• Aucun résultat trouvé

Les dynamiques informelles : faire pencher la balance

LES PARLEMENTS MERIDIONAUX ET LES CADRES DE LA VIE POLITIQUE PROVINCIALE

TROIS INSTITUTIONS PROVINCIALES DES ANNEES CARDINALES

2. Les dynamiques informelles : faire pencher la balance

Si ces trois parlements avaient en commun bien des pratiques institutionnelles, dont l’organisation en chambres aux juridictions spécifiques était l’un des fondements, ils différaient donc par certains aspects qui conféraient à chacun un profil particulier. Néanmoins, les magistrats toulousains, bordelais et provençaux partageaient surtout une même culture attentive au cérémonial, au rang et aux conflits de préséance qui en résultaient141. Au-delà de la seule dimension symbolique, ces affrontements avaient en réalité une dimension fonctionnelle et politique essentielle qui conditionnait les rapports de force internes à chaque parlement. Car si des règlements existaient pour déterminer la place et les attributions de chacun, ce n’était que pour être mieux manipulés et contournés en fonction des rivalités. Une description des parlements qui s’arrêterait à leurs seuls attributs formels serait ainsi imparfaite. La vie politique aux parlements ne pouvait être comprise sans prendre en compte ces dynamiques informelles qui furent particulièrement vives durant les années cardinales.

Les moments de délibérations portant sur les affaires publiques étaient l’occasion de juger de l’état de ces rapports de force et semble un poste d’observation pertinent de ces pratiques informelles et parfois violentes. En effet, lorsque les parlements devaient traiter de la vérification d’édits, la réception des magistrats, la discipline de la cour ou la réglementation des affaires provinciales, les premiers présidents devaient convoquer une assemblée générale des chambres, réunissant les officiers de la Grand' Chambre, de la Tournelle, des Enquêtes et selon les cas des Requêtes142. Ces assemblées étaient souvent des moments d’agitation politique pour les magistrats et l’occasion de signifier leur mécontentement. Aussi les premiers présidents et les officiers les plus modérés pouvaient parfois s’opposer à ces assemblées générales ou faire le choix de ne convoquer que la Grand' Chambre et la Tournelle réputées plus dociles. Déterminer qui était autorisé à faire assembler les magistrats et lesquels étaient autorisés à délibérer était de vrais enjeux politiques. En Provence, si la Grand' Chambre seule avait un droit d’initiative en la matière, les officiers des Enquêtes devaient s’adresser aux présidents à mortier afin d’obtenir une

139 Bernard de La Roche Flavin, Treize livres des parlemens de France, op. cit., p. 37-38.

140 B. Méjanes, ms. 972 (951), f° 70, R.S. du 31/8/1626 ; A.M.Bx., ms. 788, ff° 493-497, R.S. du 5/9/1636.

141 L’attention au cérémonial semble être une constante de la culture parlementaire sous l’Ancien Régime. On pourra consulter Olivier Chaline, « Les fonctions du cérémonial au parlement de Normandie (XVIIe et XVIIIe siècles) », dans Jacques Poumarède et Jack Thomas (dir.), Les parlements de province, pouvoirs, justice et société du XVIe au XVIIIe siècle, Toulouse, Framespa, 1996, p. 793-804.

assemblée des chambres, permettant à ces derniers de modérer les velléités d’agitation143. Au contraire, si l’assemblée leur était refusée, il arrivait que les officiers des Enquêtes tentent de l’obtenir par la force. À Toulouse, en 1627, les chambres des enquêtes menacèrent ceux de la Grand' Chambre et de la Tournelle de faire cesser l’exercice de la justice si l’assemblée des chambres ne leur était pas accordée. Le 1er mars dès sept heures du matin, les officiers des Enquêtes se rendirent ainsi en nombre dans la salle de l’audience et prirent place aux sièges qu’ils occupaient durant les assemblées générales afin d’empêcher les audiences de la Grand' Chambre. Puis, ils chassèrent les avocats, les procureurs et les justiciables qui étaient présents, avant d’essayer d’empêcher les présidents et les conseillers de la Grand' Chambre de monter à l’audience. Le président à mortier Jean-Gaubert de Caminade, qui tenta de leur ordonner de retourner dans leurs chambres et les menaça d’en appeler au roi, fut hué à plusieurs reprises et le greffier fut menacé d’être destitué s’il faisait le procès-verbal de l’agitation144. Finalement, les officiers des Enquêtes obtinrent que l’assemblée des chambres ne pourrait jamais leur être refusée lorsque l’une d’entre elles la sollicitait, sans que le premier président ne puisse opposer son véto. Ce gain politique des chambres des enquêtes fut ainsi à de nombreuses reprises allégué par leurs magistrats des années 1630 jusqu’à la Fronde145. Les magistrats de la Grand' Chambre ne purent qu’obtenir en 1640 que les assemblées ne pourraient avoir lieu les jours d’audience et le premier président Jean de Bertier réclamait en vain en 1646 au chancelier Séguier un règlement « pour ne donner pas aux enquêtes l’assemblée des chambres toutes les fois qu’ils la [demandaient]146 ». À Bordeaux, selon le règlement de la compagnie, lorsque les magistrats des Enquêtes demandaient une assemblée des chambres, elle ne pouvait pas leur être refusée s’ils avaient exposé leur motif au préalable147. Mais, le 28 février 1640, les conseillers des deux chambres des enquêtes durent imiter leurs homologues toulousains en entrant en foule dans la salle du conseil de la Grand' Chambre afin d’obtenir une assemblée générale148. Néanmoins, ils s’en excusèrent quelques jours plus tard, suppliant les magistrats de la Grand' Chambre :

« de l’oublier et [les] considérer comme le père envers ses enfants et les ainés envers leurs cadets, [reconnaissant et avouant] que l’autorité de cette grande compagnie réside en [eux] et qu’[ils sont] les oracles de la Justice du Parlement et [les assurant] qu’[ils leur rendront] toujours le respect et déférence qu’[ils sont] obligés149 ».

Le rapport de force ne leur devait pas être suffisamment favorable cette année-là. Ce qui ne les empêcha pas de militer à nouveau en 1646 afin d’obtenir le même droit que les chambres des

143 B. Méjanes, ms. 972 (951), ff° 102-103, R.S. du 4/12/1626 ; Louis Wolff, Le parlement de Provence, op. cit., p. 263. 144 A.D.H.-G., ms. 147, « Collections et remarques du palais » par Malenfant (greffier du Parlement), ff° 284-300. 145 A.D.H.-G., ms. 148, « Collections et remarques du palais » par Malenfant (greffier du Parlement), f° 356 ; Alexandra Lublinskaya (éd.), op. cit., p. 62. Lettre de Jean de Bertier à Pierre Séguier, Toulouse, le 4/5/1644.

146 A.D.H.-G., ms. 148, « Collections et remarques du palais » par Malenfant (greffier du Parlement), f° 256 ; B.n.F., ms. fr. 17386, f° 230. Lettre de Jean de Bertier à Pierre Séguier, Toulouse, le 16/4/1646.

147 A.M.Bx., ms. 788, f° 425, R.S. du 7/6/1635. 148 A.M.Bx., ms. 789, f° 193, R.S. du 28/2/1640. 149 A.M.Bx., ms. 789, f° 202-203, R.S. du 2/3/1640.

enquêtes de Toulouse, souhaitant ne pas être contraints de s’expliquer sur les motifs d’assemblée avant son obtention150.

En réalité, chaque magistrat, avide de précédents, cherchait à confirmer les droits acquis par ceux qui avaient occupé auparavant un rang similaire au leur et à obtenir de nouvelles prérogatives. Aussi, lorsque ce n’était pas des chambres entières qui se querellaient sur le règlement du palais, à la manière de la Grand' Chambre et de la Tournelle de Toulouse se disputant le droit de commettre l’un de leurs membres pour faire le procès à des émeutiers151, c’était les magistrats entre eux qui s’affrontaient pour améliorer leurs positions et défendre leurs intérêts. Ces affrontements de préséance, de statut, de procédure et de juridiction étaient donc permanents au sein des palais de justice.

Les membres du parquet pouvaient ainsi se quereller pour déterminer la répartition de leurs rôles respectifs dans le fonctionnement des parlements. De la sorte, en 1640, le procureur général bordelais Jean de Pontac pouvait prétendre être le seul à devoir servir durant les vacations à l’exclusion des avocats généraux Jean-Olivier Dussault et Thibault de Lavie. Au contraire, l’avocat général Dussault prétendait que son ancienneté devait prévaloir sur la charge du procureur général et lui permettre d’y servir152. En 1642, les deux avocats généraux se plaignaient à nouveau du procureur général qui prétendait être seul habilité à juger des qualités des officiers avant leurs réceptions153. En 1645, Jean de Pontac prétendait encore être le seul à pouvoir prendre la parole et requérir, déniant ce droit aux avocats généraux, lorsque le parlement de Bordeaux délibérait au sujet des affaires publiques154. Pareillement, à Toulouse en 1638, le procureur général François de Saint-Félix et les avocats généraux Thomas de Maniban et Jacques de Marmiesse s’affrontèrent pour prendre la parole devant la cour à l’occasion d’un appel fait au Parlement de l’élection des capitouls. Les avocats généraux préférèrent se rallier à l’avis du procureur général, avec qui ils étaient en désaccord au sujet de l’appel, plutôt que de diviser l’opinion du parquet et laisser ainsi l’occasion au procureur général de parler en leur présence à la compagnie et « qu’il n’en fut tiré à conséquence155 ». Au parlement d’Aix, en février 1641, les deux avocats généraux Pierre de Cormis et Pierre de Porcellets en vinrent aux mains dans le parquet et le procureur général François de Gantès, impuissant à les séparer, eut recours à la Grand' Chambre pour les accorder156. De Cormis et Porcellets avaient alors deux opinions contraires au

150 A.M.Bx., ms. 790, ff° 91-97, R.S. du 12/12/1646.

151 A.D.H.-G., ms. 148, « Collections et remarques du palais » par Malenfant (greffier du Parlement), ff° 214-217 ; id., ms. 149, ff° 244-246.

152 A.M.Bx., ms. 789, ff° 300-313, R.S. du 22/8/1640. 153 A.M.Bx., ms. 789, ff° 345-347, R.S. du 11/3/1642. 154 A.M.Bx., ms. 789, ff° 821-836, R.S. du 31/3/1645.

155 A.D.H.-G., ms. 148, « Collections et remarques du palais » par Malenfant (greffier du Parlement), ff° 115-119. 156 B. Méjanes, ms. 777 (R.A.9), « Mémoires de Jacques de Gaufridi », f° 138.

sujet de la création d’une chambre des requêtes au Parlement et se disputaient le droit de porter la voix du parquet à ce sujet devant leur compagnie157.

Au sein même des chambres, les magistrats pouvaient de la même manière s'opposer entre eux. Ces affrontements impliquaient tout d’abord les premiers présidents et les présidents à mortier. Le parcours du magistrat bordelais Joseph Dubernet permet d’illustrer ces conflits. À Bordeaux, au commencement de sa carrière, Joseph Dubernet affronta Sarran de Lalanne pour avoir la préséance au Parlement lors de leurs réceptions comme présidents à mortier, préséance qui déterminait leur hiérarchie et donc les honneurs et les prérogatives qui en découlaient158. Cette contestation, remportée par Dubernet, conditionna leurs rapports, particulièrement inamicaux, et ceci durant l’ensemble de leurs carrières159. À Aix, en mars 1638, l’attitude de Joseph Dubernet, devenu entre-temps premier président en Provence, amena le président à mortier Jean-Louis de Monier à le menacer en lui déclarant « qu’il avoit toujours fait sa charge avec intégrité et que par ceste raison qu’il ne craignoit pas l’enfer et que ledit sieur premier président le devoit craindre plus que lui160 ». Le premier président obtint alors une lettre du roi obligeant le Parlement à condamner celui qu’il considérait comme un opposant et, ce faisant, il l’écartait de la compétition sans merci pour la prééminence qui agitait la compagnie provençale161. En mars 1644, devenu tout récemment premier président au parlement de Bordeaux, Joseph Dubernet eut une altercation avec le président à mortier François de Pichon au sujet de la présidence de certaines audiences. Alors que le président de Pichon avait tenu le rôle de chef effectif du Parlement depuis 1641, en l’absence du précédent premier président Antoine d’Aguesseau, ce conflit, qui à première vue peut paraître sans grande portée, permettait en réalité à Dubernet d’affirmer son autorité sur la compagnie162. Une lutte acharnée pour le pouvoir et la détermination des hiérarchies explique ces quelques affrontements qui étaient le quotidien des premiers présidents et des présidents à mortier.

Les conseillers n’étaient néanmoins pas à l’abri de ces luttes de pouvoir. Ils y participaient tout autant, comme l’illustrent les débats qui agitèrent le parlement de Toulouse en 1638 alors que le premier président Jean de Bertier était député à Paris et que les présidents de la Grand' Chambre étaient tous absents163. Tout d’abord, les conseillers de la Grand' Chambre disputèrent

157 Pierre-Joseph de Haitze, Histoire de la ville d’Aix, capitale de la Provence, t. IV, Aix, 1889, p. 370 ; B. Méjanes, ms. 973 (952), ff° 424 r°-v°, 433 v°-434 et 437 v°-439 v°, R.S. des 4 et 28/1 et 8/3/1641.

158 A.M.Bx., ms. 785, f° 98, R.S. du 7/7/1621 ; A.M.Bx., Bib. 1-8 29, « Sommaire du procès pendant au Conseil privé pour Maistre Sarran de la Lanne contre Maistre Joseph du Bernet ».

159 B.n.F., coll. Dupuy, ms. 627, f° 102 v°, « Relation par Pierre de Verdier de ce qui s’est passé au parlement après l’interdiction », s.l.n.d.

160 B. Méjanes, ms. 973 (952), ff° 340-344, R.S. du 13/3/1638.

161 B. Méjanes, ms. 973 (952), f° 346, R.S. du 20/4/1638 ; B.n.F. coll. Dupuy, ms. 562, f° 126. Lettre de Louis XIII au parlement de Provence, Saint-Germain-en-Laye, le 29/3/1638.

162 A.M.Bx., ms. 789, ff° 510-514, R.S. du 5/3/1644.

163 Ces épisodes sont évoqués par William Beik, « Magistrates and Popular Uprisings in France before the Fronde : The Case of Toulouse », The Journal of Modern History, vol. 46, n° 4, décembre 1974, p. 592.

aux présidents de la Tournelle le droit de présider aux audiences du palais puis au conseil général de l’Hôtel de Ville. Ensuite, le doyen des conseillers Jacques Ier de Maussac convoqua chez lui des magistrats de la compagnie afin de délibérer au sujet de violences commises par l’intendant de Guyenne, au mépris du président Jean-Baptiste Ier de Ciron qui était présent à Toulouse. Ce dernier s’en plaignit au Parlement, mais des conseillers aux Enquêtes lui rétorquèrent que les présidents « n’avoient que le pas devant les conseillers, mais non une maitrise sur eux, qu’ils étoient leurs collègues et non leurs esclaves ». Il s’agissait d’amoindrir le pouvoir hiérarchique des présidents sur les conseillers du roi et ainsi à modifier les rapports de force dans la compagnie.

Ces conflits entre les officiers des parlements, « jamais dus aux hasards ou à la psychologie des protagonistes164 », portaient sur de véritables enjeux de pouvoir au sein des compagnies et pouvaient donc être exploités par les différentes factions qui les composaient pour affermir leur propre autorité ou déstabiliser celle de leurs rivaux. Pouvant être exacerbés par la politique gouvernementale, ils rendaient visibles des luttes d’influence dont l’issue conditionnait la véritable hiérarchie interne aux parlements, parallèlement à leurs règlements et souvent d’une manière plus efficace que ces derniers.

Ainsi, de multiples facteurs convergent pour faire des trois parlements méridionaux des institutions centrales dans la vie politique de leurs provinces respectives. Arbitres des intérêts claniques et institutionnels des principales élites locales, ils trouvaient dans ces fonctions les fondements de leur domination politique et sociale. Toutes les puissances locales pouvaient veiller à rechercher leur appui dans une société où la fonction judiciaire faisait office de catalyseur des oppositions politiques. Cette domination était d’autant renforcée que les parlements, comme représentants de la justice du souverain dans ses provinces, étaient légalement habilités à discuter la législation royale et à veiller à son application. Cette capacité d’interprétation et de mise en œuvre faisait des magistrats des interlocuteurs privilégiés du monarque et de ses ministres dans les provinces, renforçant d’autant leur poids politique. Une prépondérance que la politique de Louis XIII, mise en œuvre par Richelieu, veilla à circonvenir. D’autant que les magistrats étaient bien conscients de l’importance des institutions auxquelles ils appartenaient. Ils revendiquaient un droit d’intervenir dans des domaines très larges de la vie politique provinciale, depuis le commandement aux institutions locales jusqu’à la direction des affaires du roi en matière militaire et fiscale, les affaires d’État. Les parlements constituent des relais essentiels du pouvoir dans les périphéries provinciales.

164 Christian Jouhaud, « Le Conseil du roi, Bordeaux et les Bordelais (1579-1610, 1630-1680) », Annales du Midi, 1981, p. 383, n. 14.

Ces institutions, siégeant dans des palais de justice, donnant à leurs villes le caractère de cité parlementaire et de capitale provinciale, rayonnaient sur de vastes provinces où s’étendaient leurs ressorts, au travers d’une hiérarchie judiciaire dont ils constituaient le sommet et une capacité d’intervention directe au moyen de commissaires dépêchés dans les situations d’urgence. Cent quinze magistrats à Toulouse, quatre-vingt-dix-huit à Bordeaux et soixante-quinze à Aix étaient ainsi au cœur du pouvoir dans les provinces méridionales. Distincts par leurs fonctions et leurs rangs, évoluant dans différentes instances de leur compagnie en fonction de l’avancement de leurs carrières ou la nature des offices dont ils avaient fait l’acquisition, plus ou moins puissants, tous avaient conscience de leur importance et de la domination qu’ils pouvaient exercer dans les affaires provinciales. Cependant, s’ils avaient en commun cette expérience du pouvoir, des rivalités terribles pouvaient s’y exprimer en fonction d’intérêts propres, s’exprimant dans des affrontements de préséance, moyen d’expression de la compétition pour la suprématie politique au sein des compagnies. Les parlements méridionaux – relais du pouvoir – étaient aussi des lieux de conflit pour le pouvoir.

C

HAPITRE

II