• Aucun résultat trouvé

L’invasion des images

D EUXIÈME PARTIE

1. L’invasion des images

Il n’y avait rien de plus tragique que de voir l’avant-guerre, vidée de sens, se prolonger dans les salles de café, dans des calendriers en fer-blanc, des réclames de pyrogènes, toutes ces épaves qui perpétuaient des personnages démodés d’une mythologie commerciale qui ne signifiait plus rien du tout, vestiges d’un temps où les produits industriels se faisaient symboliser par des déesses joufflues, des bébés adipeux, des moines qui chauffaient l’alambic, des couturières qui sonnaient de la trompette, emportées par leur enthousiasme, à côté de leur machine à coudre, et des diables qui crachaient du feu en se tenant du coton sur le cœur. (K, 21)

L’univers romanesque de Vialatte est saturé de multiples références visuelles renvoyant souvent aux « personnages démodés d’une mythologie commerciale » d’avant-guerre. Le romancier essaie de ressusciter un monde apparemment disparu, de saisir les vestiges d’une époque révolue. Les réclames publicitaires figurent en bonne place dans ce monde d’images, comme l’a en effet souligné Dany Hadjadj :

D’un livre à l’autre, circulent avec insistance les mêmes airs – musique militaire, romances des carrefours, complaintes des rues ou derniers succès des artistes de variétés – mais aussi les mêmes gravures et surtout les mêmes affiches (…) ces éléments (…) fonctionnent comme signes de reconnaissance pour le lecteur, circulent au sein d’un même ouvrage mais surtout d’un livre à l’autre, contribuant à créer une intertextualité constante, constitutive de l’univers romanesque de Vialatte446.

Vialatte aime percevoir et appréhender la réalité à travers des reflets de celle-ci447. Les

multiples affiches qui se déploient dans son univers romanesque sont autant de modèles mythologies] résulte d’essais progressifs et variés. A peine est-il besoin de signaler qu’elles n’entretiennent que des liens lointains et parfois ténus avec les mythologies classiques, même s’il arrive parfois à l’écrivain de faire quelques emprunts à celles-ci, aux mythologies bibliques surtout, pour créer des personnages féminins exclusivement, comme Lily ou Salomé. » « Les "Mythologies" selon Alexandre Vialatte », Histoire(s) et enchantements, hommages offerts à Simone Bernard-Griffiths, Pascale Auraix-Jonchière, Eric Francalanza, Gérard Peylet et Robert Pickering (dir.), Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2009, p. 664.

446

Dany Hadjadj, « Regard sur le monde romanesque d’Alexandre Vialatte. Le jeu du kaléidoscope », art. cit., p. 180-181.

447

Dans sa correspondance avec Pourrat, Vialatte décrit l’Alsace. Elle est ainsi saisie à travers son reflet en mouvement dans un miroir sphérique : « Dans le globe de la lampe, miroir sphérique, se reflétait le paysage, à l’envers (…) et comme il semblait filer dans la vitre, dans la lampe il semblait

empruntés au monde des arts graphiques, à des publicités de l’époque. Différents critiques

comme Pascal Sigoda448 et Dany Hadjadj ont déjà présenté Vialatte comme un « grand

amateur de dessins en tout genre que lui livrent ses lectures (…) illustrations des livres et des journaux pour la jeunesse, estampes, images d’Epinal, affiches-réclames qui relèvent plus

souvent de l’art populaire que de l’art savant449. » L’écrivain, sensible aux mouvements

artistiques de son époque, manifeste un vif intérêt pour les peintres, les dessinateurs de son

temps450. Il « ne cessera de s’intéresser aux arts graphiques, en particulier à l’art de l’affiche,

un art populaire nouveau, né des besoins de la société moderne où elle est largement

représentée451. » Ce procédé favorise l’ancrage réaliste des romans, dévoile un écrivain

curieux du monde qui l’entoure452. Pour reprendre les propos de Baudelaire, Vialatte

s’amusant des aspects insolites de la société de consommation, devient le « peintre de la vie

tourner. Comme si on avait mis un globe de l’Alsace sous un verre percé d’un trou, et qu’on eût vu tourner la terre. (…) C’est ainsi que j’ai vu toute l’Alsace, tournant dans un globe de lampe, à l’envers, et traversée par un Equateur brillant bordé d’arbres exotiques comme par une voie lactée. C’est le 1er pays plat que j’ai levé les yeux pour voir. » Lettre du 30 avril 1922, Correspondances Alexandre Vialatte - Henri Pourrat, t. II, Lettres de Rhénanie I, février 1922- avril 1924, op. cit., p. 114.

448

Pascal Sigoda, « Images, réclames et commerces dans l’œuvre de Vialatte », Alexandre Vialatte, au miroir de l’imaginaire, op. cit., p. 133-144 ; « La mythologie publicitaire », Quoi de neuf ? Vialatte !,

op. cit., p. 20- 31.

449 Dany Hadjadj, « Rêves de femmes. L’élaboration des "mythologies" féminines dans l’univers romanesque d’Alexandre Vialatte », art. cit., p.181.

450 Parmi les dessinateurs qu’apprécie Vialatte, Pascal Sigoda cite Grosz, Gus Bofa, Benjamin Rabier, Chas-Laborde, Sem, Gen Paul, plus tard Bosc, Chaval, Allary, Sempé, Wolinski, Copi ; parmi les publicitaires : Mucha (« La Dame du Job »), Capiello (« Thermogène », 1907 et « Kub », 1931), Loupot (« Saint-Raphaël », 1937), Cassandre (« Dubonnet », 1932) et Savignac (« Monsavon », 1950 et « Aspro », 1964). Il rappelle aussi l’effervescence artistique des années vingt en Allemagne : « Souvenons-nous que c’est en 1912 que Picasso peignit un Paysage aux affiches où l’on pouvait reconnaître les marques Léon, Pernod fils et Kub. Les avant-gardes dadaïstes et futuristes, l’école du Bauhaus en 1923 dans l’Allemagne de Weimar, conquises par les méthodes et la typographie de la publicité vont l’associer à leurs démarches artistiques. C’est ainsi qu’un nouveau pont a pu être ménagé entre ces courants et un Vialatte fasciné par la descendance moderniste de la réclame. », « La mythologie publicitaire », art. cit., p. 31.

451Dany Hadjadj, « Les "Mythologies" selon Alexandre Vialatte », art. cit., p. 667.

452

Selon Pascal Sigoda « L’image publicitaire circule dans ses livres sacrés – Catalogue de la Manufacture des armes et cycles de Saint-Etienne, Album du vin Mariani, Album Félix Potin ou

Almanach Vermot. Elle règne sur les bons-primes du Familistère, les vide-poches publicitaires, les annonces et les pseudo-concours, les enseignes d’artisans qui font quinze métiers, les appareils distributeurs de prédictions astrologiques, les photos "avant/après", les papiers à lettres et toute la menue monnaie mercantile. Il cite d’ailleurs un extrait de L’Auvergne absolue : « Mon enfance fut mal informée : quant aux images que l’on trouvait dans les paquets de chocolat, elles proposaient de l’Auvergnat une version si extravagante que j’en restais hypnotisé. Sur un fond d’or – comme dans les toiles des primitifs – un gnome hydrocéphale aux favoris de bois supportait un sac d’anthracite ; il avait l’air aplati d’un coup de pelle. » « La mythologie publicitaire », art. cit., p. 26.

moderne », « le peintre de la circonstance et de tout ce qu’elle suggère d’éternel453. » Il serait également à l’instar de Mac Orlan, « l’inventeur d’un nouveau pittoresque » :

Nous sommes inconsciemment (…) les inventeurs d’un nouveau pittoresque. Il faudra bien s’habituer aux singuliers paysages artificiels que le génie de l’homme compose chaque jour. Il faudra bien en découvrir les beautés si l’on ne veut pas souffrir exagérément. Dans quelques années, la beauté popularisée par les artistes et rendue assimilable par la disparition du vieux paysage, permettra de fumer sa pipe, les yeux chavirés sur d’élégantes combinaisons d’acier et de ciment armé454.

Celui qui considère que « l’insolite commence à nous-mêmes, l’incroyable est à notre porte,

[que] nous vivons un monde délirant » (CM, II, 324), aime mettre en scène la « beauté

popularisée » d’une époque qu’il a connue enfant. Bien que ce goût pour les arts graphiques

se retrouve également dans les romans et les chroniques et que les échos entre ces deux univers soient nombreux, Charles Dantzig distingue le romancier nostalgique du chroniqueur

devenu le « tapissier des temps nouveaux »455. Selon lui, quand « (…) Vialatte commence à

écrire ses chroniques : l’almanach Vermot change de présentation, il ne reste plus d’affiches de la machine à coudre Singer que dans les campagnes éloignées. Cette époque s’est effondrée pendant la Grande Guerre, après quoi elle a mis une cinquantaine d’années à

mourir456. » La « Dame de la Machine Singer » trône cependant dans les deux univers :

Et l’affiche des machines Singer qui enferme dans un grand S rouge une couturière échevelée en robe bleue aux manches à gigots, qui joue de la trompette par pure satisfaction, en pédalant sur sa machine, ne suffisait plus à calmer dans les cœurs d’incohérentes nostalgies. (S, 104)

453 « Observateur, flâneur, philosophe, appelez-le comme vous voudrez ; mais vous serez certainement amené, pour caractériser cet artiste, à le qualifier d’une épithète que vous ne sauriez appliquer au peintre des choses éternelles, ou du moins plus durables, des choses héroïques ou religieuses. Quelquefois il est poète ; plus souvent il se rapproche du romancier ou du moraliste ; il est le peintre de la circonstance et de tout ce qu’elle suggère d’éternel. » Baudelaire, « Le croquis de mœurs » chap. II, Le Peintre de la vie moderne, [1863], Œuvres complètes, II, op. cit., p. 687.

454 Nous renvoyons ici à un passage de La Vénus internationale dont la suite est : « Les choses sont déjà avancées, il n’y a aucun mérite à le prévoir. Le pittoresque d’un pays influence la sentimentalité populaire; nous vivons dans une atmosphère de pittoresque chrétien. La sentimentalité nouvelle, que je n’arrive pas à imaginer naîtra probablement des arabesques reposantes du fer travaillé et de l’acier jaillissant à l’endroit même où doit mourir le dernier arbre, rachitique et stérile. » Pierre Mac Orlan, La Vénus internationale, [1923], Œuvres complètes, t. 2, édition établie par Gilbert Sigaux, Paris, Cercle du Bibliophile, 1970, p. 328-329.

455

Charles Dantzig, « Alexandre Vialatte (un paravent avec un fermoir) », Alexandre Vialatte, Pascal Sigoda (dir.), op. cit., p.15.

456

« Car leur vrai sujet, celui sur lequel il revient sans cesse, c’est la nouvelle époque qui est en train de naître et de croître. (Celui de ses romans est principalement le vieux temps, avec l’adolescence et ses songes. » Ibid., p. 16.

Est-ce la muse d’Alfred de Vigny ? Est-ce la déesse de l’Isolement ? Non, c’est la dame de la Machine Singer. (…) Tout en poussant la pédale du pied gauche, pour ne pas perdre le bénéfice d’une si « rentable » gymnastique, cette couturière exaltée brandit le tuba de la main droite et proclame les progrès de la civilisation. L’air est pur, la route est large, son clairon sonne toujours. (CM, I, 92)

Décrivant les affiches publicitaires, croquant cette dame de la Machine Singer devenue une déesse chantant le lyrisme des temps nouveaux, Vialatte semble osciller entre amusement et défiance. Il s’apparente aux écrivains décadents qui constatant l’importance grandissante de la réclame publicitaire cherchent à s’approprier ces moyens d’expression, à les incorporer à leurs textes. Mais en même temps, il semble implicitement se moquer de cet engouement populaire. Selon Evanghélia Stead, « (…) la réclame représente aussi bien "la plaie suprême des siècles" que le défi d’un musée établi en pleine rue, d’une exposition permanente et éphémère, en proie aux intempéries, apanage d’un artiste soumis au jugement du public, sans

l’intermédiaire du jury, de la galerie ou du critique d’art457. » Elle cite notamment un article de

Beardsley qui attise le débat entre beauté et laideur dans le paysage urbain fin-de-siècle : Londres resplendira bientôt de réclames, et les enseignes célestes traceront contre le ciel de plomb l’arabesque de leurs formes. La Beauté a assailli la ville et les fils télégraphiques ne seront plus l’unique objet de satisfaction de notre sens esthétique458.

Dans les chroniques, Vialatte décrit les divinités qui président la société des années vingt : Au sommet des buildings, le Bébé Cadum se savonne ; le « silence éternel des espaces infinis » ne l’effraie pas un seul instant ; son sourire exprime le bien-être. Descendons sous la terre : voici la Vache qui Rit qui nous accueille au fond des entrailles du métro, tandis que la Vache Monsavon reste engluée dans le bloc de son propre produit. (…) Ainsi la vie nous poursuit-elle des petits Dieux d’un commerce implacable ; la vie est devenue un musée ; les affaires une mythologie. Notre bébé Cadum remplace l’Enfant Hercule, la dame du Pétrole Hahn succède à Astarté, Bibendum c’est Vulcain dans sa grotte volcanique. (CM, I, 92)

La chronique intitulée « Affiches » date de 1953 et porte sur une exposition en cours. Invitant le lecteur à se remémorer ses souvenirs d’enfance, Vialatte évoque les « images

survivantes »459 d’un temps déjà révolu. Il montre bien comment notre vie quotidienne est

457

Evanghélia Stead, Le Monstre, le singe et le fœtus : tératogonie et décadence dans l’Europe fin-de-siècle, op. cit., p. 171.

458

Ibid., p. 171.

459 Pour renvoyer au titre et à l’analyse de Georges Didi-Huberman dans L’Image survivante, histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg.

peuplée par les « petits Dieux d’un commerce implacable » qui seraient les avatars modernes des dieux de la mythologie antique. Dans les chroniques, le terme « mythologie » renvoie explicitement aux mentalités, aux objets contemporains. On pense bien sûr à l’entreprise de

Roland Barthes460, à ses Mythologies, recueil de textes caustiques écrits entre 1954 et 1956.

Evoquant une période d’après-guerre marquée par la fièvre de la consommation, Barthes met en scène des divinités étonnantes (catcheurs, gangsters, coureurs cyclistes). Son analyse sémiologique s’intéresse notamment à la DS Citroën dont le sigle peut se prononcer « déesse ». A l’instar de Barthes, Vialatte semble montrer avec malice que « le sacré loin d’avoir disparu de la vie quotidienne du monde de la consommation, la crible de ses

vestiges461. » Le romancier sensible à une sentimentalité populaire nouvelle, à la « frivolité

dérisoire »462 des réclames publicitaires, explore à travers la mise en scène d’« affiches

bariolées » (F et B, 126) « une beauté popularisée ». Il « édifie un monde romanesque

imprévu, marqué du sceau de l’artificialité et de la modernité463

. »

Les dessous de la beauté : une beauté publicitaire

Les affiches bariolées qui trônent dans son univers romanesque sont ainsi appréhendées de manière réaliste. L’auteur aime considérer l’affiche dans sa platitude initiale (son absence d’épaisseur, sa banalité) et lui restituer son poids de matérialité constitutive. Vialatte est parfaitement conscient que la publicité liée à de nouveaux procédés de fabrication, tirée d’une reproduction en série, ne procède pas d’un usage exclusif. Il rappelle son caractère sériel, souligne son aspect factice. La finalité commerciale des publicités n’est jamais gommée. Les réclames publicitaires montrent ainsi les « besoins de la grande épicerie » (FC, 135), peuvent « concrétiser dans l’espace le mérite de ses cornichons » (FC, 137). Elles sont également liées à un contexte historique d’expansion coloniale, aux « nécessités du recrutement » (FC, 142). Elles évoquent alors le « la lointain de l’Orient », en « restitue la fièvre » (F et B, 127). Le romancier rappelle la dimension éphémère des publicités murales « toutes luisantes de colle

fraîche » (CCB, 20) qui ornent les lieux publics de la ville. Dans Les Fruits du Congo, la

« négresse luisante » (FC, 145) implique un duel avec la bise pour être collée sur le mur de

mairie, tandis que dans Le Cri du Canard bleu, la danseuse étoile de l’affiche peu à peu

érodée par le temps, est « mise en morceaux » et tend progressivement à disparaître :

460 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, « Points Essais », 1957, p. 140-141.

461

Naomi Schor, Lectures du détail, [1987], Paris, Nathan, « Le texte à l’œuvre », 1994, p. 124.

462

Expression empruntée à Vialatte (PP, 79).

463

Le vent d’hiver emporta par morceaux l’étoile des Ballets Féériques, un bout de mollet, la main, le diadème. Une chèvre lui mangea un pied qui se détachait et cette bête parut se complaire au goût de la colle. (CCB, 22)464

Privilégiant les représentations anthropomorphiques, Vialatte croque des personnages de papier – comme la dame des Pilules Orientales qui fait « jaillir sa belle poitrine dans le coin de la page » (FC, 158) –, dans des situations plus ou moins prosaïques, des postures plus ou moins caricaturales. Le personnage de papier semble obéir aux desseins de son dessinateur, il « obé[it] languissamment à ces lois d’un art inflexible qui a de tout temps courbé sous son joug despotique les dames brunes des calendriers » (DJ, 108).

Vialatte évoque volontiers les mille artifices graphiques qui contribuent au « dynamisme de l’affiche » (FC, 138). Il retrace ainsi la genèse complexe de la « dame plate, l’icône, la déesse de papier, de l’affiche des "Fruits du Congo" » (FC, 135). Les deux artistes Hussonnet et Lafargue, également surnommés les « Frères-Sisters », entreprennent de concevoir une publicité destinée à la gloire de l’épicerie « des Fruits du Congo ». S’inspirant de la plastique et de la beauté de Noémi, une jeune femme noire « comme un fond de poêle, splendide, luisante, bâtie en long, avec des reflets de piano d’ébène » (FC, 137), ils imaginent le modèle de l’affiche et donnent vie à la grande négresse, personnage éponyme de la

deuxième partie des Fruits du Congo. Ces deux artistes travaillent longtemps sur ce dessin et

jouent avec les formes et les couleurs pour lui donner des perspectives, du relief :

(...) il fallut la porter longtemps, l’allaiter, la lécher encore comme un jeune ours; la déformer, l’altérer, la fausser, la travailler comme un nain de Bohême, un pied de Chinoise ou une femme-serpent, lui enseigner la boxe de la beauté, le dynamisme de l’affiche. (FC, 137-38)

On remarque d’emblée l’ambiguïté de cet « être de papier » : la grande négresse désigne par métonymie l’affiche, mais l’on constate qu’elle s’émancipe progressivement de ce support papier, prend peu à peu une épaisseur romanesque. Elle oscille constamment entre une apparence matérielle – il s’agit d’une publicité longuement travaillée pour être rendue « plus plate » – et une apparence humaine comme le soulignent ici des verbes évoquant la gestation, les balbutiements, l’apprentissage d’un être vivant. La mention de toutes les étapes qui contribuent à son élaboration, ainsi que l’évocation des différents procédés graphiques et picturaux auxquels ont recours les deux artistes, mettent en évidence son caractère de création

464

Mise en morceaux reprise dans Les Fruits du Congo : « Le vent de mars emporta par morceaux l’étoile noire des nuits africaines, un bout de mollet, la main, les fruits. Une des chèvres (...) mangea un pied qui se détachait, et cette bête parut se complaire au goût de la colle. » (FC, 149).

artistique. Les verbes déformer, altérer, fausser, travailler, montrent ici le travail artistique au sens étymologique de « torturer, tourmenter » : « On la mit à l’endroit, à l’envers, en travers, dans tous les sens, on la secoua par les pieds et on la fit vomir » (FC, 138). Dans l’imagination des Frères-Sisters et dans celle du lecteur, cette « négresse de dix centimètres » (FC, 139) existe effectivement. Elle est soumise à « toutes les gymnastiques du monde » (FC, 138), doit apprendre à prendre « la pose » :

Elle apprit à porter des jarres sur sa tête et des pièces d’or au cou comme les Ouled-Naïls, à jongler avec les citrons et à marcher sur des œufs d’oiseau-mouche. On la cerna de papier de diverses couleurs. On lui fit lever les bras, les mains horizontales dans une pose hiératique qui faisait jaillir sa poitrine et la projetait hors de l’affiche. (FC, 138)

Les deux artistes se confondent et disparaissent derrière le « on » impersonnel. La négresse semble traitée comme une esclave noire. Elle apparaît soumise, ses mouvements sont contraints, son corps se voit malmené. Le passé simple accentue cette succession d’actions rapides, donne l’impression d’une marche forcée. Son apparence humaine, sa présence physique troublante (le parfum de sa peau) semblent susciter le zèle, l’intransigeance de

créateurs tyranniques et réveiller en eux une certaine brutalité465. D’une manière péremptoire,

ils la déclarent « vulgaire » (FC, 139), la comparent à « la mère la Colique » (FC, 140). Le récit de cette création visuelle, de cette naissance laborieuse donne à voir les formes, l’allure de la « dame plate » (FC, 135).

Vialatte décrit les dames de papier en manifestant un goût prodigieux pour le détail, en poussant la description à son comble. Sa représentation excède le réel parce qu’elle s’appuie sur la typographie, a recours à d’autres médias. La publicité de la dame du Job met en scène une « femme libérée (…) qui n’hésite pas à goûter un plaisir habituellement réservé aux

hommes466. » Sa pose ostentatoire est accentuée par une cigarette d’un réalisme

« photographique467 » :

465 La « négresse de dix centimètres » (FC, 139) devient pour eux un être de chair et de sang qui suscite leur aversion : « [Hussonnet] en voulait à cette femme de les avoir fait travailler si longtemps.