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L’altérité radicale d’êtres habités par le néant

P REMIÈRE PARTIE

2. L’altérité radicale d’êtres habités par le néant

Au-delà de l’ancrage historique, Vialatte montre des êtres en proie à une folie accaparante et dangereuse. Ces êtres sont hantés par le vide, leur marginalité les rend monstrueux. Dans ces personnages grotesques, se dessine quelque chose de l’ordre du tragique moderne. A travers eux, Vialatte questionne la part d’ombre, d’excès, d’irrationnel que dissimule tout être humain. Restituant le malaise diffus de toute une époque, il interroge l’extrême fragilité de l’homme moderne face à un monde devenu chaos. Comment chimériques et fous traduisent-ils le vide qui les habite ? Comment dévoilent-ils ce monstrueux plus intérieur ?

2. L’altérité radicale d’êtres habités par le néant

Chapeau melon et puissance du faux : une élégance trompeuse

Ces bourgeois excentriques manifestent l’étrangeté qui les habite par une nature hybride ou une posture invraisemblable. Le regard qu’enfants et adolescents portent sur ces respectables figures paternelles laisse entrevoir l’hybridité suspecte, le caractère énigmatique de ces mammifères étranges et rares, de Perrin-Darlin ce « gros insecte rare » (FC, 90), Chaussier ce « grand mammifère d’une race disparue » (S, 63), Vingtrinier cet « incroyable mammifère » (FC, 316). Vialatte s’amuse peu à peu à faire poindre l’animalité chez les chimériques, les fous, sans les départir de leur costume mais en amalgamant attributs

218 L’ambition de Vialatte relative à son projet autour de La Complainte – montrer « le romantisme allemand moderne inoculé à un petit collège français » – nous semble inscrite dans l’ensemble de l’œuvre romanesque.

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disparates d’animaux et attributs humains. Déclamant avec enthousiasme Schiller au clair de lune, M. Perrin-Darlin devient un étrange animal :

Son madras se terminait dans le ciel par deux pointes qui lui faisaient un profil d’escargot. Bien pris dans sa jaquette marron, d’une coupe merveilleusement soignée, sur un caleçon blanc rayé de noir, il avait l’air d’un gros insecte rare, d’une espèce de hanneton cornu qui délirait au clair de lune. (FC, 90)

Paradoxalement, c’est son élégance qui dénonce et renforce son hybridité, sa nature incertaine de mollusque, d’insecte. Doté de « facultés optiques de poisson gras » (S, 62), M. Chaussier, comparé tour à tour à une carpe, à un hippopotame, à un pachyderme, est devenu un « père

majestueux et gras [qui vit] dans un monde illusoire et magnifique, comme un poisson en

smoking parmi les fêtes galantes d’une forêt sous-marine éclairée au magnésium » (S, 64). Vialatte emploie les mêmes expressions pour désigner M. Vingtrinier une fois le crime consommé, l’identifiant à une « sardine en jaquette » (FC, 316), le mettant également « en boîte ». Perrin-Darlin, Chaussier et Vingtrinier apparaissent d’autant plus apprêtés dans leurs costumes, que ceux-ci renforcent leur hybridité. Leur élégance vestimentaire révèle quelque chose de l’ordre de l’imposture. « Poisson en smoking », « sardine en jaquette », ces expressions comiques soulignent une proximité troublante de l’humain et de l’animal. On se souvient de la nature incertaine, de l’hybridité suspecte des faux prophètes. Transformant ces notables de province en êtres composites, reprenant de manière indirecte le motif mythologique de la sirène, Vialatte montre des personnages ambigus qui appartiennent à un monde intermédiaire, demeurent dans un entre-deux. Il nous oblige à les reconsidérer, à

interroger leur banalité. Cet aspect hybride, composite dénonce le costume comme

trompe-l’œil, renforce l’indétermination du personnage. A travers ces « individus en jaquette » marqués par la civilisation et ses artifices semble se négocier ce qui est le propre de l’homme. Comme le remarque Pierre Jourde, les « pères de Vialatte ont perdu le sens commun, et ils font leur apparition dans des costumes ou des postures saugrenues, des lieux séparés du

monde, détachés de toute signification220. » Ainsi, ces bourgeois de province qui s’incarnent à

partir de détails vestimentaires, ne se départissent jamais de leurs accessoires, même dans les moments les plus extrêmes. Après une brutale scène de ménage nocturne et un coup de feu lancé au hasard, Balandrier « pâle et tremblant » met « son melon sur sa tête à cause du

courant d’air » et « rest[e] là, les yeux hagards, sa chemise flottant au gré de la brise comme

un drapeau (…) immobile comme le génie de la Fatalité » (FR, 80)221. Chaussier, un soir d’orage violent, apparaît à sa fille dans la même posture insolite :

Le Président debout devant la fenêtre (…) contemplait la tempête avec calme comme une grande invention de son cerveau. Il n’était vêtu que de sa chemise et son chapeau melon. Voilà : c’était un homme tout seul en chapeau melon devant un cataclysme, comme le capitaine de Conrad devant le typhon des mers de Chine. (…) A la lumière affolée de la lampe (…) il se détacha un instant sur ce palier comme une eau-forte ; son gros ventre imposant s’arrondissait, ombré comme une sphère, son sexe noir pendait entre ses jambes blanches comme une musette pleine de pommes de terre. (…) La petite, de retour dans sa chambre, songeait, avec une sorte d’effroi et d’étonnement, à ce père comme à un grand mammifère d’une race disparue, qui surgissait quelquefois dans le monde de l’enfance pour prononcer de grandes phrases énigmatiques (…). (S, 63)

Dans ce passage, en évoquant explicitement Typhon de Joseph Conrad, Vialatte actualise une

nouvelle fois le personnage. Il réoriente, complète son identité intertextuelle. Dans cette nouvelle (écrite entre 1900 et 1902), le héros, le capitaine MacWhirr est d’emblée considéré comme un être quelconque d’une apparente timidité. Cet homme taciturne porte sous toutes

les latitudes « un accoutrement peu marin222 » comprenant chapeau melon et élégant parapluie

– humour de la part de Conrad repris par Vialatte qui insiste également sur le « chic anglais » (FC, 199) qui caractérise ses bourgeois de province. Flegmatique, qualifié d’épais par ses subordonnés, le capitaine se révèle dépourvu d’imagination, incapable de se représenter « le courroux et l’emportement passionné de la mer » et les dangers qu’il fait courir à son navire223. D’un esprit obtus, il refuse obstinément de le dévier de sa course et entraîne tout l’équipage dans une terrifiante et violente tempête : « Les présages n’existaient point pour lui, et la signification d’une prophétie ne savait lui apparaître qu’après que l’événement l’avait

surpris224. » Comme Chaussier, impassible face à l’ouragan, également impassible face aux

troubles familiaux qu’il a provoqués, apparaissant dans une nudité grotesque et cependant

221 « M. Balandrier restait pâle et tremblant ; il mit son melon sur sa tête à cause du courant d’air qui lui glaçait le crâne, et resta là, les yeux hagards, sa chemise flottant au gré de la brise comme un drapeau (…) immobile comme le génie de la Fatalité (…). » (FR, 80).

222 Conrad, Typhon, [1902], Œuvres, II, édition sous la direction de Sylvère Monod, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1985, p. 313.

223

« Il savait que cela existe, comme nous savons que le crime et les abominations existent. (…) Le capitaine MacWhirr avait parcouru la surface des océans, comme certaines gens glissent toute leur vie durant à la surface de l’existence, qui (…) n’auront rien connu de la vie, qui n’auront jamais eu l’occasion de rien connaître de ses perfidies, de ses violences, de ses terreurs. Sur terre et sur mer, il existe de ces gens ainsi favorisés – ou ainsi dédaignés par le destin et par la mer. » Typhon, Ibid., p. 347.

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grandiose, le capitaine plongé dans l’obscurité, face « au courroux renouvelé des tempêtes »

s’efforce de remettre le bouton de son ciré, « un peu moins placidement que de coutume225 »,

et se contente d’exprimer son inquiétude d’une manière laconique226. Finalement Chaussier

apparaît tout aussi énigmatique que le capitaine MacWhirr dans Typhon. Conrad se contente

de donner à voir ce personnage qui s’est imposé à lui, de le montrer dans son étrangeté à lui-même. De même, Vialatte dessine cet être fantomatique en ombre chinoise et cette « ombre

montre l’homme plaqué sur ce qui n’est pas lui, habitant de l’étrangeté227. » Les apparitions

théâtralisées d’un Vingtrinier « armé de son bâton tue-mouches » révèlent aussi un être « puéril et insondable » (FC, 316), un être dénué d’intériorité :

On l’y voyait seul, instructif, majestueux, automatique, au-dessus du monde, à la façon d’un saint dans un vitrail ou d’un guignol dans son théâtre. Il fallait lever les yeux. Il siégeait dans le ciel, machinal et de noir vêtu, énigmatique comme le destin. On aurait dit un signe du zodiaque. (FC, 220-221)

Vingtrinier « automatique », « machinal », est transformé en marionnette, en guignol228. On

retrouve dans cette transformation du personnage en marionnette un aspect du grotesque romantique souligné par Mikhaïl Bakhtine, dans lequel le romantisme « place au premier plan l’idée d’une force inhumaine, étrangère, qui régit les hommes et les transforme en

marionnettes (…)229. » Dans ces apparitions qui « ont l’air de parodies et de dégradations de la

manifestation divine230

», les pères de famille à la fois familiers et étranges ne sont personne.

A l’instar des faux prophètes, ils ne semblent exister que comme « puissance du faux231

» pour reprendre l’expression de Xavier Garnier. Selon lui, « (…) derrière le personnage peut se

cacher non pas une personne, mais une figure, c’est-à-dire personne232. » Ces bourgeois

dissimulent sous un nom propre, sous différents masques entre autres social et familial, sous

225

Conrad, Typhon, Œuvres, II, op. cit., p. 388.

226 « Durant cet armistice tragique la tempête pénétrait la résistance de l’homme et lui descellait les lèvres. La voix de MacWhirr s’éleva dans la solitude et la nuit noire de sa cabine, comme s’adressant à un autre être qui se fût éveillé en lui-même. Il était (…) isolé, comme forclos du courant de sa propre existence, car des incongruités comme celle de se parler à soi-même n’y eussent sûrement pas trouvé place. » Ibid., p. 384.

227 Pierre Jourde, L’Opérette métaphysique d’Alexandre Vialatte, op. cit., p. 79.

228

Image récurrente déjà soulignée par Alain Schaffner, Le Porte-plume souvenir. Alexandre Vialatte romancier, op. cit., p. 189.

229

Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la Culture Populaire au Moyen-Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, « Tel », p. 49.

230

Pierre Jourde, « Le satyre et le pharmacien », art. cit., p. 140.

231

Xavier Garnier, L’Eclat de la figure, étude sur l’antipersonnage de roman, op. cit., p.16.

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le port en toute occasion d’un chapeau melon, un vide intrinsèque, une absence d’intériorité. Il s’agit de figures de pure extériorité, sans for intérieur, inquiétantes parce qu’imprenables.

S’appuyant sur le portrait d’un personnage de Jean Genet dans Les Pompes funèbres233,

Xavier Garnier souligne que la « figure a aussi peu d’intériorité que le fût d’un canon. Elle dessine juste un dedans qui a pour fonction de donner une plus grande portée à la puissance

d’une explosion234

. » On pense ici « à l’envoûtement de ce regard glauque qui [tient] toute une

maison courbée sous les lois de sa folie », à l’incompréhensible et désastreuse autorité de Chaussier, devenu une forme de présence pure qui cependant possède ce « on ne sait quoi de

physiquement majestueux, de si imposant dans le geste » (S, 14)235. On peut établir un lien

chez les chimériques, les fous dans les romans de Vialatte entre leur vide et leur puissance, ceux-ci exercent une grande puissance de fascination parce qu’ils sont des êtres dénués

d’intériorité ou dont celle-ci « se fissure sous la pression de l’extérieur236. » Comment se

manifestent cette absence, cette monstruosité psychique ?

Retour en enfance ou permanence de celle-ci

Ces pères impotents se révèlent monstrueux parce qu’incapables de trouver une place dans l’ordre social. Soit ils n’ont jamais quitté l’enfance, soit la folie qui les saisit les ramène

à un état d’enfance. Auguste Balandrier dans Le Fluide rouge est un adulte qui a oublié de

grandir. Ce « petit homme timide, gras, rose et chauve, bien qu’assez jeune » (FR, 40) a encore physiquement l’allure d’un poupin potelé « aux grosses joues, au teint rose et candide » (FR, 64). Son apparence physique témoigne de son état d’éternel enfant, d’un enfant qui a gardé « ce goût monstrueux, du rare, de la Russie, des "fluides rouges" de tous calibres et des bleus de Sèvres » (FR, 97). Celui qui petit garçon, rêvait de faire éclater une lampe à essence pour obtenir des réparations importantes de l’inventeur M. Pigeon – c’est-à-dire (forme d’obscurantisme ?) de faire symboliquement voler en éclats « la lumière du Progrès » (FR, 103) associée aux Lumières de la Raison, à la modernité (autant de visions

233

« Le cortège s’arrêta une seconde et je vis le profil de la bouche de Paulo. Je songeais à son âme qui ne peut être mieux définie que par cette comparaison : on dit l’âme d’un canon, qui est la paroi, moins que la paroi même, intérieure du canon. C’est cette chose qui n’existe plus, c’est le vide brillant, acéré et glacial qui limite la colonne d’air et le tube d’acier, le vide et le métal – pire : le vide et le froid du métal. Je ne vois rien de plus essentiellement méchant. L’âme de Paulo était sensible par cette bouche entr’ouverte et ses yeux vides. » Jean Genet, Les Pompes funèbres, [1953], Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 1978, p. 24.

234 Xavier Garnier, L’Eclat de la figure, étude sur l’antipersonnage de roman, op. cit., p. 14.

235

« On ne sait ce qui fait l’autorité. Elle provient en général de la médiocrité poussée, logique jusqu’à sa conséquence extrême. D’autres fois un impondérable la donne aux plus extravagants » (S, 14).

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défendues par un père républicain et progressiste) –, « pass[e] presque toute sa vie à faire éclater des lampes Pigeon » (FR, 105). Il y a comme une persistance de l’enfance chez cet adulte qui s’entête à vouloir « chevaucher l’incertaine chimère » (FR, 105-106), – à cavaler sur un monstre mythologique et composite, à donner libre cours à ses rêves – qui se laisse séduire par « l’idée » du fluide rouge :

Qu’était-ce lorsqu’un colonel, venu du lointain de la Russie, en venait à créditer l’idée chez cet homme docile et vaniteux, prédisposé par un romantique souvenir d’enfance, qui acclimatait dans son esprit l’idée du fluide rouge, d’attribuer dans le destin des hommes une part énorme à des puissances surnaturelles, que son éducation voltairienne et son petit dada d’esprit fort enrichissaient d’une nuance de laïcité qui flattait ses manies intimes (…) (FR, 181)

On retrouve chez Balandrier des traits propres à l’enfance, à l’adolescence telles que Vialatte

les a transposées dans son univers romanesque237, mais chez l’adulte, ils sont appréhendés sur

un mode grotesque :

- La fascination pour ce qui est apparemment insignifiant : Balandrier se révèle ainsi volontiers attiré par la « loufoquerie fascinante » de certains objets, par la force perlocutoire de mots attrayants. Alors qu’enfant, il dépense ses économies pour acheter un « vrai crachoir

en caoutchouc vulcanisé238 », adulte, il peut s’offrir un lorgnon d’optique ou un dabou-dabou

« instrument de musique africain à cordes, qui le séd[uit] par son nom exotique et sa parfaite

inutilité » (FR, 172).

- La fascination de l’image et l’optique du souvenir : Balandrier, petit garçon, a rêvé devant le portrait photographique de la tante Anaïs, avec « une ferveur émue », « interdit et remué » (FR, 25) par la mélancolie, le vide qui émanent de cette photo, croyant que la vie de cette femme d’un vieux sous-préfet – qui a préféré fuir avec son jeune amant – fut commandée par des tables tournantes.

- Le besoin d’insolite, d’aventure : Le fluide rouge revêt dans l’esprit de Balandrier une valeur exotique – l’attrait de la steppe, du lointain –, et il « satisfaisait également ce goût naïf de la chimère, du grandiose et de l’inattendu » (FR, 180). Si Vialatte s’inspire des théories mesméristes pour donner à l’expérience occulte un ancrage réaliste, la séance orchestrée, théâtralisée par le colonel apparaît comme une vaste imposture. Comme le souligne Gwenhaël

237

Traits relatifs à l’enfance et à l’adolescence qu’Alain Schaffner a déjà mis en évidence et que nous reprenons ici.

238

« Cracher dans un vrai crachoir en caoutchouc vulcanisé est pour lui une véritable occupation de grande personne, d’adulte, de prince à laquais dans une ville d’eaux. L’emphysème est une chose royale. » (FR, 99).

Ponnau, « ces mystifications n’atteignent que les êtres qui portent secrètement (et parfois

inconsciemment) en eux la passion de l’insolite et du mystère239. »

- La crédulité dont fait preuve Balandrier « pétri de respect pour les colonels de l’armée russe » (FR, 27), incapable de discerner dans les propos du colonel, l’excès, la grandiloquence, le mensonge, se prêtant avec une foi aveugle aux indications et

recommandations de celui-ci240. Balandrier n’est pas doté de forces magnétiques, mais ce

médium d’une soirée se croit soudain en possession de forces occultes et démoniaques. - Le désir de gloire, de reconnaissance habite Balandrier depuis l’enfance – l’enfant rêvait de « rendre sa famille millionnaire en détraquant la lampe Pigeon » (FR, 100) et d’apparaître en

héros de conte, semblable aux "Traits de la vertu" d’un jeune prince dans les Ornements de la

Mémoire » (FR, 101) – l’adulte imagine échapper à la ruine avec un billet de tombola nécessairement gagnant, et il a déjà préparé sa photo pour les journaux (FR, 178). La famille Balandrier mène d’ailleurs au grand dam des Cornillon une existence marquée par l’insouciance, la frivolité, l’ignorance du prix des choses :

Tout leur plaisir était dans l’imagination. Ils avaient un esprit puéril et léger, qui entourait les moindres aspects de leur petite existence quotidienne d’une sorte de nimbe aimable, de bulles d’or et de rayons. Leur existence était couverte d’un duvet, d’un velours d’argent, comme la pêche. Elle était consistante, savoureuse et vermeille, gonflée de suc et de poésie. (FR, 130-131)

Cet esprit « puéril et léger » de Balandrier se vérifie lorsque refusant de croire à sa ruine

pourtant inéluctable241, il a d’abord recours à des procédés irrationnels pour y remédier. Il

envisage ainsi une « opération magique » qui consiste à « 1. Chercher une idée ; 2. Consulter les étoiles » (FR, 143). Consulter « le destin » (FR, 144) implique selon lui, d’interroger « l’oracle » en plongeant dans l’Almanach Vermot et en se livrant à un jeu hasardeux de réponses, complété par l’horoscope du jour, du mois et des explications flatteuses sur son prénom, consultation qui suscite bien entendu félicité et réconfort : « Et tout le monde

s’émerveilla de la sagacité de l’oracle » (FR, 148). Dans Les Fruits du Congo, les Vingtrinier

se complaisent également dans de vaines activités à la lumière d’une lampe Pigeon agrémentée d’une plaque de mica rouge, un « feu de théâtre » (FC, 63) artificieux masquant la

239

Gwenhaël Ponnau, La Folie dans la littérature fantastique, op. cit., p. 145.

240

Il accorde même du crédit aux conseils de l’antiquaire et croit avoir par la force de son magnétisme imposé à un membre du cercle de vider son verre.

241 « Passé l’accès de peur subite, il n’y crut plus : c’était comme ces nouvelles qu’on lit dans les journaux et qui prédisent la fin du monde pour le 3 juillet, ou le 15 septembre, à 21h7 exactement. L’excès de rigueur de ces renseignements neutralise leur virus, chacun sait bien que les accidents n’arrivent qu’aux autres. » (FR, 94).

misère, le manque. Père et fils s’entourent d’un « brasier chimérique » et « se nourriss[ent] de lampes Pigeon » (FC, 63) c’est-à-dire d’illusions, de faux-semblant, d’impostures. De même,

les manifestations de la démence qui s’empare de Chaussier dans Salomé, montrent que ce

père est retombé en enfance. Il s’essuie avec une robe de poupée qu’il fait mousser dans sa poche de veste avec une coquetterie espiègle, transforme la maison « en terrain de chasse » (S, 30), ramène dans sa famille deux attractions d’un cirque de passage – Zéphir un gros chien-loup capable d’extraire des racines carrées et Marcello un enfant prodige violoniste et compositeur jouant des polkas – « deux hochets ramenés du pays des rêves », « deux jouets savants et compliqués à la taille de son importance » (S, 9). Perrin-Darlin, le père de Dora, non sans parenté avec Chaussier et Balandrier, se contentera de rapporter un comptoir acheté à des forains, de quitter plusieurs mois sa famille pour parcourir l’Europe à la recherche du