » de Walbrzych en Basse-Silésie polonaise, marquée par la crise des mines dans la décennie 1990, est ainsi en 2007 l’une des régions les plus dynamiques de Pologne. S’étendant sur dix-huit sites et 14 000 hectares, elle peut se flatter d’avoir attiré une trentaine de grandes entreprises internationales, dont Toyota, KPMG, Italmetal pour un montant cumulé de 1 505 000 millions d’euros investis et 22 980 emplois créés.

Le troisième axe renvoie aux coopérations transfrontalières, auxquelles l’Union européenne a dédié, depuis 2006, un nouvel outil de développement. Les espaces frontaliers représentent un enjeu majeur du développement en raison du nombre d’habitants dans ces territoires, et notamment ceux qui, à l’Est, jouxtent la Russie, la Biélorussie, l’Ukraine, la Turquie, et du retard qui les affecte. Plusieurs phéno-mènes se sont conjugués pour renforcer le caractère périphérique de ces régions depuis 1989 : l’effondrement des combinats agricoles, l’absence d’IDE, l’émer-gence d’une vaste économie informelle, la profonde asymétrie des échanges due au caractère centralisé des économies russe, biélorusse et ukrainienne, et enfin la mise en place de la politique de voisinage, qui prive les États frontaliers de l’Union de l’espoir de l’intégrer à court terme. Pourtant, la Pologne comme la Slovaquie ou la Hongrie ont le souci de relier leurs régions orientales à leurs pôles centraux de développement et ont pour ce faire mis en œuvre des programmes d’assis-tance fondés sur des principes identiques : le renforcement des infrastructures de transport des villes régionales vers les espaces frontaliers, le soutien aux écono-mies locales, notamment aux PME, les aides aux coopérations transfrontalières dans les secteurs éducatif et culturel. Il n’en demeure pas moins que pour attirer

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les investissements étrangers, nombre de régions dites périphériques comptent encore essentiellement sur le faible coût de leur main-d’œuvre. On peut dès lors s’interroger sur la pertinence de certains programmes qui cherchent à renforcer l’innovation là où n’existe pas de communauté scientifique ou à favoriser des dyna-miques de métropolisation là où les maillages urbains s’avèrent très distendus.

Ces caractéristiques du développement en Europe centrale et orientale sont-elles de nature à dessiner un « modèle » est-européen ? Au-delà des différences qui tiennent aux héritages industriels, agricoles ou territoriales, il semble que ni les ambitions des autorités politiques dans leur ensemble ni les outils utilisés ne se distinguent de ce que l’on observe à l’Ouest. Les préconisations de l’Union euro-péenne en matière de cohésion économique, sociale et territoriale ont été acceptées par tous. Elles constituent la base des programmes nationaux de développement,

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axés sur la croissance, la réduction du chômage et celle des inégalités territoriales qui s’accroissent sous l’effet de la croissance rapide que connaissent tous ces pays.

Dans tous les programmes opérationnels établis pour la période 2007-2013, le développement régional occupe la première place en montants affectés, de l’ordre de 25 % à 30 % des aides totales. Au niveau national, l’affermissement de la gouver-nance régionale et locale est considéré comme le moteur décisif du développe-ment territorial à venir. Les infrastructures sont le premier poste des dépenses et les notions de métropolisation, de cluster ou de coopération transfrontalière sont reconnues comme les bases du développement. Enfin, les préoccupations, essentielles à l’Ouest, en matière d’approvisionnements énergétiques et de protec-tion de l’environnement sont d’autant mieux partagées par l’Est que la dépen-dance de ces pays envers la Russie est encore bien plus considérable qu’à l’Ouest

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(l’Allemagne exceptée) et les faiblesses héritées de l’ancien régime dans ce domaine précis sont immenses.

La gageure d’un développement

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