• Aucun résultat trouvé

De la beauté publicitaire à la beauté sacrée

D EUXIÈME PARTIE

2. De la beauté publicitaire à la beauté sacrée

Comment des « beautés de vignettes, produits avariés, nés d’un siècle vaurien481 »

peuvent-elles s’emparer du cœur exigeant des enfants et des adolescents vialattiens ?

Vialatte a beau insister sur le caractère insignifiant, artificiel des réclames publicitaires, ces « beautés de vignettes » suscitent toutefois un sentiment religieux. Elles dévoilent une beauté sacrée, deviennent des idoles froides. Quand les enfants découvrent enfin la Dame du Job, celle-ci ressemble à une icône :

Elle était là, derrière cette bougie, comme une sainte dans une chapelle. A chaque sursaut de la flamme qui allait s’éteindre on aurait dit qu’elle bougeait la tête et qu’elle allait sortir du mur. Cette danse légère avait quelque chose de fascinant. Elle souriait avec mystère. Elle avait l’air de connaître son secret. (DJ, 109)

477 « Connais-tu le pays des citronniers en fleurs ? (...) Le connais-tu, dis-moi ? » Goethe, « La Chanson de Mignon », Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, [1795-1796] Romans, trad. et annoté par Bernard Groethuysen, Pierre du Colombier et Blaise Briod, Paris, Gallimard, 1954, p. 498.

478 « Les filles de Louang-Prabang sont les plus belles de la terre » (FC, 133).

479 « Jaune était son jupon, vert son petit chapeau, son nom Su-pee-gaw-lath, comme la reine de Thebaw... Je l’ai vue la première fois fumant un long cigare blanc, et gaspillant des baisers de chrétien sur les pieds d’une idole païenne… Car les cloches du temple appellent, et c’est là que je voudrais être sur la route de Mandalay... » (FC, 145-146).

480 Dany Hadjadj, « Les "Mythologies" selon Alexandre Vialatte », art. cit., p. 673.

481

« Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes,/ Produits avariés, nés d’un siècle vaurien,/ Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes,/ Qui sauront satisfaire un cœur comme le mien. » Baudelaire, « L’idéal », Les Fleurs du mal, Œuvres complètes, I, op. cit., p. 22.

La Dame du Job comparée à une sainte dans une chapelle, n’est pas sans rappeler les Vierges

en majesté de la Renaissance italienne482. Son sourire énigmatique peut également évoquer le

sourire de la Sainte Vierge et celui de la Joconde. Cependant, Freud souligne l’ambivalence du sourire de la Joconde : « (…) le charme démoniaque de ce sourire insondable fascine le spectateur. Personne n’a interprété ses pensées, et même le paysage tient mystérieusement du rêve. Elle fixe le vide, froide et sans âme, mais son sourire séduit, et sa sensualité étouffe. (…)

Elle dévore l’homme comme quelque chose d’étranger483. » Avant lui, le poète d’Annunzio

fait de ce sourire « resplendissant et cruel484 » une lecture macabre.

C’est Elle ! noire et pourtant lumineuse485.

A l’image de la « belle visiteuse » à la « rêveuse allure orientale486 » de Baudelaire, la grande

négresse revêt également une dimension sacrée quand elle « fait son apparition » dans Les

Fruits du Congo :

Et tout d’un coup Elle apparut sur le mur blanc, haute de trois mètres (...) tissée de lumière, vivante, nimbée d’or, drapée d’émeraudes, et dressant vers le ciel un panier de fruits brillants. « ... Quelle est celle qui vient à nous sur deux colonnes de fumée ?... » Jamais mariée n’avait été plus belle. (FC, 140)

La majuscule du pronom sujet, l’emploi du passé simple dénotent l’importance de cette apparition. D’une beauté superlative, auréolée de lumière, somptueusement parée, la « sombre

négresse » (FC, 23) est semblable à la mariée du Cantique des Cantiques (comme l’annonçait

l’épigraphe de la deuxième partie, rappelé ici) : « elle est noire, mais elle est belle, ô fille de

Jérusalem487 ». La référence au texte biblique, à ce chant d’amour du Livre de la Sagesse,

482 On pense à la peinture siennoise, à la Maestà d’un Duccio, d’un Martini, ou d’un Ambrogio Lorenzetti.

483 Sigmund Freud, Un Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, [1910], trad. de l’allemand par Janine Altounian, André et Odile Bourguignon, préf. de J.-B. Pontalis,Paris, Gallimard, « Connaissance de l’inconscient »,1987, p. 134-138.

484 « Elle avait diffuse sur son visage,/ Cette pâleur sombre que j’adore. (…) / Sur sa bouche était le sourire / Resplendissant et cruel / Que le divin Léonard/ Poursuivit dans ses toiles./ Ce sourire tristement contrastait avec la douceur/ De ses longs yeux et apportait un charme/ Surhumain à la beauté / Des têtes féminines / Que le grand Vinci aimait. Une fleur/ Douloureuse, la bouche… » Dans la poésie Gorgon (1885), d’Annunzio attribue ce sourire de la Joconde à une dame à la beauté typiquement méduséenne. Cité par Mario Praz, La Chair, la mort et le diable dans la littérature du XIXe siècle, le romantisme noir, op. cit. , note 39, p. 391.

485

Baudelaire, « Un Fantôme », Les Fleurs du mal, Œuvres complètes, I, Ibid., p. 38.

486

Ibid.

487 Le Cantique des Cantiques (3, 6) apparaît en épigraphe de la IIe partie intitulée « La grande négresse » : « quelle est celle qui s’élève sur le désert comme deux colonnes de fumée? », « Elle est noire, mais elle est belle, ô fille de Jérusalem » Cantique (1,5) comme l’a remarqué Alain Schaffner,

donne une dimension performative à l’apparition. L’intertexte, la célébration amoureuse

soulignent implicitement la charge érotique de la grande négresse488. Déjà grâce au miracle de

l’illusion d’optique – mouvements de la flamme (DJ) ou projection d’un étrange appareil fait de cylindres et de tubes en carton – (FC), la dame du Job et la grande négresse semblent bouger. Les principaux personnages se laissent séduire par ces images qui cristallisent leurs rêves. Enfants et adolescents vialattiens ne perçoivent pas ou refusent de reconnaître le caractère artificiel et mensonger de ces dames plates. Leurs désirs latents font de ces

représentations insignifiantes le « lieu d’un secret et d’un insondable mystère489 ».

Malgré sa platitude initiale, malgré son statut d’« imagerie du recrutement », la grande négresse est comparée à un sortilège. Elle éblouit irrémédiablement les jeunes gens. Sa contemplation les laisse interdits :

On trouve toujours, à la sortie des vieux collèges, des enfants qui vont contempler (...) cette imagerie du recrutement. Elle leur promet monts et merveilles. C’est le piège d’or du racoleur (...) avance de solde immatérielle du mercenaire, acompte de rêve et d’horizon. (...) Leurs têtes vagues flottent dans la brume à la dérive, mais ils restent cloués par on ne sait quelle hypnose, avec des regards d’opiomanes et des frissons de derviches tourneurs.(FC, 145)

Ce passage montre les ambiguïtés de la négresse évoquant symboliquement les rêves de la jeunesse et dans le même temps exhibant son caractère commercial et mensonger. La grande

négresse symbolise dès le début du roman, avant même son apparition effective, l’Aventure490,

une aventure cependant inséparable du mirage colonial. Elle apparaît comme le « fruit même de leurs insomnies, cette nuit coloniale qui se garde imperméable, dans ses ombres aromatiques, pour ses esclaves et ses dieux » (FC, 146). En personnifiant un ailleurs fantasmé par les adolescents, elle provoque les égarements de l’imagination. On remarque l’absence de netteté, le caractère nébuleux de la scène qui n’est pas sans évoquer les brumes romantiques. Les adolescents, dans un état extatique, ne sont plus maîtres d’eux-mêmes. L’hypnose suggère l’engourdissement, l’absence de volonté. La fascination qu’exerce la grande négresse est rapprochée d’une expérience mystique ou hallucinogène. L’aura sacrée de ces dames de papier relève du sortilège, suscite la stupeur et l’idolâtrie des enfants et des adolescents.

488

On peut toutefois noter que Noémi, le modèle vivant était déjà comparé à la fiancée du Cantique des Cantiques : « Elle était noire comme un fond de poêle, splendide, luisante, bâtie en long, avec des reflets de piano d’ébène, des creux de mains roses et des cheveux pure laine qui mettaient une note de bergerie puérile dans la solennité de la nuit équatoriale. Elle s’avançait, pour parler comme la Bible, au milieu de la rue Monsieur "comme deux colonnes de fumée" » (FC, 137).

489 Alain Schaffner, Le Porte-plume souvenir. Alexandre Vialatte romancier, op. cit., p. 91.

Un jour, effrayé de son audace, il lui caressa les cheveux ; une autre fois, d’un geste sacrilège, il osa toucher ses épaules. Elle ne s’évanouit pas. Certains soirs, sous l’effet d’une ombre, on eût dit qu’elle remuait. (CCB, 21)

Il s’en approcha, interdit, tendit un doigt, mais, le sortilège étant plus fort, le laissa retomber inerte, puis y revint, tels les enfants qui touchent le nègre pour s’assurer qu’il ne déteint pas, renifla, et partit lentement, d’un pied pensif... Il lui en resta quelque chose pour la vie, comme à ces gens qui demeurent boiteux d’avoir servi de route à la foudre. (FC, 144)

Toucher l’idole est une audace folle. Ce contact plus vrai, cette proximité plus grande relèvent du sacrilège. Ce geste archaïque tend à dissiper le soupçon d’un mirage. Il rappelle l’incrédulité de l’apôtre Thomas qui refuse de croire en la résurrection du Christ tant qu’il n’a

pas touché de ses doigts sa plaie491. Le visible devient tangible, par ce geste profane l’image

factice semble s’incarner. Fred devient boiteux comme Jacob à la suite d’un corps à corps

avec Dieu492. Sa démarche, son cheminement ne seront plus droits.

La survivance des images : Disparition ou apparition ?

La disparition progressive des affiches, de l’étoile des Ballets féériques (CCB), de « l’étoile noire des nuits africaines » (FC, 149) emportée par morceaux par le vent les rend plus précieuses. Le visible devient invisible. La publicité devient-elle œuvre d’art ? Comme le souligne Henri Maldiney, « ce n’est pas sa consistance, c’est sa fragilité, tout au contraire, qui

soustrait une œuvre d’art à la relativité493. » Et, loin de diminuer l’envoûtement de ces idoles

de papier, cette invisibilité renforce au contraire leur pouvoir d’attraction. Il reste l’essentiel, une beauté spirituelle :

Mais l’essentiel de la danseuse resta quand même. Ses cheveux blonds, son corset d’or, sa trace divine. (CCB, 22)

Mais l’essentiel du fétiche noir resta quand même, ses cheveux de mouton, ses citrons d’or, sa trace divine, et cette espèce de promesse solennelle qu’il fallait la mériter par de grandes vertus. (FC, 150)

491

« Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je n’enfonce pas mon doigt à la place des clous et si je n’enfonce pas ma main dans son côté, je ne croirai pas. » (Jn, 20-25).

492

Parmi les héros boiteux, on peut également citer Œdipe ou Vulcain, l’époux de Vénus, précipité hors de l’Olympe lors d’un combat avec Zeus.

493

Elle n’en fut que plus précieuse, comme ces statues mutilées qui reviennent du fond des âges, parées de mystère, plus riches d’avoir été tronquées. (CCB, 22) (FC, 150)

Les idoles de papier devenues invisibles rappellent la beauté idéale des statues antiques et

l’amour qu’elles peuvent susciter494. Dans Le dernier des Valerii (1874), nouvelle fantastique

d’Henry James, un comte italien se révèle furieusement épris de la statue de Junon au point de lui vouer un culte païen : « Endormie durant tant de siècles, cette impérieuse statue l’a

silencieusement réveillé495. » Fétichisme ? Désir cannibale ? De même que le comte qui

conserve précieuse un fragment de la statue, Fred « coup[e] pieusement l’orteil de la déesse »

(FC, 189) et le garde soigneusement dans son portefeuille. Au-delà de la dimension sacrée de l’image, c’est l’imagination des enfants et des adolescents qui suscite l’apparition des divinités.

Une beauté animée ?

Nos dieux et nos étoiles montaient petit à petit au ciel de notre adolescence, chacun avec ses sortilèges. Nous les adorions au hasard, comme les Chinois jouent de la trompette européenne. Ce ne fut que petit à petit qu’ils prirent leur place en haut de nos nuits, dans leurs niches d’or. (FC, 131-132)

Ces « icônes plates » que sont les dames de papier sont « données pour des créations de l’imaginaire de jeunes garçons rêveurs dotés d’une sensibilité artistique et d’une grande

imagination496. » Qu’ils soient à « l’école de l’Amour et à l’école du Magnifique » (FC, 132)

ou à « l’École du vertige » (titre de la première partie de La Dame du Job), les héros sont

hantés par les déesses au point de les imaginer vivantes. Elles font l’objet d’un culte païen, d’une idolâtrie semblable à « un sauvage trémoussement au pied du fétiche, un frisson de derviche tourneur » (DJ, 96-97). Elles s’animent à la faveur de leurs rêves, deviennent des divinités vivantes et prennent une profondeur surnaturelle.

La contemplation de l’idole divine apparaît comme « dévoilement » d’une réalité mystérieuse et redoutable ; le visible, au lieu d’être la donnée première qu’il s’agirait

494

La Statue de marbre d’Eichendorff, Arria Marcella de Gautier (1852), Vénus d’Ille de Mérimée (1837), Gradiva de Jensen (1903).

495

Henry James, Le Dernier des Valeriiet autres nouvelles, [1874], trad. Louise Servicen, Paris, Albin Michel, 1960, p. 52.

496

d’imiter par l’image, prend le sens d’une révélation, précieuse et précaire, d’un invisible qui constitue la réalité fondamentale497.

Jean-Pierre Vernant montre comment l’idole est l’incarnation de l’invisible, comment elle serait ainsi première par rapport à l’image qui se contente d’imiter l’apparence. Il semble qu’il en va de même pour les dames de papier. Quand la dame des « Ballets Féériques », la Dame du Job et la grande négresse disparaissent, ne laissant qu’une « trace divine » (CCB, 22), cette disparition même semble les révéler déesses. Chacune tient dans les rêves de ces enfants et adolescents « un rôle poétique et exaltant » (CEF, 74-75). Chacune s’immisce d’une manière différente dans leur esprit et leur existence.

La Dame du Job est d’abord un secret, une « grande idée » (DJ, 56-57). Dans la

première partie de La Dame du Job consacrée à « l’enfance de somnambule » (DJ, 112) du

héros, les deux enfants Frédéric et le narrateur (comme la petite Frédérique dans Salomé) sont

doués d’une sensibilité artistique et d’une imagination « pleine d’animaux et de confusions

magnifiques » (DJ, 37) et appréhendent la réalité qui les entoure avec candeur et naïveté498. A

la faveur des histoires qu’ils écoutent, l’auberge du Champ de Tir devient un lieu magique, une boîte de Pandore :

De longues chimies, de subtils glissements faisaient entrer tous ces personnages dans l’auberge du Champ de Tir comme dans leur demeure naturelle. Cette petite boîte posée en haut de la colline servait de tabernacle et de catalyseur à toutes nos mythologies. (DJ, 41)

Comme le souligne Pierre Jourde :

(...) pour Fred et le narrateur, le banal et la merveille se rencontrent, le proche et l’éloigné, dans leur regard enfantin qui n’a pas encore tout à fait mis au point la perspective, se touchent. Dans ce regard mythologique primitif au sens artistique du terme, les dieux sont immanents, à la fois éloignés et tangibles499.

Quand leur aîné Robert auréolé du prestige de sa récente rougeole, confie aux enfants sous le sceau du secret qu’il y a dans l’auberge un étrange calendrier sur lequel l’image d’une « dame en papier » (DJ, 55) semble vivante, « la grande idée de la Dame du Job » (DJ, 56-57) s’empare de leur cœur. La Dame du Job entre dans leurs « mythologies personnelles » avant

497

Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, La Découverte, 1994, p. 343.

498

« Notre imagination était pleine d’animaux et de confusions magnifiques. (...) Monsieur Lamourette parlait souvent avec ses amis du plateau de Paluel, du col et de l’auberge du Champ de Tir, et ce plateau nous apparaissait comme le pays lointain et grandiose où devaient se passer ces histoires d’où le loup sortait toujours penaud. » (DJ, 37).

499

même son apparition. Dans l’esprit des deux garçons et particulièrement dans l’imagination de Frédéric, son prestige ne cesse de s’accroître. Avant même de l’avoir vue, Fred se représente cet « être de papier ». Le petit garçon se plaît à imaginer et à décrire sa vie « sournoise et magnifique » (DJ, 59). Il invente ainsi une chanson mêlant des mots aux sonorités magiques à l’expression « Dame du Job ». Fred comparé à Pygmalion, est subjugué par sa vision de la « déesse en papier » (DJ, 11) et la rêve vivante. L’image de cette femme mystérieuse fumant une cigarette est d’abord suggérée par le pouvoir des mots et de l’imagination. Pascal Sigoda le souligne, « les capacités de fascination de l’enfance par les images sont déterminantes, elles cristallisent les émotions, mais surtout fondent les

mythologies personnelles500. » Les enfants vialattiens sont semblables aux « poètes de sept

ans » :

A sept ans, il faisait des romans sur la vie Du grand désert, où luit la Liberté ravie, Forêts, soleils, rêves, savanes ! Il s’aidait De journaux illustrés où, rouge, il regardait Des Espagnoles rire et des Italiennes501.

Comme le montre Pierre Mabille, « Le besoin d’évasion s’affirme, le merveilleux naît. (…) l’enfant crée son mystère, se constitue son trésor personnel. Le monde dont rêvait l’enfant avait les couleurs vives des journaux illustrés. Il prenait au souvenir des contes entendus ses merveilleuses. Il était le pays légendaire que décrivent avec précision les vieux marins assis le

long des quais encombrés de filets et de barils502. » Les enfants sont fascinés par la Dame du

Job au point de lui donner une réalité et une autorité dans leur existence. Elle devient ainsi l’objet d’un culte païen, d’une idolâtrie semblable à « un sauvage trémoussement au pied du fétiche, un frisson de derviche tourneur » (DJ, 96-97). Face à l’auberge devenue la « capitale de l’horizon, du vertige et des folles tribus qui peuplaient nos songes d’enfants » (DJ, 43), les deux enfants désormais à « l’École du Vertige » multiplient les rites, les « pratiques ascétiques et minutieuses » (DJ, 88) pour rendre un hommage fidèle à la Dame du Job. Sur une terrasse devenue la « plate-forme du rêve », « le tremplin des présages » (DJ, 89), ils se font tour à tour stylistes, derviches, fakirs :

Nous inventions de nouveaux supplices pour rendre notre culte à la Dame du Job. (...) nous ne vécûmes plus que sur les toits, comme des chats ou des stylites. Tout ce que nous

500 Pascal Sigoda, « Images, réclames et commerce dans l’œuvre de Vialatte », art. cit., p. 134.

501 Rimbaud, « Les poètes de sept ans », Œuvres complètes, édition établie par André Guyaux, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 125-126.

502

Pierre Mabille commentant le poème rimbaldien, Le Miroir du merveilleux, [1940] Paris, Minuit, 1962, p. 43-45.

attendions de la vie, nous le demandâmes à ce vertige. Le vertige nous satisfit et nous combla. Nous en épuisâmes les affres et les voluptés. (...) Nous étions les derviches de l’auberge du Champ de Tir. (DJ, 91)

La Dame du Job « imaginaire majesté » (DJ, 94), étroitement mêlée aux jeux de l’enfance, revêt une épaisseur romanesque et dans le même temps, apparaît comme un personnage mythologique, une divinité tutélaire dont les enfants attendent un message, une révélation. Le vocabulaire qui décrit cette expérience du vertige montre l’emprise des émotions et l’absence de rationalité ; il évoque tout à la fois l’effroi, la souffrance et le plaisir des sens. Ce culte exigeant dont la souffrance n’est pas exclue (brûlure des pieds, yeux éblouis, paupières fatiguées) rappelle la posture du poète dans « Le Léthé » qui se présente comme un :

Martyr docile, innocent condamné, Dont la ferveur attise le supplice503.

Dans un sonnet écrit alors qu’il était encore au collège, Baudelaire s’était déjà comparé à un

vieux fakir éprouvant « les extases sans fin des Brahmes fanatiques504. » Ce culte exigeant,

cette recherche du vertige, révèlent et annoncent la tyrannie cruelle de la déesse de papier. Si le résultat est le même, l’emprise des dames de papier se manifeste de manière différente dans

chaque roman. Dans Le Cri du Canard bleu, la dame des « Ballets Féériques » devient pour le

petit Etienne « la princesse, la dame, la reine enfin, celle qui avait la robe blanche » (CCB, 20), bref comme le comprend son amie Amélie « sa fiancée ». Bien que cette « fiancée de papier » s’évade assez peu de son support papier, bien qu’elle ne soit que « pour le cœur, pour