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La beauté maléfique

D EUXIÈME PARTIE

3. La beauté maléfique

Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme, O Beauté ? Ton regard infernal et divin, Verse confusément le bienfait et le crime, (…)

Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques ; De tes bijoux l’Horreur n’est pas le moins charmant, Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques, Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement506.

Dans l’univers romanesque, les déesses de papier auréolées de mystère, sublimées par le regard de héros rêveurs sont la personnification d’une beauté maléfique et cruelle. Vialatte réfléchit très tôt au caractère énigmatique et dangereux de la beauté, aux frissons que suscite « ce dur fléau des âmes » dont parle Baudelaire. On trouve des traces de sa réflexion dès 1933

dans Le Cri du Canard bleu :

La Beauté ne s’explique pas. Elle s’impose, elle vous saisit. Elle vous laisse un signe au passage ; on la reconnaîtra toute sa vie. Elle vous attrape et vous conduit par des chemins qui sont à elle. Quand elle vous lâche, elle laisse des bleus sur vos poignets. (CCB, 17)

Cette réflexion au présent de vérité générale est reprise et développée dans Les Fruits du

505

Alain Schaffner, Le Porte-plume souvenir. Alexandre Vialatte romancier, op. cit., p. 240.

506

Congo507 : « Les romantiques ajoutent qu’elle tue, que son itinéraire est jonché de cadavres et d’assassinats impunis » (FC, 143). Comment la beauté peut-elle saisir douloureusement celui qui la contemple ? Comment la Dame du Job et la grande négresse deviennent-elles l’emblème de ce saisissement douloureux de la beauté ? Quel est ce « regard infernal et divin » que posent des figures de papier sur les enfants et les adolescents ?

C’est une figure magique, sans vie, une idole. Il n’est pas bon de la rencontrer ; son regard fixe engourdit le sang de l’homme et le change presque en pierre. As-tu déjà entendu parler de la Méduse508 ?

Le charme ensorcelant et fatal, l’ambivalence de la Dame du Job et de la grande négresse

rappellent la beauté méduséenne « imprégnée de douleur, de corruption et de mort509. ».

Toutes deux dévoilent quelque chose de sensuel, d’interdit et de quelque peu effrayant. Toutes deux conduisent celui qui les « voit » à l’errance, à la folie, et même à la mort.

La beauté vertigineuse de la Dame du Job

Das beste des Menschen liegt im Schaudern510.

Déjà, dans Fred et Bérénice511, texte hélas trop fragmentaire, la Dame du Job,

« imaginaire majesté » (F et B, 33), apparaît comme une reine des ténèbres qui possède sur les adolescents des « droits anciens, graves, impénétrables » (F et B, 127) :

Et l’esprit de la Dame du Job, qui avait ouvert la première nos yeux aux choses d’une autre part, que nous cherchions en tout domaine depuis lors, nous prit par le poignet pour nous mener dans cet univers blafard et grandiose qui n’était pas tout à fait le sien mais sur lequel elle avait pouvoir. Car du fond de l’Auberge noire où elle trône obscurément, elle demeure aussi puissante que secrète, et c’est elle qui fait la loi. (F et B, 121-122)

Elle acquiert, avec ses deux majuscules, un véritable statut mythologique512. Cette reine de

507 Passage que l’on retrouve dans Les Fruits du Congo à peu près à l’identique : « La Beauté ne s’explique pas, elle s’impose, elle vous attrape, elle vous saisit. Quand elle vous lâche, elle laisse des bleus sur vos poignets. Les romantiques ajoutent qu’elle tue, que son itinéraire est jonché de cadavres et d’assassinats impunis » (FC, 143).

508 Méphistophélès à Faust, Goethe, Faust, I, op. cit., p. 1232 .

509

Mario Praz, La Chair, la mort et le diable dans la littérature du XIXe siècle, le romantisme noir, op. cit., p. 65

510

Goethe, « Le meilleur de l’homme est dans le frisson de l’horreur » cité par Mario Praz, Ibid., p. 45

511 D’après Pierre Jourde, la rédaction de Fred et Bérénice est sans doute contemporaine de la série d’articles intitulée « L’Allemagne mystérieuse », dans laquelle Vialatte associe la montée du nazisme aux engouements occultistes ou mystiques de la république de Weimar. (F et B, 12).

512

l’« Auberge noire » rappelle la « dame de l’auberge de Pichoir » (CEF, 80) et annonce l’emprise vertigineuse de la « reine du Champ de Tir » (DJ, 150). Celle qui entraîne les

adolescents de Fred et Bérénice513, dans un univers « blafard et grandiose » (F et B, 121)

réapparaît dans le roman qui porte son nom pour révéler à deux enfants « un pays hors du temps qui transsubstantiait la matière, le pays des hommes morts et des images qui bougent » (DJ, 112). Dès la première partie, elle se révèle porteuse de mort : elle apparaît enfin aux deux

jeunes garçons à la suite d’un meurtre514. Dans la seconde partie intitulée « Le champ de tir »,

elle revient sur le champ de bataille. Le héros Frédéric Lamourette est devenu sergent. En pleine guerre, il défend avec une poignée d’hommes un poste contre l’armée allemande. « Fatigués par les marches, par l’insomnie et par la faim » (DJ, 135), les soldats en embuscade tirent sans discontinuer sur leurs ennemis allemands. La Dame du Job qui s’est rappelée au sergent Lamourette à des moments cruciaux de sa vie de soldat, dans « ces instants emplis de songe et de fumée qui embuent le seuil du trépas » (DJ, 125) revient le hanter au plus fort de la bataille :

Comment allait-elle revenir ? Elle devait être tout près de là... Si despotique, si frivole, si lointaine, si angoissante, si agaçante. (DJ, 124)

Cette présence fantasmatique suscite son angoisse. Il ne sait si la réapparition de cette « reine en papier » (DJ, 112) provoque en lui « l’extase ou la terreur » (DJ, 123). Elle trouble son esprit, le rend confus : « Ce fonctionnement inarrêtable, cette dépense épuisante et affreusement stérile, c’était le travail de la Dame du Job » (DJ, 138). Son « grand jeu » de séduction semble suspendre le temps, pétrifier les êtres.

Celle que les deux enfants voyaient comme « une Lorelei des hauts plateaux dans sa cabane au-dessus du monde » (DJ, 59-60) leur avait révélé « un paradis gardé par le vertige où l’on ne pénètre que par le sacrifice humain » (DJ, 113) :

du Job. Le Porte-plume souvenir. Alexandre Vialatte romancier, op. cit., p 244. Cependant, la récente publication de deux romans inachevés Fred et Bérénice (2007) et Le Cri du canard bleu (2012) révèle une genèse plus complexe.

513

Alors que le professeur d’allemand, M. Barivel (incarnation ou réincarnation de Quiquandon) a ouvert « la Fenêtre de l’Orient, sur des paysages si lunaires, si troublants et déconcertants qu’on eût dit un grand aquarium pour des poissons d’une espèce merveilleuse » (F et B, 121), la Dame du Job devenant sa complice, entraîne les adolescents dans cet univers « blafard et grandiose ». Complicité qui n’est pas sans évoquer le couple diabolique de M. Panado et la Grande Négresse dans Les Fruits du Congo.

514

Au fond de nos têtes, comme en haut du Champ de Tir, la Dame du Job dansait légèrement et sa fumée avait embué l’univers ; le cadavre du caporal pesait sur nos cœurs comme un marbre. (DJ, 112)

Dans la seconde partie, cette « Dame qui danse au-dessus du monde dans la zone mortelle du Champ de Tir » (DJ, 123-124) accentue ses pas de danse : « La vie, la mort, l’amour, la guerre, tout tournait en Guignol, et en danse du scalp » (DJ, 139). Sa danse ensorcelante évoque la beauté fatale de la Lorelei. La « Lore Lay », figure initialement imaginée par le

romantique allemand Clemens Brentano515, est une belle sorcière qui abandonnée par son

amant, « n’aime plus personne » : « Elle attire, elle charme, elle asservit, et – elle se refuse.

(…) Quiconque plonge son regard dans le sien est perdu à jamais516. » Soulignant ses

séductions, Brentano évoque le « cercle magique » de sa beauté, la montre victime de son propre maléfice. Dans son étude de cette première version intitulée la « ballade de la Lore Lay », Erika Tunner étudiant la présente comme le symbole d’un art qui ensorcelle : « Créature d’un artiste, elle exerce à son tour, un art, un art magique : épousant le vertige elle

engendre des chimères517. » En pleine guerre, sur le champ de bataille, puis lors de la marche

forcée du sergent Lamourette, c’est désormais la Dame du Job qui mène la danse : « La Dame du Job, Fleur du Vertige, dansait au sommet du Champ de Tir » (DJ, 150). La fleur, fragile et éphémère, rappelle l’impression de langueur et d’épuisement que suscite le vertige. Enfant, Frédéric se prenait pour un marin et contemplait l’auberge du Champ de Tir comme un phare

lointain518. En gagnant enfin le plateau de Paluel où se trouve l’auberge, le soldat a

l’impression « de faire le quart sur une dunette à bord de la Terre » (DJ, 172) :

515 Brentano présente la Lorelei dans la « ballade de la Lore Lay » dans son roman Godwin ou la sombre image de la mère (1801-1802). Si dans ses Contes du Rhin (1811), « cette fille de l’imagination » devient maternelle et secourable, la Lorelei est initialement d’une beauté ensorcelante et fatale. Comme le montre Erika Tunner au sujet de cette mystification autour de la Lorelei, « (…) cette Lore Lay a connu une étonnante fortune littéraire et a fini par devenir un véritable mythe à tel point que le grand public n’y attache plus le nom de son auteur. C’est le thème de la femme fatale, victime de son propre maléfice. Comme Circé, Hélène, Dalila, Hérodiade ou Salomé, la Lore Lay était faite pour séduire l’imagination des poètes décadents. A ce propos, il n’est pas sans intérêt de noter que c’est précisément la figure de Salomé qui avait également hanté l’esprit de Brentano (…) celle dont la beauté maudite et l’inquiétante exaltation de la danse (…). » « Lore Lay-Loreley : Romantique ou décadente ? », Romantisme, 1983, n°42. Décadence. p. 167. Si Vialatte n’avait pas forcément connaissance de cette mystification, il connaît Clemens Brentano qui l’accompagne en tout cas symboliquement tout au long de son œuvre romanesque – comme en témoigne la citation évoquant une imagination monstrueuse dans Ligier Lubin (LL, 14) et LesFruits du Congo (FC, 99).

516Ibid., p. 171.

517

Ibid., p. 172.

518

« On y voyait, comme d’une hune, au fond des vagues, l’auberge du Champ de Tir s’allumer comme un phare » (DJ, 89).

Le plateau avançait en angle sur le ciel et tanguait comme une proue de navire ; il se sentait embarqué sur le globe dans une espèce d’aventure merveilleuse, immense, frivole, passagère et désespérée. Il se sentait de quart au milieu des étoiles, à bord du globe magnifiquement. (DJ, 172).

Par une sorte d’ironie tragique, celui qui dans son enfance a pris le « goût du vertige et le besoin de jouer avec ce qui fait peur » (DJ, 94) et en a épuisé « les affres et les voluptés » (DJ,

91), est pris de vertige519. Comme Atlas accablé par le poids du monde sur ses épaules, il est

incapable de reprendre pied :

Et la Terre, qu’il gouvernait dans son esprit, s’agrippa à ses deux épaules et lui fit sentir dans ses bras, ses jambes, ses reins et sa tête, qu’elle gouvernait férocement son corps. Il retomba en gémissant. (DJ, 173)

Face à la « femme des Toits et des Vertiges, celle qui danse dans le brouillard au sommet du plateau » (DJ, 177), le trouble de l’équilibre recherché dans l’enfance devient un égarement, un trouble plus intérieur. Si la Dame du Job n’a pas la « tête de femme suppliciée, aux yeux

vitreux520 » de Méduse, elle est toutefois d’emblée liée à la mort et fait tomber des têtes. Dans

la première partie, elle est symboliquement liée à la « tête de canard enveloppée dans un mouchoir sanglant » (DJ, 56), à la « tête noire » (DJ, 110) du caporal Crégut, puis à la « tête de cire » (DJ, 139) de Tischmacher dans la seconde partie. Ce soldat tué lors de l’embuscade, n’est plus mort que « cette enveloppe, cette boîte vide, cette poupée tragique » (DJ, 139). Il apparaît comme l’un de ses « messagers » (DJ, 177). Le sergent Lamourette chargé d’un pli, se voit entraîné dans une marche nocturne, escorté d’un cortège de « fantômes » (DJ, 159). Il avance « dans une espèce de procession cérémonieuse ou de fable de La Fontaine dont on aurait perdu la clef » (DJ, 157). Ce cortège se compose de « garçons de la liqueur qui

conserv[ent] à leur plateaux, à travers ces péripéties, un équilibre inaltérable » (DJ, 159) et de

la tête de Tischmacher521. Celle-ci initialement posée sur le plateau du premier garçon, peut

sauter « hors du plateau et les précéd[er] sur la route avec son cachet rouge imprimé sur le

519 « C’était comme si le jeu du vertige inauguré dans son enfance avait dû finir ce jour-là. Il retrouva ce goût du rite et du sacrifice qui donnait sa saveur bizarre au culte de la Dame du Job, et l’odeur du zinc surchauffé qui parfumait ses liturgies. (...) il tomba comme un derviche épuisé par sa rotation » (DJ, 169).

520

Mario Praz, La Chair, la mort et le diable dans la littérature du XIXe siècle, le romantisme noir, op. cit., p. 44.

521

La tête qui fait clic clac rappelle le grimacier de Jules Vallès, scène exprimant un fantasme macabre de la décollation : « Cette tête blême, montée sur des dents jaunes, qui se trémoussait, faisait clic clac sous des tics douloureux, violents, et semblait tomber du haut mal ; ce chef branlant qui battait du menton, des lèvres comme le chef coupé qui saute convulsivement dans le panier, cela faisait peur et faisait de la peine… » « Le grimacier », La Rue, Œuvres, I, op. cit., p. 723.

menton et ses blancs de gouache sur les joues » (DJ, 156-157). La figure décapitée rappelle le visage livide, la tête tranchée de Saint Jean Baptiste posée sur un plateau. Mais cette tête qui danse « au loin blanche et barbue, scellée de rouge et transparente sur l’ondulation du brouillard comme la tête de crucifié sur le voile de Véronique » (DJ, 165) évoque également

l’épisode biblique apocryphe522. « Translucide et brillante », elle éclaire Lamourette « à la

façon d’une lanterne vénitienne » (DJ, 157). Associée au sourire mystérieux, au charme secret de la Dame du Job, cette tête d’homme fait écho à la définition que Baudelaire donne de l’horriblement beau, à ce « quelque chose d’ardent et de triste » où le mystère et le regret font

rêver523. La volupté dangereuse de la Dame du Job, la tête livide et énigmatique du soldat mort

viendraient illustrer le beau tel que Vialatte à son tour l’imagine :

La « Dame du Job [est] toute puissante et ses labyrinthes infinis » (DJ, 162)

Celle qui « faisait songer à une reine, à Venise et au carnaval » (DJ, 109) devient la reine d’un « cinéma muet » (DJ, 139), d’un carnaval morbide. « Pareille à la reine de Saba » avec « son peuple d’or et de ténèbres » (DJ, 149-150), elle entraîne le sergent Lamourette dans d’infinis labyrinthes. Il cherche en vain son chemin dans « la nuit des nuits » où il voit apparaître « ce peuple d’or et de ténèbres, de vert, de feu, de rose et de fumée, ce carnaval mélancolique que gouverne la Dame du Job. » (DJ, 142). En proie à des visions hallucinantes, il découvre un monde où le temps, l’espace n’existent plus, où les frontières entre réel et irréel s’abolissent. Il est obsédé par le pli dont on l’a chargé, par « l’unique chose qui restât dans sa tête » (DJ,

172)524, et cette obsession, cette ténacité rappellent la nouvelle « un message impérial » de

Kafka. Il perd jusqu’au sentiment de son identité et se sent de plus en plus égaré : « Tout devenait de plus en plus vide, de plus en plus sauvage et de plus en plus angoissant » (DJ,

162). Une telle épreuve est celle de Fred dans Les Fruits du Congo quand lors d’une nuit,

522 Celle qui essuie le visage du Christ sur le chemin du calvaire est une femme légendaire, mais elle apparaît comme la personnification de l’objet qu’elle porte puisque son prénom viendrait d’une expression mi-grecque mi-latine « vero icona » qui signifie « image véritable ».

523 « C’est quelque chose d’ardent et de triste (…). Une tête séduisante et belle, une tête de femme (...) une tête qui fait rêver à la fois – mais d’une manière confuse – de volupté et de tristesse ; qui comporte une idée de mélancolie, de lassitude, même de satiété, – soit une idée contraire, c’est-à-dire une ardeur, un désir de vivre, associés avec une amertume refluante, comme venant de privation et de désespérance. Le mystère, le regret sont aussi des caractères du Beau. Une belle tête d’homme (…) contiendra aussi quelque chose d’ardent et de triste, – des besoins spirituels, des ambitions ténébreusement refoulées, – l’idée d’une puissance grondante et sans emploi, – quelquefois l’idée d’une insensibilité vengeresse (…) quelquefois aussi, – et c’est l’un des caractères de beauté les plus intéressants, – le mystère, et enfin (pour que j’aie le courage d’avouer jusqu’à quel point je me sens moderne en esthétique), le Malheur. » Baudelaire, Journaux intimes, Œuvres complètes, I, op. cit., p. 657.

524

« (…) l’incohérence solennelle de l’univers s’organisait autour de ce petit mot d’ordre avec une docilité de troupeau autour du berger » (DJ, 172-173).

l’adolescent « su[ant] d’angoisse » (FC, 311) devient en effet la proie d’« une jungle d’impressions étranges » (FC, 319). Cette nuit marque la fin de ses rêves, annonce le règne symbolique des ténèbres en la personne de la grande négresse. La prolifération de fantasmagories signifie la victoire de l’informe, du chaos. Ces visions de beautés

fantomatiques et fantasmatiques525 dans La Dame du Job et des Fruits du Congo relèvent du

fantastique, un fantastique lié « aux états morbides de la conscience qui, dans les phénomènes du cauchemar ou du délire, projette devant elle des images de ses angoisses ou de ses

terreurs526. » Le sergent Lamourette avance ainsi « dans le néant », perdu « au milieu de tous

ces fantasmes » (DJ, 166). S’aventurant dans une « région prodigieuse527 », il contemple

abîmé un paysage hallucinant peuplé de tournesols :

(...) leurs disques jaunes oscillaient comme des balanciers de pendule qui marquaient une heure éternelle avec je ne sais quoi d’amer et de frivole, de tragique et de somptueux, et d’ironique, qui avait le goût même des nocturnes latitudes, des banquises et des carnavals, des palmiers et des terres promises sur lesquelles la Dame du Job promène sa fumée spiralée, ses gestes de danseuse, ses grelots et son sourire inquiétant, comme la lune sur les ruines de Palmyre. (DJ, 166).

La phrase labyrinthique mime l’égarement de l’esprit, la profusion d’images contraires. Dansant au-dessus de ce paysage désolé qui semble allier des latitudes opposées, la Dame du Job semble régner symboliquement sur le monde. Cependant, le héros se retrouve dans le pays de son enfance, « cette Terre promise » dont il attendait des miracles. Ce monde de

l’enfance se confond avec celui de l’illusion528. Voyant passer un berger à l’allure lente et

régulière, Lamourette tente de le suivre, pensant que ce « berger sourd [est] peut-être le

messager de la Dame du Job » (DJ, 168). Il évoque également une scène de l’enfance. Un « berger avec sa longue limousine » était présent lors de la veillée mortuaire du caporal Crégut : « Les autres nous tournaient le dos mais le berger était de profil comme un Assyrien

525 Jean-Luc Steinmetz souligne la proximité des notions de fantastique, de fantasme: « L’étymologie du mot attire l’attention sur un phénomène visuel, une illusion d’optique. Dans le fantastique quelque chose apparaît. Fantôme, fantasme impliquent la même infraction du réel, avec l’idée nettement affichée que tout ceci pourrait ne résulter que d’une imagination déréglée, d’un esprit perturbé. » La littérature fantastique, Paris, Presses Universitaires de France, 1990, « Que sais-je ? », p. 5.

526 Pierre-Georges Castex, Le Conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, Paris, Corti, 1951, p. 8.

527

« Cette région prodigieuse où se rejoignaient la vie et le pays de la Dame du Job, la reine du Champ de Tir, on s’y engageait soudain comme dans l’histoire de France ou les dédales d’un conte persan. »