• Aucun résultat trouvé

Globalisation, libéralisation et construction des États

Dans le document Les pays émergents (Page 41-47)

La conjonction d’une croissance rapide, d’une insertion solide dans les marchés globalisés et, désormais, d’un savoir-faire institutionnel consolidé suffit-elle pour définir les économies ou les pays émergents ? Doit-on s’en tenir à ces critères

L’ENJEU MONDIAL LES PAYS ÉMERGENTS

46 47

Qu’est-ce qu’un pays émergent ?

empiriquement satisfaisants mais néanmoins pauvres au plan théorique ? S’en tenir, comme au début des années 1990, à une catégorie pour golden boys et non pour social scientists aurait quelque chose de paradoxal : replacée dans une pers-pective historique, l’expérience de ces pays s’inscrit d’emblée parmi les classiques de l’histoire économique. À la fois puissantes, très capitalistes et souvent brutales, ces dynamiques de rattrapage prennent la suite de celles des États-Unis et de l’Allemagne à la fin du xixe siècle, du Japon peu après ou de la Corée du Sud dans les années 1960-1970. Le capitalisme, la croissance, les inégalités, le salariat, la division internationale du travail, le rapport du marché à l’État : les économies émergentes posent dans des termes largement inédits des questions fondatrices, qui sont celles notamment de l’économie politique classique. Adam Smith, Karl Marx mais aussi Max Weber travailleraient aujourd’hui forcément sur la Chine, l’Inde ou le Brésil – plus encore qu’ils ne l’ont fait à leur époque.

Mais la globalisation ajoute ici une composante nouvelle, qui appartient exclu-sivement à l’époque présente. Puissant accélérateur de la croissance, elle implique aussi des contraintes institutionnelles jusque-là inconnues, nouées autour du rapport de l’activité économique à la règle de droit. Supervision des marchés financiers, propriété intellectuelle, droit de la concurrence, protection du consom-mateur, environnement, investissements directs, etc. : l’insertion internationale et la croissance des économies émergentes dépendent étroitement de leur capacité à intégrer ces corpus de normes au plan interne et, évidemment, à les appliquer. Ici se concentrent les demandes les plus pressantes des entreprises qui s’implantent dans ces pays mais aussi les conflits les plus difficiles au niveau politique, que ce soit dans ces pays (pensons aux droits de propriété foncière ou intellectuelle en Chine) ou au plan international (singulièrement à l’OMC). Cette problématique était beaucoup moins présente lors de la première globalisation, entre 1850 et 1914, ou bien pendant l’« internationalisation » des années 1960 et 1980.

Cette demande externe de normalisation rencontre l’effort interne de norma-lisation et d’institutionnanorma-lisation de la croissance, en particulier sur l’enjeu des politiques publiques. Telle est aujourd’hui la question centrale pour les économies émergentes : ces deux demandes, internes et externes, sont-elles concurrentes ou contradictoires ? Comment peuvent-elles se coordonner ou s’articuler ? Quatre propositions permettent de mieux approcher cette relation constitutive entre la libéralisation, la globalisation et la règle de droit qui, historiquement, semble donner à l’expérience des pays émergents ses traits caractéristiques.

Globalisation et libéralisation ne sont pas la même chose

Le langage commun comme celui de beaucoup de chercheurs confond souvent ces deux termes, alors qu’en fait la libéralisation et la globalisation sont deux phéno-mènes et deux concepts distincts. La globalisation, en particulier, n’est pas la simple

L’ENJEU MONDIAL LES PAYS ÉMERGENTS

48 49

Qu’est-ce qu’un pays émergent ?

continuation de la libéralisation par d’autres moyens. Elle se définit avant tout par une ouverture réciproque des marchés nationaux et une intégration poussée, dont les effets sont très puissants : une convergence des échelles de prix relatifs entre pays, une contrainte de liquidité qui s’unifie, une allocation de l’investissement et donc une division du travail qui, dans un nombre croissant de secteurs, se forme d’emblée au plan global. L’idée d’un marché mondial unique est bien le concept régulateur de la globalisation, à ceci près qu’aujourd’hui, les États nationaux impo-sent toujours un fractionnement social et institutionnel intense, qui donne toute leur acuité aux problèmes de gouvernance. Telle est l’originalité historique de cette seconde globalisation, qu’on observe empiriquement à travers l’enjeu de la norme et du droit.

Le libéralisme, comme programme et comme idéologie, présente quant à lui une dimension universaliste évidente et ancienne. Les « forces de marché » ont une propension presque irrésistible à étendre leur emprise à des pays ou à des secteurs nouveaux, quitte à subir des chocs en retour, comme dans les années 1990.

Cela étant, on peut très bien construire le libéralisme dans un seul pays, ou plus simplement libéraliser plus vite au plan interne qu’au plan externe. Le Chili et le Royaume-Uni de la fin des années 1970 sont de bons exemples de réformes finan-cières engagées à un moment où les marchés de capitaux internationaux étaient encore faiblement développés. De même, on l’a vu, le consensus de Washington impliquait de ce point de vue une forme de séquençage abandonnée peu après en libéralisant précipitamment tout le compte de capital. C’est alors que libéralisation et ouverture externe se sont additionnées, chose qui n’était aucunement néces-saire a priori.

La libéralisation n’est pas une affaire de clé de répartition entre le privé et le public Libéraliser ne se résume pas à passer à « moins d’État » et à « plus de marché ».

La rupture intellectuelle dans le consensus de Washington découlait de l’idée trompeuse selon laquelle l’ouverture aux marchés impliquait le retrait des États, comme s’il s’agissait de deux quantités mesurables, substituables l’une à l’autre, et que l’on aurait pu doser. Le modèle choisi par chaque pays aurait alors été le fruit d’un arbitrage collectif entre conservatisme social et esprit d’entreprise ou entre sécurité et goût du risque. La pauvreté de cette vulgate des années 1990 est d’autant plus frappante qu’elle devait rendre compte de dynamiques sociales exceptionnellement complexes et nouvelles que les acteurs eux-mêmes avaient du mal à appréhender.

L’enjeu principal de la libéralisation n’est pas de répartir différemment la produc-tion d’un nombre donné de biens et de services, entre agents privés ou publics. Il ne se résume pas non plus dans une affirmation ou une souveraineté nouvelle de l’intérêt privé face au bien commun, ou encore dans une dissolution de l’un dans

L’ENJEU MONDIAL LES PAYS ÉMERGENTS

48 49

Qu’est-ce qu’un pays émergent ?

l’autre. La libéralisation, au contraire, se caractérise par un rapport du public au privé plus contraignant et plus dur socialement, polarisé par le rapport de l’acteur autonome à la règle universelle ou à l’État normalisateur. Des comportements plus individualistes et concurrentiels se déploient dans un espace institué par l’acteur public, dont la capacité à discipliner les comportements doit être d’autant plus puissante que ces acteurs sont formellement plus libres de leurs arbitrages.

L’expérience de la transition en Europe de l’Est a montré que dans la construc-tion d’une économie de marché, le plus difficile n’était pas de libérer le goût de l’entreprise et du profit mais d’établir une autorité et une efficacité de la règle de droit qui s’imposent aux opportunistes, aux oligarques, aux joueurs et aux coali-tions de gangsters. A contrario, l’échec des réformateurs russes dans les années 1990 renvoie à leur incapacité à garantir le respect des contrats privés, notam-ment entre les puissants et les petits, entre les kombinats et les PME privées, les racketteurs et les innovateurs. Plus généralement, l’expérience libérale, tant au plan économique que politique, se définit non par une interaction entièrement libre et décentralisée entre agents mais, en premier lieu, par le rapport à la règle et à la norme, et donc à l’État. Autre exemple, la plupart des pays en développe-ment sont caractérisés par une situation de « pluralisme légal » qui implique la conjonction d’environnements sociaux plus ou moins individualistes, marchands ou modernes. Comme dans les économies européennes sous l’Ancien Régime, c’est l’État qui selon des stratégies plus ou moins violentes va étendre ces normes qui conditionnent le développement capitaliste et définissent la trajectoire sociale de chaque pays. On pourrait comparer dans ces termes l’expérience du Maroc et de la Tunisie depuis cinquante ans.

Dans les pays émergents, la libéralisation, c’est la construction des États

Si l’enjeu des réformes libérales et de la globalisation est le rapport au droit, alors l’État en est l’objet principal. Il s’agit notamment d’élargir et de protéger l’espace de l’interaction concurrentielle mais en tentant de le normer pour que les résultats obtenus soient, autant que possible, socialement satisfaisants. On va par exemple confirmer la libéralisation financière, tout en faisant en sorte que la concurrence entre les banques ne conduise pas celles-ci à prendre des risques excessifs, porteurs de crises systémiques. Ou bien encourager la concurrence sur les produits laitiers ou les médicaments, mais en évitant d’intoxiquer les consommateurs. Pour cela, la régulation publique devra se déplacer vers les règles du jeu qui gouvernent les comportements en ex ante, avant d’« entrer sur le marché », donc à distance, de manière anonyme et universelle. Exercer une activité de banquier ou de dentiste, ne pas faire travailler des enfants de moins de 16 ans, autoriser ou non tel produit chimique sur le marché, limiter les émissions de gaz polluants : ces règles ont pour objet d’infléchir les résultats du marché (les enfants iront à l’école et ne

L’ENJEU MONDIAL LES PAYS ÉMERGENTS

50 51

Qu’est-ce qu’un pays émergent ?

travailleront pas aux champs, les camions pollueront moins). Mais pour être viables, elles doivent atteindre les agents (les parents ou les camionneurs) avant qu’ils agissent sur la scène sociale, lorsqu’ils considèrent leurs actes futurs et font leur calcul d’optimisation économique (que vais-je faire des enfants ce matin ? quel moteur vais-je acheter ?).

On peut opposer à cette forme d’action publique les interventions dans le marché, qui affectent directement l’interaction des agents et modifient les résul-tats de la concurrence, par exemple l’encadrement du crédit, une politique de champion national, l’allocation planifiée de certaines ressources, la régulation publique de certains prix, toutes choses à éviter en économie libérale. Alors que l’ex ante relève avant tout du droit et donc d’une norme universelle s’appliquant à tous les participants au marché – petits et grands –, l’intervention dans le marché appartient d’abord à l’acte unilatéral de type administratif. Enfin, l’action publique en ex post cherche à modifier les résultats du marché après qu’il a été conclu, typiquement dans le sens d’une redistribution des revenus ou d’une couverture des pertes des agents (gestion de crise ou protection sociale). Une politique de libéralisation impliquera au total un déplacement important vers l’ex ante, qui préserve ou restaure la liberté des arbitrages privés, tout en visant éventuellement des objectifs publics précis, qui devront être atteints indirectement, à travers l’ajustement décentralisé des agents à l’édiction d’une norme.

Cette redéfinition de l’action publique, conditionnée par le rapport au droit, est en fait très problématique, institutionnellement et politiquement. Plus complexe, plus intensive en compétence collective, à la fois plus distante du social dans sa définition et plus puissante dans sa capacité normative, elle ne se substitue pas aisément aux interventions beaucoup plus directes qui dominaient dans les décen-nies antérieures. En particulier dans les pays en développement, des administra-tions peu sophistiquées et dotées de faibles ressources se prêtaient mieux à des politiques d’encadrement direct des agents, de segmentation des marchés ou de mobilisation extensive de ressources. Il est de fait plus facile dans un tel environne-ment de faire fonctionner un monopole public des voitures et des camions que de réunir toutes les conditions pour que ce secteur se développe sur une base concur-rentielle (règles de gouvernance, marché du crédit, politique de concurrence, etc.).

Le problème est que vraisemblablement, sur longue période, ce monopole sera moins innovant et porteur de moins de croissance.

Depuis les années 1980, la difficulté à redéfinir ces modes d’action publique fondés sur la règle de droit et la concurrence privée a produit cette sorte d’ef-facement, voire d’effondrement des politiques publiques, auquel aujourd’hui les gouvernants sont sévèrement confrontés. Les anciennes formes d’action ne fonctionnent plus face aux marchés mais l’acquisition d’instruments nouveaux est difficile : elle suppose un nouveau rapport de l’État à la règle, aux acteurs sociaux ainsi qu’à la connaissance que possède l’État sur ces derniers.

L’ENJEU MONDIAL LES PAYS ÉMERGENTS

50 51

Qu’est-ce qu’un pays émergent ?

Régulation des marchés et politiques publiques

La globalisation interfère directement avec cette expérience politique interne. Elle demande en effet que cet effort majeur de normalisation procède dans une large mesure par l’importation d’appareils protéiformes de normes techniques, à carac-tère légal ou réglementaire, jurisprudentiel ou professionnel (normes phytosani-taires, normes alimenphytosani-taires, protection du consommateur et de l’environnement, etc.), issus des pays développés – principalement les États-Unis et l’Union euro-péenne. Cela rappelle pour une part la « transplantation » de corpus juridiques entiers, telle qu’elle s’observait déjà au xixe siècle, par exemple en matière de droit civil, de droit des entreprises ou de législation de la faillite. L’acquis communau-taire, que les nouveaux membres de l’Union européenne ont dû transcrire dans leur droit national, relève par excellence de cet enjeu, à la fois interne et externe, de la normalisation économique. Il ouvre, d’une part, l’accès aux marchés et donc aux bénéfices directs du commerce ; il est, de l’autre, un instrument de moderni-sation interne de l’État et de son rapport avec les agents économiques, dans cette problématique de l’ex ante, évoquée ci-dessus.

Pour la Pologne et la Bulgarie aujourd’hui, éventuellement pour la Turquie et l’Ukraine un jour, adhérer à l’Union européenne et intégrer son droit économique, c’est à la fois accéder à un énorme marché, se donner un levier pour réformer l’État et l’adapter à une économie de marché. C’est pourquoi beaucoup de pays ont signé avec Bruxelles des accords commerciaux qui les engagent à adopter une part importante de son appareil normatif, en l’absence même de participation à la décision politique et au partage budgétaire.

Certes, le rapport des acteurs sociaux aux normes publiques s’inscrit dans une expérience politique héritée, tout en pouvant répondre vigoureusement à des pressions externes : les cultures politiques comme les institutions publiques sont plastiques. La perspective de l’adhésion à l’Union européenne a ainsi joué un rôle majeur en Europe centrale, dans les années 1990, et a permis d’ancrer les réformes institutionnelles dans un horizon temporel crédible et de guider les stratégies des agents. Mais, bien souvent, des réformes ambitieuses n’ont été suivies d’aucun effet : soit que les règles sont en contradiction avec le droit existant, que les moyens institutionnels manquent ou encore que les acteurs contournent la règle et choi-sissent l’informalité si le coût d’ajustement est jugé excessif. La micropolitique de l’État libéral se noue ici avec la construction d’administrations rationnelles et compétentes, en somme d’administrations wébériennes.

L’exemple de la Banque centrale technocratique a montré combien, pour faire fléchir les comportements d’arbitrage et obtenir les résultats de marchés souhaités, le régulateur doit connaître, surveiller, mesurer, garantir et aussi sanctionner les acteurs privés, qui resteront néanmoins libres de leurs arbitrages financiers (acheter ou non un bon du Trésor, vendre ou non ses pesos contre des dollars).

L’ENJEU MONDIAL LES PAYS ÉMERGENTS

52 53

Qu’est-ce qu’un pays émergent ?

Un autre exemple est celui de l’environnement, beaucoup moins bien gouverné que la monnaie, en dépit des très grosses externalités que produit une forte crois-sance (détérioration des sols et des eaux, pollution, dégradation de la biosphère, etc.). En règle générale, ces coûts sont reportés sur les générations futures, sur les victimes directes ou sur une intervention compensatrice en ex post. Un peu comme dans les crises financières, le tout relève, au mieux, d’une action publique frustre : mobilisation rare mais massive de moyens, procédures improvisées, faible institutionnalisation, capitalisation limitée de l’expérience. Imagine-t-on pouvoir traiter efficacement l’effet de serre, la congestion urbaine ou la biosphère avec une telle rationalité instrumentale ?

Le cas des inégalités sociales offre une autre illustration. On sait que dans les pays en développement, la protection sociale est généralement partielle, peu redistributive et souvent clientéliste. La recherche d’une plus grande efficacité a conduit certains pays à développer des politiques reposant au contraire sur un ciblage précis des bénéficiaires (les pauvres) et la conditionnalité de l’aide (envoyer les enfants à l’école). Cela a des conséquences profondes sur le fonctionnement des administrations publiques et sur leur rapport à la population : il faut désormais définir les pauvres, les dénombrer, les localiser dans l’espace, mesurer leurs revenus et les rencontrer régulièrement pour vérifier qu’en contrepartie de l’aide monétaire versée, les enfants ont bien été scolarisés ou les contrôles de santé réalisés. Au Brésil, l’extension de ce type de stratégie a demandé la construction, parallèlement à l’an-cien ministère des Affaires sociales, d’un nouveau dispositif administratif, inscrit beaucoup plus étroitement dans des critères wébériens de rationalité formelle : énormes bases de données microsociales, traitement anonyme des dossiers, critères abstraits d’accès au programme, transfert électronique des subventions mensuelles, publicité locale des bénéficiaires, règles procédurales de surveillance par les ONG. Cette politique publique, qui a obtenu des résultats majeurs5, repose donc sur une connaissance nouvelle bien plus fine de la société et notamment du

« secteur informel », cet espace social qui jusque-là échappait à l’œil et à la main de l’État. Il y a bien ainsi une anthropologie des politiques sociales.

Dans le document Les pays émergents (Page 41-47)