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Les dignes représentants du « romantisme allemand moderne »

P REMIÈRE PARTIE

1. Les dignes représentants du « romantisme allemand moderne »

Eugène Quiquandon est un professeur autoritaire et despotique, originaire d’Auvergne

mais expatrié en Allemagne. Dans La Complainte des enfants frivoles, ce docteur en

philologie, lecteur à l’Université, revient de Berlin pour enseigner l’allemand au collège de Ribert, une petite ville de province auvergnate. Imprégné de culture germanique, il est fiancé à Lily Strasse (une danseuse de cabaret berlinoise). Quant à Milch, il apparaît dans différents

romans. Dans Salomé, ce prisonnier allemand de l’administration militaire est engagé par

Madame Chaussier comme factotum. Après son renvoi, il devient le guide touristique et le gardien des grottes d’une ville thermale – évoquant ainsi une figure grotesque au sens figuré

comme au sens propre77. Sa disparition entraîne la jeune Frédérique dans une folie

mélancolique et provoque indirectement le suicide de Madame Chaussier devenue sa

maîtresse. Dans Fred et Bérénice, après avoir également été employé par Madame

Lamourette comme homme à tout faire, il devient le concierge d’un camp de nudistes (F et B,

119). Dans La Maison du joueur de flûte, ce régisseur est le factotum en gants blancs de la

comtesse, mais aussi un criminel sadique qui décapite Salomé, la petite fille de la comtesse78.

Milch réapparaît dans Les Fruits du Congo sous le nom de Théo Gardi. Le « violon tzigane »

du Café Russe (FC, 42) est un artiste raté qui écrit des poèmes surréalistes et un roman policier. Ce collectionneur de choses étranges suscite l’admiration des adolescents, séduit et abuse de Dora. Dans l’épilogue, le narrateur le découvre colonel d’artillerie et directeur d’un château-école. Alain Schaffner a déjà souligné comment le retour d’un même personnage sous un nom différent révèle la « prédilection de Vialatte pour certaines de ses "créatures"79 » et malgré les différences de patronymes, on peut considérer Milch et Théo Gardi comme diverses facettes d’un même personnage. Avec la figure récurrente de Milch devenue Théo Gardi dans son dernier roman, Vialatte actualise son personnage, le rend plus complexe, plus énigmatique. Il est dès lors intéressant d’analyser son parcours ainsi que ses métamorphoses au fil des romans entre 1930 et 1951.

Quiquandon, Milch puis Théo sont plus ou moins apatrides (tous trois ont en commun un rapport avec l’Europe centrale) et suscitent tout à la fois la curiosité, l’attrait et la méfiance du fait de l’exotisme et du mystère dont ils s’entourent. Venus d’ailleurs, ils figurent

l’étranger et l’étrangeté. Dans Salomé, d’abord considéré comme un barbare, un « guerrier

77

Pierre Jourde, « Le satyre et le pharmacien », Littérature monstre, études sur la modernité littéraire, Paris, l’Esprit des péninsules, 2008, p. 143.

78

Nous privilégierons ici le Milch de Salomé et de Fred et Bérénice mais laisserons de côté pour l’instant son homonyme de La Maison du joueur de flûte.

79

venu d’Orient » (S, 44), un « mercenaire oriental » (S, 49), Milch suscite ensuite la curiosité « d’enfants exigeants » (S, 49) qui « le regardaient en détail comme un paysage d’artiste » (S, 45), « l’assiégeaient de familiarités ou le contemplaient à distance, bouche bée, prêts à détaler, étonnés qu’il ne mordît… » (S, 49). Ses conversations en allemand avec M. Vignols, les « sons humains » qu’il peut prononcer attisent la joie des plus jeunes : « (…) et les enfants se réjouissaient de la science de M. Vignols grâce auquel on pouvait tirer des sons humains de cette bouche d’étranger. » (S, 45). D’après Alain Schaffner, à travers de tels personnages, « l’ailleurs vient habiter l’ici, avec son étrangeté80 » et celle-ci fascine, attire ceux qui la découvrent. Contrairement à Quiquandon, qui malgré son origine auvergnate (son patronyme, bien qu’énigmatique, est fréquent dans la région d’Ambert), affirme un fort ancrage germanique, Milch puis Théo n’évoquent pas volontiers leurs origines allemandes et

méprisent leur pays natal81

. Tous deux dissimulent un passé obscur. Fils d’un coiffeur, étudiant en théologie à Vienne, acteur puis engagé dans l’armée, Milch se garde bien d’évoquer le manège forain dont il tournait l’orgue « au fin fond de la Forêt Noire, dans une époque embarrassée » (S, 59), ou la « Reine des Grenouilles pour la réclame du cirage Erdal »

(S, 72) qu’il a portée et promenée dans les rues de Berlin82. Pour ce qui est de Théo, bien que

la réalité présente semble démentir ses affirmations, il idéalise volontiers son passé peu

glorieux83 et il déclare même avec emphase qu’il a été occasionnellement marchand de singes,

« profession la moins considérée du monde » (FC, 44).

L’indétermination de ces individus marginaux est accentuée par leur déchéance. Ils concilient un aspect tout à la fois romantique et crasseux, cachent des vêtements élimés. Dans

80 Alain Schaffner, op. cit., p. 55.

81 « Lui parlait-on de l’Allemagne : – Ein dreck ! disait-il brutalement, et il avait un geste de la main, un geste proprement allemand (…) qui accentuait son mépris. » (S, 72) ; « Quand il parlait de l’Allemagne, il l’écartait des mains avec des gestes germaniques, en s’exclamant Ein Dreck, d’une voix de Feldwebel. Il faut lui rendre cette justice qu’il ne l’aimait pas. » (FC, 45). Le mot allemand

Dreck renvoie à la boue et plus crûment à la merde.

82 « Il revoit un à un les horribles métiers qui l’ont usé, l’un après l’autre, qui lui ont creusé les joues et tiré de sa chair ce masque de mort intimidant, cette tête d’homme célèbre qui lui est arrivée trop tard, comme une dérision pour couronner ses travaux. » (S, 219).

83 « Peut-être, comme il le disait, était-il le fils naturel d’un compositeur remarquable, peut-être aussi d’un organiste de village, et il avait dû faire des études à Paris et être régisseur de théâtre on ne sait où, dans les Carpathes ou sur la Sprée. Ce qu’il y avait de certain, c’est que pendant tout un hiver, il avait tenu les écritures chez M. Sorbon, le marchand de bois et d’anthracite, où il restait en pardessus, devant un poêle rouge, dans un bureau d’un mètre carré, pour ne pas noircir son unique costume; qu’on le retrouvait plus anciennement domestique de bonne maison, et servant le rôti en gants blancs chez les de Bref, dans leur propriété de campagne, et qu’il était venu au moins une fois en France, comme prisonnier allemand. » (FC, 43).

Salomé, si Milch arrive vêtu de son manteau de guerre et d’un petit calot comique84, devenu musicien dans les cafés, il dissimule son smoking fatigué sous son manteau verdâtre, porte un

chapeau gris étrangement cabossé85. Il se révèle alors crasseux mais avec une certaine majesté

de roi déchu : « M. Milch, sa crasse, son or et sa pourpre » (S, 53-54). Même si Théo Gardi

est, aux yeux des adolescents des Fruits du Congo, « une espèce de station sur la carte des

Grandes Choses » (FC, 156), même si « son mauvais goût et son passé lui composaient, unis à son flegme affecté, une auréole à la Baudelaire » (FC, 156), il apparaît la plupart du temps vêtu d’un unique smoking d’une propreté douteuse, « d’un pardessus à grands carreaux, et surmonté d’un petit chapeau noir qui avait l’air d’un accessoire de cirque » (FC, 169). Il présente une apparence plus mesquine, plus sulfureuse que celle de Milch : « En un mot, il était bluffeur, inquiétant, et un peu crasseux » (FC, 44). Milch et Théo sont des artistes ratés, marqués par l’indigence, volontiers parasites. Dans les différents romans, Milch puis Théo incarnent l’éternel factotum aux gants blancs et le musicien miséreux. Ils apparaissent dénués d’ancrage, de passé, d’identité, conjuguant marginalité et déchéance.

Mais qui sont ces prophètes de square, de bal public ou de réunions secrètes pour parvenir à se faire prendre de la sorte pour des messies, et promener des frissons sacrés sur les nerfs d’une foule en délire ? Des fakirs, des derviches tourneurs ? Même pas. Sont-ils marqués d’une façon inquiétante par un destin mystérieux ? Ont-ils un signe, une auréole ? Pas davantage ; parfois un casier judiciaire. (BK, 223)

On retrouve chez Milch puis Théo Gardi des aspects évidents de ces prophètes-mendiants que dénonce alors le jeune Français expatrié en Allemagne. Tous trois

s’apparentent en même temps au bonimenteur et au colporteur. Quand, dans La Complainte,

Quiquandon dépose au moment de son arrivée à l’auberge sa « petite valise en fibres vulcanisée », une « petite boîte sombre, géométrique et inquiétante » considérée par Jérusalem

comme « la valise de l’infanticide » (CEF, 78), dans Salomé, Milch porte une petite caisse qui

suscite la curiosité : « Que pouvait apporter, dans sa petite caisse, ce guerrier venu d’Orient sur la terrasse d’un café occidental ? Des secrets pour changer le monde, des explosifs, le bolchevisme, le destin ? » (S, 44) Milch commence par troquer des souvenirs de guerre, par

84

« Il se présenta militairement. Il portait au sommet de son crâne rasé un petit calot vert à bande rouge piqué d’une cocarde ternie. Sa capote couleur de fumée battait sur la hampe de son corps. » (S, 44).

85

« Son raglan verdâtre laissait voir le plastron empesé de sa chemise et le petit nœud de sa cravate. Son chapeau gris étrangement cabossé jetait une ombre sur ses yeux (…) » (S, 213-214).

acheter un tire-bouchon nickelé à hélice avec des bons venus d’on ne sait où86. Celui qui offre à Frédérique des objets magiques et sans utilité – on retrouve ce fétichisme chez Théo Gardi qui collectionne les « choses étranges » (FC, 68) – s’apparente aux « colporteurs des images d’Épinal » (S, 52) :

Le Polonais n’avait-il pas porté dans sa petite caisse étrange, colporteur de l’immatériel, tous ces présents que l’on peut toucher, qui sont choses d’un autre monde, belles comme un secret d’amour ? (S, 54)

L’expression antithétique « colporteur de l’immatériel » révèle toute l’ambiguïté de ces personnages. Ils se situent à la fois du côté du camelot, du marchand ambulant qui suscite la méfiance, qui propose des objets bon marché, sans grande valeur, et du côté de l’immatériel, parce qu’ils semblent offrir le rêve, la chimère. Ces expressions de « colporteur romantique » ou « colporteur de l’immatériel » ne sont pas sans évoquer les prophètes-mendiants qu’Alexandre Vialatte décrit dans ses articles pendant l’Entre-deux-guerres. Selon Vialatte, après la Grande Guerre, l’Allemagne voit « fleurir sur les strasses les prophètes des mysticismes les plus fous », qui « faisaient froidement savoir par voie d’affiches qu’ils succédaient à Jésus-Christ » (BK, 103). Ces « prophètes-mendiants, romantiques et crasseux », ces « autodidactes frottés de magie noire et promus au grade de Prophète » dont l’état d’âme est « imprégné d’expressionnisme, de théosophie et d’extrême-orientalisme », « naissent, disent les gazettes, "de la désolation du temps", en marge des états civils, pareils à des phantasmes nocturnes qu’engendre l’atmosphère légendaire des vieux cimetières bretons » (BK, 61). L’expression « prophètes-mendiants » désigne l’attitude paradoxale adoptées par ces faux prophètes. Possédant des connaissances hétéroclites, sans identité claire, ils monnaient leur savoir.

Comment Quiquandon, Milch et Théo incarnent-ils ce malaise allemand ? Comment deviennent-ils les emblèmes et les porte-parole d’une société en crise ?

Alors que l’origine, l’allure de Milch, de Théo les associent explicitement aux faux prophètes des années folles, ce sont les propos d’Eugène Quiquandon qui font de lui le porte-parole du malaise allemand. Son enseignement qui consiste à faire en un mois « le tour du suicide, du pessimisme, de la mort et de la folie » (CEF, 162) et qui porte davantage sur les théories et nouvelles croyances en vogue en Allemagne que sur la langue allemande, sème rapidement le trouble dans l’esprit de ses élèves. Ayant fait de Lamourette l’un de ses disciples, il incite même l’adolescent à se suicider. Ses visions et conceptions sont largement inspirées par le

86

« Nul n’aurait su dire d’où provenaient les bons qu’il avait tirés de sa poche (...) de quelles œuvres ténébreuses sortait ce trésor saugrenu. » (S, 50).

regard que porte Vialatte sur les évolutions sociales, idéologiques de l’Allemagne87. Dans ce premier roman, l’auteur puise en effet largement dans ses impressions d’expatrié, reprenant même parfois mot pour mot différents passages de ses articles rhénans. Quiquandon, qui déclare lui-même : « je suis la conscience de l’Est » (CEF, 107), devient non seulement celui qui diffuse les « pessimismes visionnaires » (CEF, 161), les nouvelles mythologies qui bouleversent l’Allemagne, mais aussi « l’emblème d’une société en pleine crise des

valeurs88 ». Dans ses propos, se conjuguent en effet l’obsession apocalyptique, la fascination

pour les philosophies pessimistes et nihilistes, les cultes orientaux, le désir de mort qui hantent les Allemands, l’engouement pour le subconscient, le végétarisme, le naturisme et le spiritisme, à savoir toutes les déviances qu’observe alors Vialatte. Présenter ses discours permet de mesurer à quel point ce professeur peu orthodoxe est ancré dans l’Histoire, devient le digne représentant de ce « romantisme allemand moderne ».

Quiquandon apparaît déjà dans une ébauche de comédie La Firoustique ou les idées

nouvelles89. Le lauréat du Prix Ouzoux est un jeune homme qui rêve de partir poursuivre ses études en Allemagne au sein de l’École de la Sagesse. Il nourrit l’espoir d’en revenir « plein de science et de philosophie, gâteux, misérable et connaissant l’énigme de la vie » (PP, 157). Cette « École de la Sagesse, dirigée par Tagore et Kayserling » (PP, 157) a réellement existé. Fondée à Darmstadt en 1920 par le philosophe conservateur Hermann Keyserling, elle avait

pour ambition de former une élite responsable90. Sous la plume de Vialatte, elle devient

l’exacte contre-utopie de l’abbaye de Thélème, un lieu subversif où se concentrent et sont amplifiées toutes les mystifications d’une société allemande en pleine déliquescence. Keyserling devenu Kayserling déclare ainsi :

Notre enseignement n’est pas une doctrine. Nous prenons l’homme, nous commençons par (…) le dépouiller de ses occidentalismes ; nous mettons l’homme nu et nous en faisons un être neuf, régénéré ; nous commençons par le b-a ba : la théosophie, le spiritisme, l’hypnose, les tables tournantes, la bonne aventure et le somnambulisme translucide. (PP, 160)

Kayserling prône également les « philosophies hindoues, les cosmogonies africaines »,

87 Dans « Le Carnaval Rhénan », première partie des Bananes de Königsberg : sur les quarante-quatre articles écrits entre 1922 et 1929, les deux tiers décrivent un pays au bord du chaos, une société à la dérive, restituent l’atmosphère de déliquescence qui domine l’Entre-deux-guerres.

88

Alain Schaffner, « La Complainte des enfants frivoles ou la naissance de Vialatte romancier »,

Vialatte et le roman, op. cit., p. 127.

89

Projet commencé par Vialatte, resté à l’état fragmentaire et publié dans La Princesse de Portici.

90

D’après Lionel Richard, La Vie quotidienne sous la République de Weimar (1919-1933), Paris, Hachette Littératures, 1983, p. 243.

soutient que l’Inde est « la source d’une régénération de la civilisation occidentale, d’un bouleversement de l’ordre humain » (PP, 161). Contrairement aux Allemands « avides d’absolu, assoiffés d’intrinsèque, qui gravissent d’une marche sûre les degrés de l’idéalisme intégral » (PP, 158-159), Quiquandon est un « Français, un de ces esprits frivoles et subjectifs dont (…) le caractère léger (…) le porte à rire des choses les plus graves, à bafouer l’essentiel » (PP, 158). Toutefois il adhère d’emblée aux théories présentées par Kayserling, à sa définition de la vérité devenue « un concept dynamique simple à propulsion

psychocentrifuge » (PP, 161). Dans La Complainte des enfants frivoles, ayant fait siennes les

théories de l’École de la Sagesse, le professeur convoque tous les maux allemands des années vingt, devient le porte-parole d’une société que Vialatte juge décadente.

Une conscience de crise apocalyptique

Quiquandon reprend ainsi à son compte la préoccupation du déclin, le sentiment d’une fin du monde qui hantent les esprits allemands :

Il y a longtemps que nous attendons la mort. Schopenhauer nous l’a dit depuis longtemps; le néant est préférable, et vous vous en rendrez mieux compte à mesure que vous vivrez. A Berlin, monsieur, nous sommes beaucoup à avoir saisi l’importance de ce dogme vraiment essentiel; nous attendions depuis des années la fin du monde et nous nous proposions même de célébrer cet événement avec une pompe spéciale, dans l’atmosphère solennelle qui convient aux cataclysmes équitables, dans le triomphe irradiant d'une introspection définitive. La fin du monde était le premier acte justifiable de la Providence, sa première manifestation de bonté en même temps que la faillite d’une œuvre mauvaise, la fin louable du jeu pervers d’un mathématicien désœuvré, bref l’abjuration solennelle de Dieu reniant son activité nocive. (CEF, 85)

En Allemagne, au sortir de la Grande Guerre, Vialatte découvre une société dominée par un

sentiment de désenchantement du monde. Comme le souligne le narrateur de La Complainte

des enfants frivoles : « La misère de l’Allemagne intellectuelle expliquait pour une bonne part ces pessimismes visionnaires. » (CEF, 161) Une telle obsession apocalyptique est en effet relayée et alimentée par certaines publications à caractère scientifique dont les « dix volumes

sur le déclin définitif de l’Occident » (BK, 103) d’Oswald Spengler91 devenu Stengler dans La

Complainte des enfants frivoles :

91 Malgré son aspect ésotérique, Le Déclin de l’Occident, (der Untergang des Abendlandes) principal ouvrage en philosophie de l’histoire d’Oswald Spengler paru en 1918 et 1922 fut un succès éditorial et eut une réelle influence pendant l’Entre-deux-guerres. Dans une thèse marquée par la rigueur scientifique et l’érudition, Spengler multiplie les références historiques savantes pour annoncer la fin

Stengler, l’astronome, le prophète, un homme extraordinaire, monsieur, avait réussi à fixer la date exacte de la chose. Mais il s’était trompé dans ses calculs pour la première fois de sa vie; de peu, d’ailleurs, monsieur, d’un siècle. Qu’est-ce qu’un siècle dans des calculs qui portent sur des trilliards de quintillions de milliasses d’années ? Ne l’accusez donc pas de charlatanisme, l’avenir vérifiera son calcul comme il a vérifié tous les autres. (CEF, 85)

Décrivant ce « climat spenglerien des civilisations en détresse » (BK, 42), Quiquandon s’approprie la vision défendue par Spengler. Cet historien considère la civilisation comme un état artificiel de la culture, une période de déclin et de décadence et peint un tableau du désastre de la culture européenne pour annoncer l’inévitable déclin de l’Europe. Allant jusqu’à traiter le raisonnable proviseur du collège de Ribert « d’Occidental » (CEF, 213), Quiquandon se fait le relais des réflexions eschatologiques qui caractérisent cette période de l’Entre-deux-guerres :

Il ne rêvait et ne voyait que tombes, cadavres et fin du monde. Il situait le bonheur dans les cimetières. Il prédisait les catastrophes avec volupté. « L’Europe se meurt, monsieur, l’Europe se meurt, l’Europe est morte. Toutes les ombres de la décomposition hantent déjà ses domaines brouillés. » (CEF, 140)

Dans cette atmosphère apocalyptique qui implique de situer le « bonheur dans les cimetières », le professeur fait volontiers l’apologie du suicide, baptisé par euphémisme « la mort libre » (CEF, 141) et cite tous les « grands précurseurs du suicide » (Kleist, Werther et Schumann) (CEF, 141). Vialatte inscrit directement la démesure allemande dans ses premiers romans. Il s’inspire également d’un phénomène, à savoir de la vague suicidaire qu’a connue l’Allemagne dans les années vingt. Evoquant cette hausse du nombre des suicides, il va jusqu’à en attribuer la cause à un microbe, parle de bactériologie, (BK, 156), d’une

« épidémie de suicides » (BK, 154)92 suggérant par-là l’existence d’une infection pathogène.

inéluctable de la culture européenne et démontrer la décadence irréversible de la civilisation occidentale depuis le XVIIIe. Il compare ainsi le monde occidental à la Rome antique, il annonce l’inévitable déclin de l’Occident. L’historien à partir d’une vision organique de l’Histoire, Spengler compare surtout chaque culture à un organisme biologique connaissant tour à tour croissance et décroissance. Il analyse les notions de culture et de civilisation, comme une succession, comme des états différents de l’Humanité, la civilisation étant « le destin inévitable d’une culture », Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident, esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle, [1918-1922], trad. M. Tazerout, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1959, p. 43.

92

Vialatte dans « Le suicide en série » et « Défense absolue de se tuer » publiés dans L’Intransigeant