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Les « enfants du siècle » : inspirations historiques et littéraires de Vialatte

C HAPITRE III

1. Les « enfants du siècle » : inspirations historiques et littéraires de Vialatte

Trrremblez… enfants de ce siècle frivole, adonnés aux plaisirs du siècle et à des rêveries impies… (F et B, 116)

Vialatte parodiant ici le sermon d’un prêtre portant une barbe prophétique invite le lecteur à interroger « ce siècle frivole » et ses plaisirs, à revenir sur les « rêveries impies » qui devraient faire trembler ses héros. Le choix de l’excessif qui mène ses principaux personnages

au suicide ou à la fuite semble lié au malaise d’une époque. Dans La Maison du joueur de

flûte, le narrateur, propriétaire d’une insolite maison, désorienté par de turbulents locataires, prétend ne pas comprendre ceux qu’il nomme les « Enfants frivoles ». Il s’interroge :

299

Michel Viegnes, L’envoûtante étrangeté, Le fantastique dans la poésie française (1820-1924), op. cit., p. 104.

De quelle école extravagante, de quelle chanson populaire, de quelle complainte de fête foraine sont-ils sortis ? De quel square de sous-préfecture ? De temps en temps, l’un d’eux se noie, se pend ou part pour l’Amérique. Je ne me suis jamais expliqué qu’ils puissent être aussi frivoles et aussi tragiques à la fois. Ils n’ont jamais choisi de la vie que l’excessif ou le parodique : dans l’amour le suicide, dans l’armée les Spahis. Sans doute sont-ils nés en province à cette époque de la fin de l’autre guerre qui transforma tant d’enfants en soldats (…) (MJF, 113-114)

En réalité, Alexandre Vialatte, évoquant la Grande Guerre, amorce une réponse. Ses principaux personnages sont, comme l’auteur lui-même, les enfants d’un siècle marqué par les guerres, les crises économiques et politiques. Ses années en Allemagne « où il s’est réveillé de [s]on adolescence » (CCB, 53) constituent une expérience décisive pour penser ces enfants et adolescents chimériques. Dans un feuillet intitulé « Fumées sur l’Allemagne » datant de 1936,

s’appuyant sur sa lecture du Journal de Pétra ou Brouillons d’une jeunesse écrite sous la

dictée tyrannique du Temps, l’écrivain décrit une jeunesse sacrifiée par le « "Diktat" du temps » :

Une jeunesse désaxée, perdue, désorientée par le chômage et les privations de la guerre. Des enfants qui ont appris, depuis 1917, à faire la contrebande des vivres pour alimenter leurs parents ; il en est qui ont formé ces étranges armées de « lansquenets » qui pillent le paysan, ou ces corps francs qui rôdent aux frontières comme les bandes du Moyen Âge quand on licenciait les armées. (PP, 62)

Vialatte perçoit les « sournoises fermentations » (PP, 62) qui risquent de déborder l’Allemagne, le sentiment belliqueux qui persiste dans les consciences allemandes. Enfants et adolescents marqués par les efforts de guerre puis par les crises successives d’un régime instable, évoluent dans un monde précaire. Ils ont bien vite perdu l’insouciance de leur jeune

âge. Enrôlés comme lansquenets300 ou dans les milices des corps francs à la fin de la Première

Guerre Mondiale, ces jeunes, à peine sortis de l’enfance à l’intensité, furent confrontés à la violence de la guerre. L’écrivain allemand Ernst Jünger qualifie ainsi ces soldats mercenaires d’« hommes nouveaux sortis des tranchées, [d’]une nouvelle race d’hommes, une race d’acier,

pleine d’énergie, toujours prête à se battre, incarnant un modèle de virilité agressive301. » Pour

300

Le mot « lansquenet » désigne initialement les mercenaires des armées allemandes du Moyen-Âge, il est repris d’une manière ambivalente par Ernst Jünger dans son récit La Guerre comme expérience intérieure (1922), réécriture de son journal de guerre Orages d’acier dans laquelle il transforme son expérience personnelle en un événement vécu par une collectivité, en une aventure de solidarité virile.

301 George L. Mosse, De la grande guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes, trad. Édith Magyar, [1999], Paris, Hachette littératures, 2003, p. 184.

ceux-ci, « le combat restait breuvage d’ivresse, offert dans la coupe de l’instant302. » D’une

manière analogue, Ernst von Salomon303 décrit une camaraderie fondée sur l’activisme,

légitimée par un sentiment patriotique : « Nous formions une bande de combattants ivres de

toute la passion du monde, pleins d’appétits, exultant dans l’action304. » Dans ce pays au bord

du chaos en ces années d’après-guerre, Vialatte mesure également avec lucidité comment le

fascisme se déploie en mêlant romantisme et brutalité305. Il voit s’amplifier la sublimation de

la mort guerrière. Des valeurs exaltant le combat – la camaraderie, le sens du devoir et du sacrifice, l’héroïsme et l’attitude virile liés à la volonté de domination – se répandent. Elles ne peuvent que répondre aux rêves des plus jeunes. Le jeune Français saisit certainement mieux

les illusions dangereuses que suscite une guerre sacralisée. L’étude de George L. Mosse306

intitulée De la grande guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes porte

sur ce « mythe de la guerre », sur cette dissimulation de l’horreur. Elle met en évidence ce

double mouvement de sacralisation et de banalisation de la guerre307

. Vialatte observe ce « grand appétit de sensations dramatiques » (BK, 121) qui hante des enfants et adolescents allemands. Aisément manipulables, ils sont trompés par leurs lectures, sollicités par les sociétés secrètes. Ils se voient acculés au meurtre et voués à la mort :

Il y a malgré tout, une tristesse dans la destinée de ces gamins qui finissent au coin d’un bois, dans une tombe mal recouverte, parce que le génie étrange de leur race les poussait à des jeux malsains, et parce qu’un soir de leur adolescence, trompés par des lectures,

302 Ernst Jünger, La Guerre comme expérience intérieure, [1922], préface d’André Glucksmann, trad. François Poncet Paris, Christian Bourgois, « Titres », 2008, p.60.

303 Il était dans les corps francs aux prémisses de la République de Weimar, quand ceux-ci furent chargés d’écraser les révoltes de Berlin et de Munich, de défendre les frontières orientales de l’Allemagne, et il participa à l’assassinat du ministre juif Walter Rathenau.

304 George L. Mosse, De la grande guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes,

op. cit., p. 191.

305 Selon les propos d’Otto F. Best : « (…) dans ce pays, le fascisme venait de s’établir sous la forme d’un "mélange de romantisme et de brutalité". » « Giraudoux et les crises d’identité des Allemands »,

Revue d’histoire littéraire de la France, n°5-6, Septembre – Décembre 1983, p. 750.

306

Après 1918, malgré la réalité des tranchées, malgré ou à cause du traumatisme d’un conflit massif et meurtrier, la guerre est sacralisée. Etudiant la mémoire déformée du combat, George L. Mosse parle du « mythe de la guerre » : « Le mythe de la guerre avait pour fonction de masquer le réel et de le légitimer. La mémoire de guerre fut, (pas toujours il est vrai) remodelée en une expérience sacrée qui pourvoyait la nation d’une nouvelle et profonde religion, mettant à sa disposition un catalogue de saints et de martyrs, des lieux de culte, un héritage à entretenir. » George L. Mosse, Ibid., p. 12.

307 George L. Mosse montre comment l’entreprise de banalisation de la guerre pendant l’Entre-deux-guerres passe par la fiction que livrent notamment littérature, cinéma, jeux et jouets pour enfants qui évitent de montrer avec réalisme les horreurs sanglantes et les souffrances de la guerre véritable mais exaltent son côté romanesque.

séduits par des étiquettes menteuses, ils sont entrés sans trop le savoir à l’auberge des mauvais garçons. (BK, 121-122)

Vialatte a été lui-même un adolescent exalté. Toutefois il considère avec lucidité les désirs qu’il voit naître chez les jeunes Allemands, les illusions mortelles dont se berce une jeunesse avide de vivre. Il prend certainement conscience de la vulnérabilité de la plus jeune

génération308 dans un contexte pré-hitlérien. Selon lui, l’engagement militaire, la fuite

lointaine, qui attirent alors les jeunes Allemands s’apparentent au suicide :

La légion étrangère, mirage du Sud, porte de l’aventure, ou de la mort, soulagent ces imaginations nordiques (…). Il faut avoir vu ces adolescents, minces, longs, propres, avec leur tailles fines, leurs yeux mystiques, l’uniforme en papier-feutre, la casquette en carton fantaisie, le ceinturon blanc, la petite épée de « panoplie complète » et leur air pas vrai de soldats de plomb, écouter au garde-à-vous le jazz des brasseries, aux Zelten, pour comprendre ce qu’il peut y avoir en eux de perméabilité aux sentimentalismes désespérés propagés par la musique, le dimanche, ou le climat. (…) C’est la mort qui vient les accueillir en familiers dans ses brasseries éternelles. (BK, 155)

Les adolescents allemands nourrissent des rêves d’infini, d’intensité. Pourtant le caractère artificiel, illusoire de leur costume rappelle un jeu pour enfants (soldats de plomb, « panoplie complète »). Ce déguisement diminue la gravité de leur engagement comme si tout ceci relevait d’une vaste mascarade. L’opposition entre l’Orient, « mirage du Sud » et l’Occident caractérisé par « ses imaginations nordiques », les « yeux mystiques », les « sentimentalismes

désespérés » des jeunes Allemands rappellent un passage des Somnambules (1928-1932) :

Leur nostalgie est un mal des lointains, vise des lointains, elle a pour objet des lointains d’une clarté toujours plus grande, jamais plus accessible. Et il y aurait là sujet de s’étonner, puisque ce sont des hommes d’Occident, c’est-à-dire des hommes dont le regard se porte vers le couchant, comme si se tenaient là les portes de la lumière et non la nuit. Sont-ils tant épris de clarté parce qu’ils pensent avec rigueur ou simplement parce qu’ils ont peur dans l’obscurité309 ?

Hermann Broch évoquant ces êtres épris de clarté s’appuie sur un mythe fondateur de l’Occident, celui du « soleil couchant ». De même, les impressions de Vialatte semblent influencées par l’idée selon laquelle « les Allemands qui vivent dans les forêts sombres noyées dans la brume, sont profonds et mystérieux. Comme ils sont presque constamment

308 La jeunesse allemande a perdu les hommes en âge de lui servir de modèles et de l’initier aux réalités du monde, puisqu’elle ne côtoie que des vieillards ou d’anciens combattants blessés.

309

Hermann Broch, LesSomnambules (Die Schlafwandler, 1928-1931), trad. de l’allemand par Pierre Flachat et Albert Kohn, Paris, Gallimard, « Tel », 1990, p. 333-334.

plongés dans la brume, ils recherchent le soleil et sont de véritables Lichtmenschen

(littéralement gens de lumière)310 ». Cette vision romantique fondée sur « la relation de l’âme

humaine avec son environnement naturel, avec l’"essence" de la nature311 » est exacerbée au

XXe siècle. « Affaire de latitude » ? « Voix des lacs allemands » (BK, 155) ? Vialatte perçoit

le peuple allemand comme une « race amère et dure qui s’abrutit sur l’idée fixe favorisée par le spectacle nocturne des rues de Berlin (…) dévalant en pente douce, de boîte en boîte, vers l’agence Cook des départs définitifs. » (BK, 154). Il semble une nouvelle fois inspiré par la vision d’une âme allemande double, tiraillée entre des postulations contraires, par cette

germanité semblable à un « abîme »312 dont a parlé Thomas Mann. Un « génie étrange » (BK,

121) pousse les jeunes gens allemands à devenir mercenaires à la fin de la Première Guerre mondiale, à s’enrôler dans des sociétés secrètes dans les années vingt et trente et à s’engager dans la légion étrangère. Ce serait le propre de l’âme allemande. Vialatte condamne ces échappatoires qu’il juge illusoires:

Certainement c’est une affaire de latitude. Il y a ici un accent, un son indéfinissable, un écho, la dernière vibration d’un diapason qu’on a choqué quelque part. (…) À la hauteur du rocher de la Lorelei, une âme allemande n’y résiste pas. A Berlin, c’est un ordre brutal auquel on obéit d’enthousiasme. C’est l’invitation aux jeux périlleux, l’appel aux expériences mortelles. C’est la voix des lacs allemands. (BK, 155)

« L’invitation au voyage » devient Outre-Rhin « invitation aux jeux périlleux ». L’Allemagne moderne, berceau du Romantisme, apparaît envoûtante et envoûtée. Cet envoûtement

germanique rappelle une nouvelle fois la pensée völkisch telle que l’a notamment étudiée

George L. Mosse dans Les Racines intellectuelles du Troisième Reich. L’idéologie völkisch,

directement issue du mouvement romantique de l’Europe du XIXe siècle313 sous-entend que la

nature de l’âme d’un peuple est déterminée par son paysage d’origine. Etudiant le passage du

Romantisme au Volk au sein d’un pays ébranlé par de multiples crises, Mosse montre

comment cette pensée va permettre au nazisme de se déployer. Philippe Berthier évoquant les jeunes Allemands tels que les voit alors Vialatte souligne :

310 George L. Mosse, LesRacines intellectuelles du Troisième Reich, la crise de l’idéologie allemande, trad. Claire Darmon, Paris, Seuil, « Points. Histoire », 2008, p. 43.

311

Ibid.

312

Thomas Mann, Considérations d’un apolitique, Ibid, p. 57.

313

« La pensée völkisch utilisa le romantisme en l’exacerbant (…). Comme cette forme qui émanait du cosmos, se transmettait à travers le Volk, il était impératif que l’individu participe de l’unité de ce Volk. Ce mode de pensée répondait au problème de l’aliénation par la société en postulant une unité supra-sociale à laquelle il était indispensable d’appartenir. Dans ce contexte, l’appartenance à quelque chose de plus vaste que l’individu était une vertu indispensable au salut personnel. » Ibid., p. 60.

Ces « enfants du vide et de la nuit » savourent avec une délectation malsaine le goût douceâtre du désespoir. Pour Vialatte, quatre mots éclairent, ou plutôt obscurcissent l’Allemagne… Mort, Destin, Emphase et Enigme314.

A partir de sa propre expérience, de ses lectures et de sa vision de l’Allemagne de

l’Entre-deux-guerres, Vialatte perçoit « une jeunesse battue au vent des contrecoups européens315

», « une jeunesse sacrifiée, vouée comme la plupart de celles de cette époque au simple rôle de sismographe » (PP, 65). Le romancier est semblable à ces écrivains sur lesquels se penche

Philippe Chardin dans Le Roman de la conscience malheureuse : « (…) les états psychiques

qu’ils dépeignent sont la caractéristique d’une époque et non pas seulement le fait d’un individu. La conscience de leur héros est pour eux un prisme qui reflète les multiples

tendances contradictoires traversant son époque316. » Cependant, si Vialatte s’inspire de son

observation de la jeunesse allemande de l’Entre-deux-guerres, s’il part des troubles de son époque, il inscrit également ses héros « romantiques et shakespeariens » dans une tradition artistique et littéraire où les mots « mort, destin, emphase et énigme » sont loin d’être absents.

Déjà, pleins d’une force désormais inutile, les enfants du siècle raidissaient leurs mains oisives et buvaient dans leur coupe stérile le breuvage empoisonné. Déjà tout s’abîmait, quand les chacals sortirent de terre. Une littérature cadavéreuse et infecte, qui n’avait que la forme, mais une forme hideuse, commença à arroser d’un sang fétide tous les monstres de la nature. Qui osera raconter ce qui se passait dans les collèges ? Les hommes doutaient de tout : les jeunes gens nièrent tout. Les poètes chantaient le désespoir : les jeunes gens sortirent des écoles avec le front serein, le visage frais et vermeil, et le blasphème à la bouche317.

« Privés de malheurs illustres », les adolescents vialattiens connaissent « cent façons d’être mélancoliques, cent façons d’être heureux par la mélancolie, cent contre-façons de l’amertume » (FC, 28). Ils sont semblables aux « enfants du siècle » décrits par Musset. Dans ses Confessions d’un enfant du siècle (1836), l’écrivain s’appuyait lui-même sur les réflexions

de Chateaubriand dans le Génie du Christianisme. Le mal est contracté, selon Chateaubriand,

314

Philippe Berthier, « Siegfried et l’Auvergne », art. cit., p. 65.

315

« La Dactylo des patriotes. Souvenirs du premier coup d’Etat hitlérien » article de 1926 publié dans

La Princesse de Portici qui résume une lecture de Vialatte Le Journal de Pétra ou Brouillons d’une jeunesse écrite sous la dictée tyrannique du Temps de Paula Schlier (PP, 63).

316 Philippe Chardin, Le Roman de la conscience malheureuse, Svevo, Gorki, Proust, Mann, Musil, Martin du Gard, Broch, Roth, Aragon, Genève, Droz, 1998, p. 15.

317 Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, [1836], Œuvres complètes en prose, texte établi et annoté par Maurice Allem et Paul Courant, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 75.

« lorsque nos facultés, jeunes, actives, entières mais renfermées, ne se sont exercées que sur elles-mêmes, sans but et sans objet » ; il se développe dans une civilisation qui « rend habile sans expérience. On est détrompé sans avoir joui ; il reste encore des désirs, et l’on n’a plus

d’illusions. (…) sans avoir usé de rien, on est désabusé de tout318. » On retrouve cette

« aigreur des passions étouffées qui fermentent toutes ensemble319 » chez les héros de Vialatte.

Dans Ligier-Lubin, premier roman écrit alors qu’il était surveillant aux collèges de Thiers puis d’Ambert en 1921 et 1922, finalement abandonné après son départ en Allemagne, Vialatte présente déjà des adolescents en proie à une tristesse incompréhensible. Ces « rhétoriciens

chimériques320 » « s’assignent des tâches sublimes comme de draguer les comètes dans un

filet ou de baptiser des trillions d’étoiles avec des noms de monstres marins » (LL, 22). Leur âme est bouleversée par les propos d’un nouveau professeur venu des îles. Le romancier use de thèmes devenus traditionnels depuis l’époque romantique. Il a recours au motif baudelairien de la rêverie sur les cartes qui apparaît dans l’œuvre romanesque de manière

récurrente321, à l’image de la vie comme navigation. A vingt ans, il se « place dans l’ombre

tutélaire des grands écrivains romantiques322 » – comme le soulignent les citations de Clemens

Brentano, Benjamin Constant en exergue de Ligier-Lubin. Il évoque également volontiers

l’emprise de Baudelaire, Shakespeare323 : « Baudelaire y rôdait dans l’ombre, Shakespeare s’y

sentait comme chez lui. (...) Nous cultivions les tristesses du roi Jean (triste comme la lune) » (FC, 28). Le désœuvrement, l’amertume morale étreignent déjà ses premiers personnages. Ces « enfants plus chimériques qu’orgueilleux » (LL, 25) révèlent un tempérament excessivement rêveur qui se manifeste par des sentiments exaltés, un désir d’évasion. Doués d’un « goût d’espace et de folie » (LL, 30), ils entendent « forcer le destin aux plus étranges aventures, comme le croyant de La Mecque crée le miracle par sa foi » (LL, 22), et aspirent à partir sur « les routes du Romantisme » (LL, 27). L’adolescence est vécue sur un mode onirique. Le

318

Chateaubriand, « Du vague des passions », Génie du christianisme ou Beauté de la religion chrétienne [1802], Essai sur les révolutions – Génie du christianisme, texte établi, présenté et annoté par Maurice Regard, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 714.

319Ibid., p. 715.

320

Titre que devait porter Ligier-Lubin appartenant à un ensemble plus vaste intitulé L’Auberge de Jérusalem Cahier Alexandre Vialatte n°17 : « 1ère partie : Les rhétoriciens chimériques, 2e partie : la complainte des enfants frivoles, 3e partie : le dragage du Rhin, 4e le désert en Valjouffrey » (LL, 14).

321

Alain Schaffner, Le Porte-plume souvenir. Alexandre Vialatte romancier, op. cit., p. 54.

322

Sylviane Coyault ajoute : « en exergue de Ligier-Lubin figurent des citations de Brentano et de Benjamin Constant. Heine est souvent invoqué (…). Vialatte convoque toute une mythologie romantique : Gaspar Hauser, la Lorelei, Hamlet et Ophélie. » « Vialatte le pathétique », Alexandre Vialatte, au miroir de l’imaginaire, op. cit., p. 338.

323

« (...) notre existence (...) devint plus lamentable et lancinante, et dédorée. Nous étions comme des comédiens qui ne croiraient plus à Shakespeare » (F et B, 101).

héros éponyme Ligier-Lubin cherche les « jalons d’une route chimérique » (LL, 28), « les

chemins du Pathétique » (LL, 41). Il veut « s’embarqu[er] sur les mers dUtopie à la recherche

des pays du Tendre » (LL, 57). Devenu maître d’études, Ligier-Lubin est « comme dans une barque qui vacille loin des phares, et rêv[e] de départs marins » (LL, 75). Il sent bien que

« c’[est] un destin de son âme de ne se plaire qu’aux départs » (LL, 75) et rappelle un auteur

conscient de son désœuvrement. Vialatte raconte à travers ce « chimérique garçon » (LL, 42), ses propres rêves d’évasion, son besoin de « domestiquer ciel et terre » (LL, 22), de battre

« tous les coins de la planète » (LL, 61) et ses ambitions avortées. Fils et frère de militaire324,

il envisagea longtemps une carrière militaire dans la marine mais dut y renoncer à la suite d’un accident. Dans ce récit écrit sur un cahier d’écolier, demeuré fragmentaire, on trouve déjà les grands traits romantiques qui caractérisent les adolescents vialattiens : ils attendent de

vivre325 et souffrent de ne poursuivre aucun but important auquel consacrer leur force vitale.

Désœuvrés, ils se réfugient dans la rêverie, sont attirés par un ailleurs envoûtant. Ils ont l’impression d’une existence marquée par la fatalité et manifestent une étrangeté à soi, une mélancolie sans cause précise. Ainsi Ligier-Lubin ce « romantique ami » (LL, 91), d’une