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Bourgeois chimériques et fous symptômes de l’Histoire

P REMIÈRE PARTIE

1. Bourgeois chimériques et fous symptômes de l’Histoire

De même que Vialatte s’inspire des mystiques et idéologies dangereuses qui contaminent la société allemande des années vingt et trente pour imaginer des histrions prophétisant et incarnant le néant, il reprend ce goût du grandiose et du colossal que cultivent alors les Allemands pour donner une « allure somnambulesque » à ces personnages de pères impotents et fous. En 1922, dans sa correspondance avec Henri Pourrat, Vialatte en proie à la nostalgie, déplorant le caractère fantasque, mélancolique et fou des Allemands dont il va toutefois largement s’inspirer, évoque :

(…) des Français qui portent des moustaches, des lorgnons, qui ne savent pas la géographie, qui n’attendent pas, comme les revues allemandes, une renaissance de l’Inde, qui boivent du vermouth-cassis (…), qui ne croient pas au spiritisme, qui n’ont pas le crâne rasé, qui mangent du pain, qui n’ont pas le teint blafard des gens d’ici qui ont toujours l’air de faire la nuit des choses mystérieuses, de marcher sur les gouttières, de se pendre à des réverbères périmés, tant la lecture d’Hoffmann (ou la misère) leur ont donné une allure somnambulesque…178

Ce passage éclaire rétrospectivement le projet romanesque de Vialatte. L’esprit français cartésien, imprégné de l’héritage des Lumières, marqué par la clarté, la précision s’oppose ici

à l’âme allemande fantasque et trouble179. Vialatte confie alors son « besoin de raison, de cette

raison qui transfigure les habitués du Café du Commerce, qui illumine les savetiers français…

Cette raison qui fait de la France un pays terre à terre et sympathique…180. » Cette évocation

rappelle la vision notamment défendue par Thomas Mann en 1918. L’écrivain allemand dans ses Considérations d’un apolitique (1918) opposait la France, pays de la littérature, de la démocratie, de la civilisation, à l’Allemagne, pays tiraillé entre des postulations contraires, déchiré en Occident et Orient, « champ de bataille spirituel des antagonismes

178

Lettre du 24 novembre 1922, Correspondance Alexandre Vialatte - Henri Pourrat, t. II, Lettres de Rhénanie I, février 1922- avril 1924, op. cit., p. 194.

179 Hermann Wetzel observe cette vision clivée opposant le Français à l’Allemand chez Vialatte. Elle tient selon lui au fait d’être étranger dans un pays : « (…) l’Autre (et à plus forte raison l’autre nation) est toujours la négation du propre, négation non seulement abstraite mais également dévalorisante. (…) Si le Français est censé être (très) raisonnable, concis, clair, etc., l’Allemand par la force des lois intrinsèques qui dirigent la perception de l’Autre, doit être forcément le comble de l’irrationnel, du mystérieux et de l’obscur. » Hermann Wetzel, « L’image de l’Allemagne dans l’œuvre d’Alexandre Vialatte », Géographie de Vialatte, de l’Auvergne à la Rhénanie, op. cit., p. 74.

180

européens181 ». Thomas Mann qui voyait son pays ébranlé dans ses assises, qui considérait

la germanité comme « un abîme182 », écrivait alors :

Les antagonismes spirituels à l’intérieur de l’Allemagne sont à peine nationaux, ce sont des antagonismes presque purement européens qui s’opposent presque sans aucune coloration nationale commune ou synthèse nationale. L’âme de l’Allemagne porte les antagonismes spirituels de l’Europe, elle les porte, « comme une mère ses enfants », et ils s’y affrontent. C’est la vocation nationale effective. Sur le plan non plus matériel… mais spirituel, l’Allemagne est toujours le champ de bataille de l’Europe. Et quand je dis l’âme allemande, je n’entends pas seulement en gros l’âme de la nation, mais j’entends aussi, pris individuellement, l’âme, la tête, le cœur de l’individu allemand (…)183.

Le déchirement intérieur à toute conscience allemande renvoie selon Thomas Mann à la situation géographique de l’Allemagne, au cœur des affrontements spirituels, philosophiques et politiques. Que signifie cette intrusion du pathologique dans l’univers romanesque de Vialatte si ce n’est la retranscription du délire qui s’empare alors de la société allemande ? Le jeune romancier envisage alors de créer un univers romanesque qui tiendrait de

« Hoffmann, d’Apollinaire et d’Henri Pourrat184 ». Il ambitionne « une chose auvergnate et

folle avec un solide paysage de province française pour décor185 ». Vialatte décrit dans la

plupart de ses romans une petite ville de province « saisie à une époque très datée : la France

de l’entre-deux guerres, période que le romancier connaît de l’intérieur (…)186. » Vialatte

s’inspire de ses souvenirs d’enfance, de son observation de l’Auvergne et de la petite ville

d’Ambert qui selon ses propres dires, « [le] boit comme un buvard187 » pour mettre en scène

181 Thomas Mann, Considérations d’un apolitique, [1917], trad. Jeanne Naujac et Louise Servicen, introduction de Jacques Brenner, Paris, Grasset, 2002, p. 54.

182 « On peut être allemand à l’extrême et en même temps extrêmement antiallemand, la germanité est un abîme… il ne présente qu’un étonnant, curieux exemple de degré auquel un Allemand, aujourd’hui encore… peut pousser le dégoût de soi et l’acclimatisation à l’étranger, la soumission au cosmopolitisme et le renoncement à soi. Peut-être conviendrait-il que la structure de son esprit est a-nationale. Toutefois, elle l’est dans la mesure où elle n’est pas allemande, mais nationale-française… » Ibid, p. 57.

183

Ibid, p. 54.

184 Lettre du 8 mai 1926, Correspondances Alexandre Vialatte - Henri Pourrat, t. III, Lettres de Rhénanie II, juin 1924- décembre 1927, op. cit., p. 148.

185

Ibid, p. 150.

186

Dany Hadjadj, « Regard sur le monde romanesque d’Alexandre Vialatte. Le jeu du kaléidoscope »,

Styles de l’esprit, mélanges offerts à Michel Lioure, Simone Bernard-Griffiths, Sylviane Coyault, Robert Pickering et Jacques Wagner (dir.), Clermont-Ferrand, Association des publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Clermont-Ferrant, 1997, p. 180-181.

187

« Cet Ambert me boit comme un buvard. » Denis Wetterwald, Alexandre Vialatte, Paris, Le Castor Astral, « Tombeau » 1996, p. 30.

son pays natal. Ce cadre semble « fidèle à l’idée d’une vieille félicité provinciale et française qui a dû péricliter autour de 1910 » (FC, 435-36). En s’appuyant sur une vision attendue de la province, sur les représentations collectives de son époque, Vialatte dessine les contours

d’une province « passablement balzacienne188 ». Son univers romanesque s’inscrit dans une

perspective réaliste. Cependant, comme l’a déjà largement montré Alain Schaffner, le romancier procède à la reconstruction imaginaire de son pays natal, et joue sur une dialectique

de l’ici et l’ailleurs189 créant un espace romanesque tour à tour familier et dépaysant. Vialatte

feint de s’étonner – « ces cantons n’ont pourtant pas l’âme romantique (…) comme au pays d’Achim von Arnim » (NC, 32) – mais il change bel et bien les latitudes, le climat de l’Auvergne pour lui donner les contours de l’Allemagne (comme en témoignent ses premiers

textes fragmentaires, ses premiers romans : Ligier Lubin, La Nuit du Carnaval, La

Complainte des enfants frivoles, Battling). Procédant à la déterritorialisation de l’Allemagne des années vingt, Vialatte rêve comme Giraudoux « la confrontation, les échanges, les

réverbérations réciproques de deux pays de l’âme antithétiques190. » Vialatte transpose ainsi la

crise de la conscience allemande en délocalisant en quelque sorte l’Allemagne romantique. Dans un univers romanesque largement inspiré de ce « pays terre à terre et sympathique » qu’est la France, il imagine et met en scène des « Français qui portent des moustaches, des

lorgnons »191 aux prises avec les déchirements de l’âme allemande. En effet, ce n’est pas la

raison qui « transfigure », « illumine » Léopold Chaussier dans Salomé, Auguste Balandrier

dans Le Fluide rouge, M. Perrin-Darlin et Etienne Vingtrinier dans Les Fruits du Congo, mais

bien plutôt la folie, une folie tantôt spectaculaire tantôt ordinaire.

Une affligeante banalité

Sans les décrire de manière exhaustive, mais en s’appuyant sur l’univers de référence du lecteur, en y piochant des données physiques, sociales, Vialatte met en scène des personnages

188 Pierre d’Almeida, « Province et poésie dans Les Fruits du Congo », Alexandre Vialatte, Les Fruits du Congo et La Dame du Job, Alain Schaffner (dir.), Roman 20-50, n°50, décembre 2010, p. 80. Selon Pierre Jourde, « le caractère désuet [du] décor [de la petite ville de province] paraît le garant de sa durée, de la solidité de son identité. » L’Opérette métaphysique d’Alexandre Vialatte, op. cit., p. 55.

189 Alain Schaffner : « Ces lieux sont habités par une dialectique de l’ici et de l’ailleurs, de l’immobilité et du mouvement, de la permanence figée et de l’arrachement qui se révèle particulièrement dans le cadre des romans d’adolescence. » Le Porte-plume souvenir. Alexandre Vialatte romancier, op. cit., p. 45.

190 Philippe Berthier, « Siegfried et l’Auvergne », Géographie de Vialatte, de l’Auvergne à la Rhénanie, op. cit., p. 66.

191

Lettre du 24 novembre 1922, Correspondance Alexandre Vialatte - Henri Pourrat, t. II, Lettres de Rhénanie I, février 1922- avril 1924, op. cit., p. 194.

réalistes (dotés de traits différentiels et distinctifs) sans envergure. Il esquisse le portrait du petit bourgeois de province, du respectable père de famille d’une manière caricaturale. Montrant ses personnages confortablement installés dans la vie (bien en chair ou en costume), se distinguant par une élégance artificielle et conventionnelle, il sollicite dans l’imaginaire du

lecteur une représentation stéréotypée. Au début de Salomé, Léopold Chaussier, le père de la

jeune Frédérique, le représentant en spiritueux de la maison Tavernier « Liqueurs, Spiritueux, Grandes Marques » (S, 5) – comme M. Perrin-Darlin, le père de Dora, représentant « des

marques de liqueurs célèbres » (FC, 89) dans Les Fruits du Congo – revient de sa dernière

tournée en Europe centrale, « avec sa barbiche, ses lorgnons, sa jaquette et son air sévère »

(S, 5). De même dans Les Fruits du Congo, Etienne Vingtrinier porte « ce costume un peu

fatigué, cette calvitie imparfaite, ce lorgnon, ce faux col à coins cassés et cette chaîne de montre à breloques qui sont l’uniforme de tout le monde » (FC, 194). A la description de leur physionomie, Vialatte mêle des caractéristiques vestimentaires, donne des détails précis et superflus (tels les lorgnons, la chaîne de montre à breloque), sature le texte de références inutiles, joue sur un excès d’illusion référentielle (usant souvent du zeugme), comme si ces personnages se confondant avec leurs accessoires, leurs attributs vestimentaires, se résumaient à ceux-ci. Alors qu’elle essaie de se souvenir de son père, de son activité, la petite Frédérique s’interroge en ces termes :

Sa profession ? Il portait un chapeau melon, voilà. On l’appelait le Président. C’était un gentleman obligeant, affable, de teint rouge brique, avec des gros yeux verts de poisson rare, grand, gros, carré comme une armoire rustique, et une tête rouge comme une chambre à air, avec une petite moustache blanche en brosse à dents, et qui aussitôt levé, en pan de chemise, mettait son chapeau melon pour se préserver du froid. (S, 61)

Sans se départir de son allure, de ses habitudes de gentleman, M. Chaussier à moitié animalisé, à moitié réifié (la chambre à air rappelant son apoplexie à la vision d’un ballon rouge), apparaît comme un être hybride. Son allure clownesque, sa physionomie grotesque (chapeau melon, gros yeux, teint rouge brique, petite moustache blanche en brosse à dents) ne sont pas sans évoquer un autre fou frisé, Vingtrinier avec son nez « un peu rouge », ses « pommettes un peu violettes » (FC, 194), son « parapluie pensif » (FC, 255) et surtout sa

« moustache (il faut bien être de son époque) à la Charlot » (FC, 195)192 – qui lui-même

192

On songe toutefois au portrait du cousin Pons dans le roman éponyme (1855) de Balzac : « Cette face grotesque, écrasée en forme de potiron, attristée par des yeux gris surmontés de deux lignes rouges au lieu de sourcils, était commandée par un nez à la Don Quichotte, comme une plaine est dominée par un bloc erratique. Ce nez exprime, ainsi que Cervantès avait dû le remarquer, une disposition native à ce dévouement aux grandes choses qui dégénère en duperie. Cette laideur, poussée tout au comique, n’excitait cependant point le rire. La mélancolie excessive qui débordait par les yeux

rappelle explicitement Charlie Chaplin. Vialatte renvoie ces « fous frisés » à l’univers du cirque, de la pantomime. Léopold Chaussier se résume à sa prédilection pour le chapeau

melon, de même que Vingtrinier appréhendé par Fred dans Les Fruits du Congo, se définit par

son attachement à son parapluie : « On voyait tout de suite, rien qu’à son air pensif, qu’il faisait partie de la race pour laquelle le parapluie est une chose qui tient une place dans l’existence. » (FC, 195). L’écrivain s’inspire du petit bourgeois tel qu’il est déjà mis en scène par des romanciers réalistes tels que Balzac, Zola, Maupassant, Flaubert. Eux-mêmes empruntent à l’art de la caricature de Daumier. Ils font du bourgeois un type au physique et à

la physionomie reconnaissables. Il en est ainsi de M. Loiseau dans Boule de Suif qui présente

« un ventre en ballon surmonté d’une face rougeaude entre deux favoris grisonnants193 » ou de

M. Roland dans Pierre et Jean qui possède un « gros ventre de boutiquier, rien qu’un ventre

où semblait réfugié le reste de son corps, un de ces ventres mous d’hommes toujours assis, qui n’ont plus ni cuisses, ni poitrine, ni bras, ni cou, le fond de leur chaise ayant tassé toute leur

matière au même endroit194. » Ils croquent un type dont les goûts vestimentaires se résument à

quelques objets qui permettent de l’identifier comme les attributs (chapeau, redingote, souliers de castor, canne, tabatière) de Bouvard et Pécuchet, héros du roman éponyme de Flaubert.

Le comportement, les habitudes des bourgeois chimériques dévoilent également « des

excentriques comme tout le monde195. » Balandrier ou Vingtrinier sont des êtres sans

envergure, menant une petite vie rangée, ponctuée de certaines manies et excentricités. Chaque soir, selon « une cérémonie en vigueur depuis des années innombrables » (FR, 30), à peine le dîner terminé, Auguste Balandrier prétexte la nécessité de prendre un « petit renseignement » (FR, 30) pour aller passer sa soirée au Cercle littéraire : « Il attendait chaque soir, depuis dix-sept années, l’insaisissable renseignement (...) il l’attendait sans défaillance pendant trois ou quatre heures de suite sur les banquettes du Cercle littéraire, et rien ne marquait chez un homme aussi ferme, cette fébrilité impatiente, cette petite crampe excusable (…) » (FR, 30). D’une manière antiphrastique, Vialatte décrit avec ironie la constance, la ténacité, la fermeté d’un personnage veule et paresseux. Celui-ci donne également l’impression d’un être extrêmement prévisible, dépourvu d’originalité. Ainsi, Balandrier qui pâles de ce pauvre homme atteignait le moqueur et lui glaçait la plaisanterie sur les lèvres. » Balzac,

Le Cousin Pons, [1847], La Comédie humaine, VII, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1977, p. 485.

193

Maupassant, Boule de Suif, [1879], Contes et nouvelles, I,texte établi, présenté et annoté par Louis Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1974, p. 89.

194

Maupassant, Pierre et Jean,[1887], Romans, édition établie par Louis Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 751.

195

se montre toujours à jeun « doux et paisible » (FR, 94) « ne réagit d’ordinaire en face des grands cataclysmes qu’à la façon d’un lapin de bazar dont on remonte la manivelle. Il soulève les oreilles, opère sur son tambour un petit roulement de pois dans une assiette, rabaisse les

oreilles, oublie et retombe dans l’apathie » (FR, 67). Dans Les Fruits du Congo, Vingtrinier

est également affecté d’un certain nombre de manies qui font de lui un personnage pittoresque

de la petite ville provinciale. A l’image de Maître Lévy, personnage secondaire des Amants de

Mata Hari, qui promène « autour du petit kiosque à musique, dans les rhododendrons du square Lombescure, ses cheveux frisés, son chapeau melon, ses lorgnons sales et son profil de mouton résigné » (MH, 18), Vingtrinier visite régulièrement le square Petermaës où il tourne « autour du mouflon corse à heures prévues » (FC, 149). Tous deux ont pris l’habitude de « tourner en rond ». Cette errance solitaire, centripète, et quotidienne fait d’eux des personnages emblématiques de la monotonie et la vacuité de l’existence provinciale. Ces personnages, associés au mouton ou au bélier, considérés comme des spécimens de zoo, semblent se confondre avec le décor artificiel et dénaturé du square inspiré par les « architectures des Iles océaniennes » (FC, 152). Ils paraissent même contribuer à son aspect faussement exotique. Décrire le « profil de mouton résigné » (FC, 152) de Vingtrinier permet à Vialatte d’insister sur son caractère grégaire, mou et doux – les Vingtrinier étant « doux à l’ordinaire, éloquents, maigres, paresseux » (FC, 62) –, de donner l’impression d’une extrême lisibilité et prévisibilité du personnage.

D’autres éléments permettent de constater la platitude de leur existence, leur ancrage dans un réel terre à terre. La parlure, les déclarations grandiloquentes mais vaines de Balandrier, l’éloquence classique mais creuse de Vingtrinier révèlent un « boniment sans fantaisie » (CEF, 111). Elles renvoient également à une représentation archétypale du petit bourgeois sous la Troisième République. Ayant passé son enfance « au pied d’un buste de Voltaire, sous les fortes leçons d’un père qui libérait le genre humain à chaque tournant de

phase » (FR, 92), Auguste Balandrier dans Le Fluide rouge, est marqué par l’esprit des

Lumières, les idéaux de la Troisième République. Par sa naissance, il appartient à la branche maigre de la race des Balandrier, qui « théâtrale, sentimentale et éhontée » (FR, 135), peut se risquer « aux sentiments extravagants, à l’emphase, à la poésie » (FR, 135). Il se révèle capable de « se griser de sa propre éloquence », de discourir avec « la force et la vitesse d’un député » – éloquence toute relative puisqu’elle consiste à sortir « tous ses proverbes comme une panoplie complète » (FR, 78). Lorsque sa femme lui annonce le refus de l’épicier, la faillite prochaine, il s’emporte avec violence et mauvaise foi. Pardonnant avec magnanimité ce qu’il considère comme une trahison de la part d’un ami d’enfance, il se déclare à la fois

« dégoûté de l’homme » (FR, 70) et éperdument humaniste196. S’appuyant sur des arguments fallacieux, il se drape dans sa dignité d’homme trahi, joue les victimes offensées et convoque dans son réquisitoire contre l’épicier « de vieilles querelles de famille, des griefs sucés jusqu’à l’os dont il gardait toujours un reste dans les dents » (FR, 72). Il reproche même à sa femme, qui tente de le ramener à la raison, « le jour de la langue de bœuf » :

Le jour de la langue de bœuf était un jour terrible, il contenait un venin subtil tel un poison de la Renaissance ; on ne l’employait qu’à bout de ressources, quand on ne pouvait plus dire autre chose ; c’était l’argument massue ; il opérait de façon foudroyante. Il fut évoqué copieusement, retourné, recuit, distillé, raffiné par un tortionnaire. (FR, 73)

L’incident en lui-même n’est pas mentionné, ce qui lui confère une plus grande ampleur. Empruntant au registre culinaire et guerrier, Vialatte en montre la saveur c’est-à-dire la disproportion entre la trivialité (du sujet) et l’opiniâtreté (de celui qui se livre à une telle démonstration). L’écrivain prend l’expression au pied de la lettre, fait de Balandrier un phraseur intempestif et acharné, capable de manier la « langue » française d’une manière excessive et redondante. On retrouve cette éloquence vaine chez Maître Vingtrinier, avocat sans cause qui fait « perdre ses clients pour une belle phrase » (FC, 63). Le « boniment sans

fantaisie » de ces personnages197 rappelle ce que Thomas Mann nomme d’une manière

satirique le «rhéteur-bourgeois», le «littérateur de civilisation198 ». Cependant, cette très grande uniformité, cette allure « d’employé complaisant » (FC, 195) seraient plutôt le signe d’une monstruosité plus conséquente.

Folie et aliénations de ces bourgeois tranquilles

Comment se manifeste la folie de ces pères de famille extravagants ? De quelles aliénations sont-ils victimes ?

Esprit chimérique et folie se manifestent face à certaines réalités devenues irréelles et

mystiques. Dans Salomé écrit entre 1929 et 1937, Léopold Chaussier revient fou de sa

196 Il déclare ainsi à sa femme : « Rien ne ternira ma foi dans l’homme. Toujours bon, toujours généreux, toujours victime. » (FR, 70).

197

On peut penser au discours prétentieux et monotone de M Trasse qui apparaît comme la figure archétypale du petit bourgeois suffisant. A travers lui, le narrateur dénonce une « hystérie cultivée en série », un « boniment sans fantaisie » (CEF, 111) qui lui semblent propres aux Français sous la IIIe République. Le narrateur montre que ce besoin de briller ne réside pas seulement dans une parole abondante et creuse, mais transparaît également dans les choses les plus simples.

198

« (...) le rhéteur-bourgeois "pacifique", "vertueux", "républicain", ce fils de la Révolution… » Thomas Mann, Considérations d’un apolitique, op. cit., p. 36.

dernière tournée commerciale en Europe centrale. Il exulte face à « des nombres trop beaux ; non pas dix fois, cent fois, mais mille, mais cent mille fois, voire un million » (S, 5), signe un chèque de trois millions et demi pour réparer ce qu’il nomme avec enthousiasme des « erreurs