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L’apparition du cauchemar

P REMIÈRE PARTIE

3. L’apparition du cauchemar

L’homme est cette nuit, ce néant vide qui contient tout dans la simplicité de cette nuit, une richesse de représentations, d’images infiniment multiples dont aucune précisément ne lui vient à l’esprit ou qui ne sont pas en tant que présentes. C’est la nuit, l’intérieur de la nature qui existe ici – pur soi – dans les représentations fantasmagoriques (…). C’est cette nuit qu’on découvre lorsqu’on regarde un homme dans les yeux – on plonge son regard dans cette nuit qui devient effroyable, c’est la nuit du monde qui s’avance ici à la rencontre de chacun282.

Avec ce « guignol fantastique » (FC, 304) qu’est M. Vingtrinier, Vialatte est conscient de la puissance dévastatrice du néant. Il va approfondir une autre forme de monstruosité. On

l’a vu précédemment, à l’instar de Maître Lévy283, Vingtrinier ressemble « à s’y méprendre –

avec ses oreilles compliquées, feuilletées, rabattues en cornets, roulées comme un gâteau arabe – à un bélier de jardin des plantes, un petit bélier timide » (MH, 18). Il n’est cependant pas anodin que Maître Lévy soit comparé à un « bélier inoffensif des plages océaniques sorti d’un cauchemar de Loti » (MH, 19). Vialatte imagine de transformer ces créatures grégaires et veules que sont Lévy et Vingtrinier en « hallucinations précises ». L’auteur renvoie ici de

manière intertextuelle au Mariage de Loti (1880)284 de Pierre Loti. Dans ce roman, au-delà des

poncifs autour du mythe de Tahiti, au-delà de l’évocation d’une île paradisiaque chargée de tous les fantasmes d’évasion, Loti évoque avec insistance le surnaturel polynésien et les

« terribles Toupapahous285 », « des fantômes tatoués qui sont la terreur des Polynésiens286 ».

Son héros initié à l’effroi que suscitent ces revenants, va se confronter à l’un de ces démons nocturnes :

282 Hegel, La Philosophie de l’esprit : de la Realphilosophie, [1805], trad. Guy Planty-Bonjour, Paris, P.U.F, « Epiméthée », 1982, p. 13.

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Réécriture de Vialatte dans Les Fruits du Congo M. Vingtrinier avec ses oreilles curieusement biscornues « compliquées, feuilletées, rabattues en cornet, roulées comme un gâteau arabe » apparaît comme un « bélier du Jardin des Plantes » (FC, 153).

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Les Amants de Mata Hari serait une réécriture de cet archétype du roman colonial et exotique dans lequel Pierre Loti usant de tous les poncifs, reprend le mythe de Tahiti en tant que paradis insulaire où se mêlent exotisme, sensualité, érotisme. Le héros et narrateur, lieutenant de la marine anglaise Harry Grant surnommé Loti alias l’auteur, découvre les voluptés polynésiennes, tombe amoureux de Rarahu, une très jeune indigène maorie qu’il épouse. Quand il l’abandonne pour retourner en Angleterre, la jeune vahiné sombre dans la drogue, la prostitution et finalement meurt. La jeune fille dont les adolescents sont tous éperdument amoureux et qu’ils nomment Mata Hari si elle n’a pas l’innocence de Rarahu, connaît son destin, sa transfiguration sordide et monstrueuse et elle revient « hanter » ceux qui l’ont aimée.

285 Pierre Loti, LeMariage de Loti, [1880], Paris, Flammarion, 1991, p. 107. Ce roman inspirera à Paul Gauguin son tableau L’Esprit des morts veille (Manao tupapau, 1892).

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(…) la nuit quand je me trouvai seul dans le silence et l’obscurité, un rêve sombre s’appesantit sur moi, une vision sinistre qui ne venait ni de la veille, ni du sommeil, – un de ces fantômes qui replient leurs ailes de chauves souris au chevet des malades, ou viennent sur les poitrines haletantes des criminels287.

Analysant cette intrusion de l’esthétique cauchemardesque au sein du roman, Bernard Terramorsi montre comment Loti se réfère à la croyance occidentale du cauchemar, comment

il use d’une esthétique gothique, mêlant surnaturel polynésien et surnaturel européen288.

Malgré son profil de mouton résigné, en dépit de son aspect inoffensif, Maître Lévy s’apparenterait donc à une vision onirique terrifiante. Il deviendrait un fantôme écrasant et

diabolique, un spectre revenant du pays des morts289. Dans le personnage de Lévy se profile

une dimension spectrale reprise et amplifiée chez M. Vingtrinier. Dans Les Fruits du Congo,

persuadé d’avoir tué accidentellement Dora, Fred se rend deux nuits d’affilée chez elle. Il voit à deux reprises « un homme en bras de chemise, en pantalon rayé, à silhouette de bureaucrate » (FC, 290) cueillant des fleurs au clair de lune. Hanté par cette vision insolite et

répétée, il ne sait plus distinguer songe et réalité290. Il se croit « en proie à une idée fixe » (FC,

305) :

Ce Vingtrinier qui cueillait des fleurs au clair de lune, qui veillait des cadavres frais au plus haut étage des maisons, ce tueur de mouches ... on le voyait s’enfoncer dans le ciel... Il se montrait entouré de soleils d’or, de croissants de lune, de losanges verts et bleus. Il envahissait l’horizon armé d’un bâton à physique ... semblait poursuivre les mouches. (FC, 307)

287 Pierre Loti, LeMariage de Loti, op. cit., p. 227-228.

288 « Dans la dernière partie du texte et de son séjour tahitien, le héros initié à la peur va faire l’expérience traumatisante d’un corps à corps immonde qui tranche avec ces ébats voluptueux complaisamment rapportés jusque-là. Malgré la célébration de l’exception tahitienne – bout du monde que la société judéo-chrétienne n’a alors pas encore normalisée – ; en dépit aussi des gloses pseudo-ethnologiques sur les Toupapaous, et de l’immersion profonde dans la société traditionnelle polynésienne, Loti le décivilisé se réfère spontanément à la croyance occidentale du cauchemar quand le monde lui pèse… » Bernard Terramorsi, « La figure mythique du cauchemar », Cahiers de recherches médiévales [En ligne], 11, 2004, mis en ligne le 06 mars 2008, disponible à l’adresse suivante : <http://crm.revues.org/1723> (consulté le 18 Juillet 2013).

289 Comment expliquer son destin glorieux ? « Maître Lévy, grâce à son fils, est depuis longtemps préfet dans une ville importante. Il ne tourne plus comme un bélier du Pacifique autour du kiosque hawaïen. Il collectionne des porcelaines coûteuses, il a fleuri sur notre humus à la façon des roses d’automne…Dans l’épave des "Doreurs de Proue". C’est bien la seule que nous ayons vraiment dorée… » (MH, 94).

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Fred « recommençait son rêve et refaisait ses gestes de la nuit précédente, comme dans ces songes où il semble qu’on a déjà vécu ailleurs la scène qui se passe et où tout n’est que réminiscences. Tout n’était-il que réminiscences ? » (FC, 321).

Vialatte développe les potentialités de la figure énigmatique et monstrueuse de M. Vingtrinier. Ce personnage insignifiant apparaît comme une sorte de dieu absurde « puéril et insondable » (FC, 316). Il semble devenir l’un de ces « singes extra-humains… dont l’expression au-delà de la peur, de l’étonnement, de l’agressivité, de tout : le mystère animal dans le paroxysme de son énigme » (CGH, 291). Vialatte s’est peut-être inspiré de

l’imaginaire fin-de-siècle291 où le singe apparaît alors comme le frère monstrueux de l’homme,

l’avatar difforme d’une espèce elle-même anormale. Symbole de l’art fin-de-siècle, il révèle alors à quel point : « (…) le concept de la fixité de l’espèce humaine est détruit, sa

vulnérabilité et son animalité sont accentuées292. » Reprenant ce motif décadent, l’auteur

mettrait en évidence un double grimaçant de l’homme, tout à la fois grave et grotesque, un

être qui singe volontiers Dieu293. Le double meurtre de M. Vingtrinier rappelle en effet

« L’Assassinat de la rue Morgue », nouvelle d’Edgar Poe dans laquelle l’assassin sanguinaire de deux femmes s’avère être en réalité un orang-outang. Selon l’auteur, « Dès que l’homme s’oublie, en effet, il devient cosmique, ou bestial, ou même parfois métaphysique, de toute façon irrationnel » (CM, I, 838). M. Vingtrinier semble à son tour comme « sorti d’un cauchemar de Loti ». Ce meurtrier apparaît comme une altérité écrasante dont la présence vient hanter de manière diabolique celui qui se laisse dépasser par ses rêves.

Les bourgeois chimériques et fous que Vialatte met en scène dans son univers romanesque renvoient également aux folies de l’Histoire. Ils traduisent la singularité du regard de l’écrivain sur un monde précaire, sur une Histoire en train de dérailler. Le romancier montre des « hommes sans qualités » impliqués dans un monde et un moi étrangers. Ces figures monstrueuses (les bourgeois chimériques mais aussi les faux prophètes) qui reposent sur une projection de la représentation collective de la « décadence », révèlent la difficile condition de l’homme moderne. Elles permettent au romancier de refléter les tendances contradictoires traversant son époque. Chaussier, Balandrier, Maître Lévi, Perrin-Darlin et Vingtrinier se révèlent hantés et constamment menacés par un monstrueux psychique. Chez ces êtres en déshérence « se profile le spectre de la solitude essentielle de l’être condamné à

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« Le monstre, le singe et le fœtus sont donc intimement liés pour un imaginaire qui se place sous les feux croisés du darwinisme, de l’évolutionnisme et de l’embryologie. » Evanghélia Stead, Le Monstre, le singe et le fœtus : tératogonie et décadence dans l’Europe fin-de-siècle, op. cit., p. 14. Baudelaire, dans « De l’essence du rire » (qui établit la caricature comme genre), pour illustrer le caractère du comique absolu qui est de s’ignorer lui-même, évoque la gravité des singes : « Les animaux les plus comiques sont les plus sérieux (…). »« De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », Œuvres complètes, II, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 582.

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Evanghélia Stead, Ibid., p. 14.

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toujours se chercher294. » Vialatte montre des hommes sans qualité, des figures mélancoliques enfermées dans une solitude radicale. Prisonniers de la folie, ces pères impotents accèdent à l’histoire par la mort ou la déchéance. Avoir recours à un divertissement sanglant semble à Vingtrinier l’ultime moyen de conjurer le néant. A travers ce personnage excentrique, Vialatte montre comment un homme comme les autres peut commettre un crime monstrueux. L’écrivain souligne l’étrange contraste entre l’apparente normalité de cet être effacé et la monstruosité de son crime. Il nous confronte à « la nuit du monde », à ce « néant vide » dont parle Hegel.

L’empreinte de l’histoire, le romantisme allemand tel que l’appréhende l’écrivain, semblent également perceptibles chez les principaux personnages des romans de Vialatte. Dans un troisième chapitre, il convient d’étudier la monstruosité des enfants et adolescents vialattiens. Si le caractère monstrueux des faux prophètes, des bourgeois chimériques semble facile à identifier – leur altérité, leur folie étant montrées, dénoncées – enfants et adolescents ne sont pas représentés de manière grotesque. Il ne s’agit pas de figures monstrueuses dénuées d’intériorité. Le lecteur s’attache et s’identifie à ces personnages enthousiastes et rêveurs. Dès lors en quoi réside leur monstruosité ?

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