• Aucun résultat trouvé

Les dérives monstrueuses des enfants et adolescents

C HAPITRE III

3. Les dérives monstrueuses des enfants et adolescents

Cependant, enfants et adolescents vialattiens dissimulent en eux une mélancolie, un

attrait pour la mort qui les portent vers l’abîme. Comment sont-ils eux aussi habités par le

néant ?

Le suicide : une menace omniprésente

Lamourette s’est pendu dans un tilleul touffu. Les abeilles y vinrent et trouvèrent son corps Roidi et mort entre les fleurs de miel. Ses yeux miroitaient sous le soleil

Comme deux morceaux de verre cassé396.

En réalité, tous les héros vialattiens semblent voués à une fin carnavalesque. Une autre

réponse de Vialatte à « l’affreuse désespérance397 » dont parle Musset est le suicide. Peut-être

Vialatte fut-il influencé par l’« épidémie de suicides » (BK, 154) précédemment évoquée

(avec les discours de Quiquandon) qui touche alors l’Allemagne. Dans La Complainte des

enfants frivoles, Jérusalem puis Lamourette se laissent entraîner par les propos péremptoires et nietzschéens de Quiquandon. Face aux discours fumeux de ce professeur du néant, Jérusalem sent « un être inconnu naître en lui, un hôte étrange qu’il reconnaissait sans l’avoir

395

Pierre Jourde, L’Opérettemétaphysiqued’Alexandre Vialatte, op. cit., p. 87.

396

Vialatte, La Paix des jardins, poèmes, Paris, Les Belles Lettres, 2000, p. 49.

397

jamais rencontré… qui s’installait dans son cerveau, dans son cœur, inadmissible et pourtant irréfutable » (CEF, 145). Lamourette pour sa part pense à l’« Hôte inconnu » :

(…) l’Hôte inconnu, qui est-ce ? Où est-il celui qui nous hante ? Le destin qui apporte dans les auberges et dans les vieux collèges de province, des danseuses berlinoises et des théories perfectionnées, le colporteur romantique de la mort et de l’érotisme, celui qui fait passer en fraude tous les spectres, les cœurs poignardés, les désespoirs et les phtisies d’une autre époque (…) ? (CEF, 222)

Vialatte fait vraisemblablement référence à L’Hôte inconnu (1917) de Maurice Maeterlinck.

Dans cet essai portant sur les manifestations surnaturelles, Maeterlinck étudie apparitions, hallucinations, maisons hantées, phantasmes des vivants et des morts. « L’hôte inconnu »

évoque « tour à tour et assez indifféremment, l’inconscient, le subconscient, le subliminal398. »

Maeterlinck ne sait pas si ce personnage évasif existe :

On dirait des coups frappés du dehors par un inconnu plus inconnu que celui que nous croyons connaître, un inconnu qui n’est peut-être pas celui de l’univers dont nous avons fait peu à peu un inconnu de tout repos, comme nous avons fait de l’univers une sorte de province de la terre, mais un étranger qui vient assez sournoisement troubler la quiétude satisfaite où nous nous endormions, bercés par la main ferme et vigilante de la science classique399.

Cet « hôte inconnu » est familier et étranger. On croit le connaître, on le laisse entrer. Comme il porte en lui nos désirs les plus intimes, il possède le pouvoir de nous ébranler profondément. Les rêves qui bercent doucement les adolescents vialattiens les révèlent étrangers à eux-mêmes. Ils peuvent les hanter au point de les inciter à suivre un destin diabolique, un « colporteur romantique de la mort et de l’érotisme » (CEF, 222). Lamourette,

cet adolescent aux yeux candides, indéchiffrables « brûl[e] toujours d’un feu intérieur pour les

abstractions ». Ce « garçon doux, secret et taciturne » est « lâché dans l’existence dangereuse comme un lapin blanc dans un laboratoire de chimie » (CEF, 68). Il est en effet livré à des expériences chimiques dangereuses. Celui qui dissimule « une âme de feu, une âme intransigeante d’apôtre, de prosélyte et de mystique » se laisse séduire par « deux religions coordonnées » (CEF, 165) incarnées par Gabrielle et Quiquandon. L’amoureux éconduit par Gabrielle qu’il croit enceinte, l’élève « cuirassé de philosophies hétéroclites » (CEF, 217), se

398

Maurice Maeterlinck, L’Hôte inconnu, [1917], Paris, Fasquelle, « Bibliothèque Charpentier », 1953, p.171.

399

sent alors envoûté par une voix dionysiaque, une pensée nietzschéenne qui exalte le surhomme. Il perd tout repère, reste abîmé face à ses désillusions :

Son âme qui avait un besoin indispensable d’absolu, se trouvait littéralement aux abois. (…) Battu dans le monde, rejeté du sein de l’Eglise, Lamourette, tout agité d’un tremblement métaphysique, cherchait une issue comme un rat effrayé. (CEF, 217)

Le jeune homme qui « cherch[e] son chemin à l’aveuglette, comme une chauve-souris qui se

bute partout et s’accroche où elle peut » (CEF, 216) est assimilé dans son égarement, à un animal nocturne. Il a perdu l’innocence du lapin blanc. Celui qui lutte contre « ce moi

exigeant et terrible au fond de lui dont il [a] peur comme d’un gouffre » (CEF, 219) devient le

« bourreau de soi-même400 ». Il choisit le suicide. Dissimulé dans les toilettes le jour de la

remise des prix, il se pend « au portemanteau, avec sa ceinture » (CEF, 242). Il rejoint alors symboliquement les « anges du désespoir romantique » (CEF, 245) :

Tous les anges du désespoir romantique, Werther et Kleist et Maria Lux et tous les autres, étaient là sans doute, invisibles, pour escorter leur camarade, ceux dont les corps dorment au fond du Rhin, verts et gonflés, ceux dont la tempe est percée d’un trou, ceux dont les lèvres… (CEF, 245)

Vialatte inscrit son personnage dans la lignée des jeunes héros romantiques allemands parmi

lesquels il convoque le Werther de Goethe et Heinrich von Kleist401. Le nom de Maria Lux

renvoie peut-être à la figure historique de Rosa Luxemburg, militante révolutionnaire assassinée par les corps francs lors de la répression des soulèvements révolutionnaires de

Berlin en janvier 1919402. A travers cette victime de la révolution, Vialatte actualiserait le

romantisme allemand. Il évoquerait implicitement les jeunes Allemands victimes de suicides

ou de meurtres politiques à la fin de la guerre403, ces « générations aux yeux bleus » qui vont

400

En référence au poème « L’héautontimorouménos » de Baudelaire : « Je suis la plaie et le couteau ! (…) Et la victime et le bourreau ! », Les Fleurs du mal, Œuvres complètes, I, op. cit., p. 78-79. On peut également penser à la manière dont Vialatte comprend l’œuvre de Kafka : « un même homme pouvait être sa victime et son bourreau » (K, 37).

401

Cet écrivain rêveur en mal de vivre fait figure de « poète maudit » allemand, il se suicida à l’âge de trente-quatre ans (1777-1811).

402 Son cadavre fut retrouvé en mai dans le canal de l’armée territoriale. Elle est devenue une figure historique de la révolte, emblématique du socialisme allemand. Sa mémoire fut saluée par Brecht dans une Épitaphe 1919, Johannes R. Becher qui chanta « Rosa la rouge », Lionel Richard, La Vie quotidienne sous la République de Weimar (1919-1933), op. cit., p. 43-44.

403 Comme le rappelle Lionel Richard : « Ces attentats, ces assassinats, ces troubles, ces manifestations qui marquent surtout la République de Weimar à son début, constituent l’arrière-plan de l’atmosphère générale. (…) Partout les oppositions sont si tendues, exacerbées, qu’on a l’impression d’un univers fantastique, d’un monde irréel. (…) Cabarets, théâtres, cinémas regorgent de monde, pendant qu’à côté

« s’engloutir au pas de parade dans la mort libre comme une armée dans un marais bourbeux » (CEF, 157). Lamourette aimait imiter Gaspar Hauser (CEF, 215), ce garçon

ingénu de complainte populaire404. Il a confondu son « amourette » avec le grand amour, s’est

laissé séduire par des « hérésies frénétiques » (CEF, 219). Il rejoint symboliquement « le Pays de la Mort » mis en scène par Quiquandon en choisissant une mort « pour laquelle toute âme germanique éprouve une sympathie secrète, une passion congénitale, un goût profond » (CEF, 157). Comme lui, d’autres héros vialattiens choisiront le suicide : Battling se perfore le poumon avec un vieux fusil, Lévy Pantoufle est retrouvé dans sa baignoire « déjà raidi, le robinet à gaz du chauffe-bain ouvert » (MH, 91).

Vialatte a ressenti en Allemagne « cette atmosphère étouffante de sentimentalité, cette

tendresse envers le mythe, et ce conflit entre rationalisme et irrationalisme405. » L’écrivain qui

« connaissait bien le penchant allemand pour la stylisation du Moi, et ce mythe du Moi406

», met en scène le déchirement de la conscience allemande de manière tragique. Enfants et adolescents vialattiens se ressemblent, non seulement parce qu’ils portent souvent les mêmes noms – Frédéric, Lamourette – mais aussi parce qu’ils héritent d’une nature tourmentée. Ils semblent hantés, possédés par des forces extérieures, invisibles. Ils dissimulent une

« conscience malheureuse scindée à l’intérieur de soi »407. Ce conflit entre rationalisme et

irrationalisme n’est pas étranger aux propres questionnements et inquiétudes de Vialatte. Dans

un feuillet de Ligier-Lubin écrit alors qu’il est en Allemagne, le narrateur évoquant Octave (le

double de Ligier-Lubin), révèle combien il est lui-même intérieurement déchiré : En attendant, poussé d’aventure en aventure, et forcé par la rigueur du destin, j’erre sur les routes neigeuses de l’Allemagne. La soif des désirs les plus insensés brûle mes veines ; le génie d’Octave m’agite et, quand je retrouve un moment lucide, c’est pour mesurer la distance qui sépare ma vraie personne de cet être inquiet et fantasque auquel une fatalité inexplicable m’a condamné à être assimilé. (LL, 97)

non la vie, mais la survie, est à l’ordre du jour, face au chômage, à la détresse morale, à la misère. » La Vie quotidienne sous la République de Weimar (1919-1933), op. cit., p. 59.

404

Référence au poème de Verlaine consacré à Gaspard Hauser. Verlaine dans son recueil Sagesse, fait de cette figure légendaire, un personnage de complainte populaire, un garçon ingénu « riche de [ses] seuls yeux tranquilles », mais inadapté, parce que « né trop tôt ou trop tard » rejeté par tous, et même par la mort. « Gaspar Hauser chante », Œuvres poétiques complètes, texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec, édition révisée et complétée par Jacques Borel, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, p. 279.

405 Otto F. Best, « Giraudoux et les crises d’identité des Allemands », art. cit., p. 747.

406

Ibid., p. 747.

407

Hegel, Phénoménologie de l’esprit citée par Philippe Chardin, Le Roman de la conscience malheureuse, op.cit., p. 33.

Comme le souligne Sylviane Coyault, « le glissement à la première personne, le changement soudain de perspective, la souffrance et la crainte de la folie montrent sur quel cruel

déchirement intérieur s’édifie la lutte contre le pathétique (…)408. » Le romancier s’inspire à la

fois des tendances contradictoires de son époque et de son expérience intime pour mettre en scène cette étrangeté à soi. Il dépasse ainsi un malaise historique, montre à travers des adolescents chimériques l’aliénation universelle des hommes. Le destin n’est pas toujours un « colporteur romantique ».

Une imagination maladive, un cannibalisme latent

L’enfant, Victor Hugo et bien d’autres l’ont vu ange. C’est féroce et infernal qu’il faut le voir. (…) Il faut casser l’enfant en sucre (…)409.

Au sein d’une province où affleure le néant, enfants et adolescents, victimes du « grand opium du dimanche provincial » (FC, 193) s’abandonnent à une imagination morbide et cannibale. Ils contemplent fascinés les « spectacles répugnants et scientifiques » (FC 263) des vitrines. Des membres dispersés (jambes amputées, pieds et têtes coupés) peuvent être exposés à la vue de tous, dans la devanture des magasins. La pharmacie Chapron expose ainsi « des yeux en verre et en carton gros comme une tête (sanglants et coupés comme des viandes) pour se maintenir à l’avant-garde du progrès par des spectacles répugnants et

scientifiques » (FC 263). Cette devanture rappelle la pharmacie de Homais dans Madame

Bovary où se trouvent des bocaux de fœtus pourrissants. Cependant, comment comprendre la présence de ces yeux disséqués « sanglants et coupés comme des viandes » ? De même, dans la devanture de Bergmann-Compiègne, une « tête de décapitée » (S, 210) trône entre une « vipère dans un bocal » et « l’appendice de M. Quattrefeux » (S, 210) :

(…) cette tête étrange de carton, cette tête de décapité derrière le faste miteux des rideaux de peluche orange ; le figuier vert qui poussait devant à côté mettait une note crue, avec son feuillage comme on en met autour des autels des saints. (S, 210)

Le figuier vert donne à l’ensemble « une note crue » (S, 210), suggérant que cette exposition n’est pas aussi innocente qu’il n’y paraît. Ces éléments en apparence anodins et prosaïques impliquent d’entendre le mot « cruauté » dans son origine étymologique, de redécouvrir la

dimension « incarnée » du concept. Le mot cruauté renvoie à ce qui est cru. En grec kreas et

en latin caro-carnis, le « cru » signifie la chair saignante. Le mot latin cruor désigne le sang

408

Sylviane Coyault, « Vialatte le pathétique »,art. cit., p. 343.

409

Jules Renard, Journal, 1887-1910, texte établi par Léon Guichard et Gilbert Sigaux, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 54.

répandu et, par métonymie, la chair sanglante. Le morceau de chair morte, par opposition au

sang du vivant qui coule dans les veines (sanguis), était à l’origine prélevé lors des

sacrifices410. Comme l’a souligné Pierre Jourde, « l’enfant, en particulier, paraît facilement en

proie à des instincts cannibales chez Vialatte411. » Selon Blanchot, « Quiconque est fasciné, on

peut dire de lui qu’il n’aperçoit aucun objet réel, aucune figure réelle, car ce qu’il voit

n’appartient pas au monde de la réalité, mais au milieu indéterminé de la fascination412. »

C’est bien dans ce « milieu indéterminé de la fascination » qu’évoluent enfants et adolescents

vialattiens. Dans Salomé, des petites filles se réunissent à « l’heure de l’adoration païenne »

(S, 209), devant la devanture de l’épicerie pour contempler la tête de décapité de saint Jean-Baptiste devenue une « divinité mystérieuse » (S, 210). Dans un « éclairage distingué » (S, 209), dans un décor tout à la fois artificiel et raffiné, devenu un « étrange sanctuaire » (S, 210), cette tête de carton suscite une fascination scopique ambiguë, une religieuse adoration : « On ne savait pas ce qu’elles y faisaient pendant les cinq longues minutes qu’elles y passaient, les yeux grands ouverts, la bouche bée (…) » (S, 210). Que signifie cette forme de voyeurisme ? Une attirance effrayée pour le mal ? Un désir de voir qui dans son aspect dévorateur révèlerait un désir de décapitation ?

Dans La Dame du Job, les enfants offrent des funérailles à « une tête de canard

enveloppée dans un mouchoir sanglant » (DJ, 56). Cet « animal mythique » (CCB, 32) emporté par Etienne comme le « saint sacrement » (CCB, 32), repose sous une cloche à

fromage dans Le Cri du canard bleu413. Cette tête décapitée est également une « sorte de

fétiche » (S, 209) que le petit Robert a conservé comme « une relique et comme une attraction », « par une espèce d’affreux amour » (DJ, 56) :

410

Selon Alain Rey, le mot cruauté « vient du latin crudelis [cruel] signifiant qui fait couler le sang, qui se plaît dans le sang, [qui est] impitoyable. » Ce mot est lui-même dérivé de crudus, signifiant « cru ». Parmi les dérivés de cruorcrudus exprime l’état saignant et l’action qui fait couler le sang. Il renvoie à celui qui aime le sang, crudelis signifiant « qui fait couler le sang », « qui se plaît dans le sang », « qui est impitoyable » dit le caractère inhumain d’une action, crudelitas, qui a donné cruauté, implique la volonté de faire souffrir. Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., p. 965-966.

411

Pierre Jourde, « Le satyre et le pharmacien »,art. cit., p. 146.

412 Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, [1955], Paris, Gallimard, « Folio-essais », 1988, p. 29.

413

« Etienne (…) le déposa sur la cheminée de sa chambre, écrivit en tirant la langue, sur une étiquette, à la plume ronde : "Canard bleu de Colombie", la cloua sur le socle et, le soir, s’endormant dans cette ombre augurale, fit des rêves qui l’exaltaient. Il réussit par des bassesses, à obtenir de l’horloger une espèce de cloche à fromage dont il couvrit cet animal mythique (…) pour lui donner l’optique des trésors liturgiques. » (CCB, 32).

Je revois encore ses plumes vertes et bleues, la modestie définitive de ses paupières abaissées, le renflement que formait la tête au-dessus des yeux et le bec jaune qui avait quelque chose d’humoristique et de familier. (DJ, 56)

Plus tard, les enfants de La Dame du Job reviennent « déterrer avec pompe, ornés de masques

de carton, la pauvre tête de canard » et cette mise en scène suscite « d’affreux plaisirs » (DJ, 70)..

Dans Camille et les grands hommes, Louise et Camille sont fascinées par une jambe

amputée qu’elles découvrent dans le grenier du Collège pratique : « la jambe était sous la lune, aussi nette que sur une épure, irréfutable, ineffable, comme un remords dans une tête d’assassin » (CGH, 20). Il s’agit en réalité de la « jambe orthopédique de rechange » (CGH, 21) du directeur, M. Fougerat. Celui-ci apparaît dès lors à Camille comme « un grand carnassier », comme « une grande araignée à jambe de bois, pleine d’un sang vert comme les sauterelles, un monstre mou qui l’[attend] au fond de sa toile derrière la porte chocolat » (CGH, 57). Lorsque Camille fuit à Paris, elle se retrouve dans un train bondé. Ce train se métamorphose en dangereuse attraction au sein de laquelle les passagers devenant une matière indifférenciée, s’y entassent : « Il fallait en forcer le couvercle pour faire entrer encore une élève, un marin, une mortadelle ou un Breton » (CGH, 80). Enumération loufoque de Vialatte, procédé que l’on retrouve abondamment dans les chroniques, toutefois la mortadelle préfigure une certaine cruauté. L’héroïne ne peut pas bouger, se sent absorbée par une masse compacte. Elle voit alors un « spectacle gênant » :

(…) par la fenêtre du compartiment, on jeta une femme tout entière sur nos têtes, du quai de la gare, en lui faisant l’étrier. (Elle put quand même entrer dans le tas, verticalement, jusqu’à hauteur de poitrine. Mais longtemps son buste et sa tête continuèrent à dépasser les voyageurs de la plus haute taille, on eût dit un monstre de foire, c’était un spectacle gênant). (CGH, 106)

La mortadelle semble annoncer la transformation de la voyageuse, mise symboliquement en pièces. La femme qui parvient à entrer dans le train est réifiée. Elle semble désarticulée, réduite à différentes parties de son corps, elle devient un monstre par excès, aux organes excessivement développés et cette créature marquée par la difformité physique ressemble à un

phénomène de foire414. Or c’est Camille qui contemple ce corps démembré et éprouve cette

gêne. Il y a une part de projection dans sa vision : c’est elle qui ressent le monstrueux et qui le donne à voir. Ces motifs de corps démembrés suggèrent les morbides désirs des enfants et adolescents. Ils ne se contentent d’ailleurs pas de contempler fascinés ce qui relève du

414

Cette évocation d’un train bondé et cette mise en morceaux au moment où Vialatte écrit ce roman (1951) seraient peut-être à mettre en lien avec ses découvertes de 1945.

démembrement. Inspirés par certaines attractions foraines comme la femme sauvage, ils singent volontiers la « barbarie ». Créature emblématique de la fête foraine, la femme sauvage est supposée mettre en évidence « pour le bénéfice de foules "civilisées" le grotesque des apparences, l’animalité des fonctions corporelles, la cruauté sanglante des mœurs, la barbarie

du langage (…)415. » Mais dans l’univers romanesque, malgré une mise en scène savamment

orchestrée416, son altérité absolue est mise doute. Elle se contente de dévorer un lapin « cru ».

C’est davantage Jean « le gosse excité » (S, 36) désireux de la nourrir qui apparaît comme un être cannibale, barbare. Il s’animalise même quand il maintient sa grand-mère, en « serrant son bras squelettique comme un homard qui tient sa proie » (S, 37). Le romancier souligne

souvent avec humour les tendances morbides et cannibales de ses héros. Dans Le Fluide

rouge, la petite Joséphine tient le rôle de « la femme sauvage » : « (…) ce qui consistait à surgir derrière le judas grillagé en poussant des cris monotones, cependant que Félix battait la caisse, tirait la chaîne et rugissait "Arskilimadinder !" comme le forain de la Fête-Dieu qui présentait l’anthropophage des Caraïbes » (FR, 109). Le petit garçon devient « montreur de monstre ». Abusant d’une gestuelle et d’un langage barbares, il semble plus monstrueux que

le monstre lui-même, exprime ainsi une violence intérieure. Dans Les Fruits du Congo, des

« enfants blafards qui s’ennuyaient au fond de leur cave », (rappelant les anthropophages des

caves de La Maison du joueur de flûte) imitent « l’histoire du journal » (FC, 186). Ils se

livrent ainsi symboliquement à « une fête sauvage, un festin de cannibales » (FC, 186). Sur le sol, les enfants dessinent à la craie le contour d’une femme nue. En poussant des cris