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Les aspirations romantiques des enfants et adolescents

C HAPITRE III

2. Les aspirations romantiques des enfants et adolescents

L’ici : le vieux collège chimérique

Il est étrange que je ne puisse considérer cette aventure qu’avec ce vieux collège pour fond, pour germe, pour odeur. Alors que j’ai connu jusqu’au dégoût les moindres coins du décor étranger où elle s’est déroulée, alors que j’ai passé des nuits dans les Weinstube romantiques (…) c’est dans le vent du vieux collège que je la revis comme une séance de prestidigitation donnée pour les pensionnaires par ces magiciens de passage (…). « Le vieux collège » (NC, 20)

Pour Vialatte, nourri « de culture germanique, l’Allemagne demeure le pays romantique par excellence329 ». Il devient même celui « de l’"exagération sentimentale"»330. Dans ses romans, le lieu principal de l’action porte les traces de cet envoûtement germanique.

L’ensemble romanesque initialement prévu intitulé L’Auberge de Jérusalem outre Les

rhétoriciens chimériques (Ligier-Lubin) en première partie, comprenait ainsi une troisième

partie ayant pour titre Le dragage du Rhin (LL, 14). Dans La Nuit du Carnaval, le « vieux

collège » emblématique de sa jeunesse se situe ainsi « au bord du grand fleuve [le Rhin], dans

l’odeur obsédante des Pêcheries Métaphysiques » (NC, 20). Peu à peu la référence à l’Allemagne devient implicite. L’ambition de Vialatte est surtout de faire du collège « le

théâtre d’une extravagante féerie-bouffe331 », comme il le confie à Henri Pourrat dans sa

329

Sylviane Coyault, « Vialatte le pathétique », art. cit., p. 338.

330 Pierre d’Almeida, « Le ténébreux et le pathétique », Alexandre Vialatte, au miroir de l’imaginaire,

op. cit., p. 355.

331

Lettre du 3 mai 1923, Correspondances Alexandre Vialatte - Henri Pourrat, t. II, Lettres de Rhénanie I, février 1922- avril 1924, op. cit., p. 234.

correspondance. La vieille institution scolaire devient ainsi une maison hantée par des

revenants venant jouer aux cartes332 ou un « collège-navire » irréel et hallucinant. Dans La

Complainte, le collège présente les collégiens comme un équipage en partance : « Vieux collège, toi qui te dressais par les nuits d’automne avec tes hublots enflammés, comme un paquebot dans la brume, sous quelles étranges latitudes ne nous as-tu pas promenés ? » (CEF,

25) Interpellé avec familiarité et complicité, ce « collège-navire » rappelle bien sûr Fermina

Marquez (1910) de Valery Larbaud et le Grand Meaulnes (1913) d’Alain-Fournier333. Ce « bateau ivre » porte en lui des promesses d’aventures. C’est du moins le rêve du narrateur de

Battling, adolescent faussement studieux qui s’ennuie dans la salle d’étude :

Oh ! pourquoi n’était-ce pas le ronflement de quelque moteur surnaturel qui nous eût emporté tous, avec les murs de collège, vers un océan glauque et divin, tous les internes sur le pont, pareils, dans leurs uniformes bleus, à quelque chimérique équipage, avec Erna Schnorr au gouvernail et Rétine en gibus à la proue, tel que le voient d’ici mes yeux, trouble, immense et majestueux, lisant le devoir de Chouleyre… (B, 102)

Si l’on retrouve les ambitions avortées de Vialatte à travers ce « chimérique équipage », c’est l’artiste allemande Erna Schnorr qui tient la barre et le médiocre surveillant Baladier surnommé Rétine qui se tient à la proue. L’une évoque les extravagances de l’Allemagne des

années vingt334, l’autre apparaît comme un « homme sans fantaisie qui ni[e] l’imagination par

332 Dans le premier chapitre de La Complainte des enfants frivoles intitulé « Les mauvais anges », le trio adolescent que constituent Jérusalem, Lamourette et le narrateur contemple les soirs d’équinoxe, à la lueur de la lune, les « corps flous et transparents comme une fumée » (CEF, 24) de revenants nommés Tancrède et Octave, ils voient passer « dans le pré de la chèvre l’ombre de l’ancien élève romantique, le corps astral du répétiteur d’autrefois » (CEF, 24) : « C’était à peine si l’on distinguait, sur ces corps flous et transparents comme une fumée, les boutons d’or de la tunique de Tancrède, ses cheveux noirs, sa bouche ironique et le reflet bleu posé par la lune sur la visière carrée de son képi. Octave inclinait la tête sur l’épaule, ses cheveux blonds partagés par une raie droit fil tombaient sur les revers immenses d’une redingote de drap noir qui ne cachait cependant pas, au-dessus de la haute cravate, un collier rouge dans la peau de cire du garçon ; il portait un chapeau de soie sur son bras et déclamait dans le vent les strophes, sans doute, de ses stances à la duchesse Eulalie. » (CEF, 24-25). Les revenants s’introduisent dans l’école, « ouvrent avec des clefs d’or les vieilles classes » (CEF, 25) et « jou[ent] aux cartes sur le petit pré, entre la salle de gymnastique et le laboratoire de chimie » (CEF, 25). Cette vision annonce l’issue tragique du roman.

333

Intertextes remarqués par Alain Schaffner, Le Porte-plume souvenir. Alexandre Vialatte romancier,

op. cit., p. 50.

334 Par le passé, pour gagner sa vie, Erna dessinait des « pantins pour les catalogues de Wertheim, et des pis de vache » (B, 191). Lorsqu’elle arrive dans la petite ville française, sa carrière d’« épisodiste transcendantale » (B, 41) est déjà bien amorcée, l’artiste berlinoise est connue et reconnue dans les différents mouvements artistiques (l’école souabe, l’expressionnisme, l’épisodisme pictural). Vialatte moque à travers le personnage d’Erna diverses tendances artistiques allemandes qui intellectualisent la peinture, donnent des noms savants à toute forme d’art en discutant « du constructivisme idéaliste, du psychisme pur, des états plastiques et des vertiges chromatiques de l’interstellarisme anecdotique » (B, 38).

sa seule présence » (B, 20). Pourtant, Erna incarne les rêves des adolescents et Rétine dissimule « un passé colonial frivole, joli, coquet, colorié, verni comme une image sur un

plumier neuf » (B, 137). De même, dans La Complainte, sous l’influence sulfureuse du

professeur d’allemand, le collège peut devenir « une maison de débauche, un asile d’aliénés, une sorte de signe précurseur de la fin du monde » et danser sur « un océan en furie » (CEF, 186). Comme l’a souligné Sylviane Coyault « Toute apparition de l’"étranger" – Erna Schnorr, Lily ou Quiquandon – opère pareil bouleversement (…) "déterritorialisant", il

entraîne un désordre des sentiments une désorientation délicieuse de l’être335. » Vialatte

s’éloigne progressivement de l’ancrage germanique, préférant décrire « un décor de Shakespeare où il se passe des choses insolites et désespérées » et où trône la statue de Blaise Pascal en « contrôleur des légendes enfantines » (CEF, 14). Cependant, le collège apparaît

toujours comme un lieu « chimérique », ce que sous-entend le narrateur de La Complainte :

Vieux collège, (…) lorsque blanc comme la craie, tu te dresses sous le soleil exaspéré du mois d’août, je songe que l’âme inexplicable de tes années romantiques, c’était sans doute cette chèvre étrange qui passait à midi, lentement parmi les blés horriblement ouverts devant elle, cette chèvre maléfique (…). (CEF, 26)

Vialatte place le vieux collège sous le signe de la chimère, la chèvre nous renvoyant au

monstre antique336 à un « monstre lié au Feu, à la fois chèvre, lion et serpent, dont le caractère

premier était l’aspect composite337

. » Selon Michel Viegnes :

Loin d’ouvrir le sens et d’amener le lecteur à reconsidérer la nature et l’extension du réel, l’animal fabuleux [la chimère] apporte d’emblée une certaine clôture générique, enfermant le texte dans la catégorie du mythe, de la légende, et se référant à un monde autre (…)338.

Or, cette chèvre dans le roman semble « avoir l’esprit du mal » (CEF, 19). En effet, il y a « (…) quelque chose de mythique et de démoniaque dans sa couleur, son regard sournois, sa face mince et ses cornes rondes, attirait et inquiétait à la fois » (CEF, 20). Vialatte complexifie

335

Sylviane Coyault, « Vialatte le pathétique », art. cit., p. 339.

336 « La Chimère… (…) peut apparaître comme l’emblème de tous les monstres, puisqu’à elle seule elle incarne au plan de la création artistique, tout le champ des possibles de la représentation et, au plan de la réflexion philosophique, l’inquiétude face aux productions d’une imagination débridée. Ce contrôle de l’imagination qui salue l’avènement de la nouvelle épistémè… » Danièle James-Raoul, Manfred Kern et Peter Kuon, introduction, Le Monstrueux et l’humain, op. cit., 2012, p.12.

337 Yves Vadé au sujet des Chimères de Nerval, L’Enchantement littéraire. Ecriture et magie de Chateaubriand à Rimbaud, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Idées », 1990, p. 347.

338

Il nous semble que cette analyse de Michel Viegnes peut également s’appliquer au poème et au roman, L’envoûtante étrangeté, Le fantastique dans la poésie française (1820-1924), op. cit., p. 103.

le motif de la chimère, donnant à cette chèvre des allures de bouc démoniaque. Cette chèvre maigre, étique qui ne se nourrit que de vieux os est-elle cannibale ? Si par temps d’orage, elle va se cacher sous le lit du principal, elle mène sa vie à sa guise. Malgré son nom français de Louise Labé, elle n’obéit « respectueusement qu’à un maître d’étude taciturne, venu de

Nuremberg » (CEF, 20), effrayant à cause de son pied-bot339. Une telle association qui n’est

pas sans évoquer Esméralda et le boiteux Quasimodo de Notre-Dame de Paris, montre

l’omniprésence et l’influence de l’Allemagne. Cette « chèvre maléfique » révèle symboliquement le collège comme un lieu diabolique et suggère le dangereux romantisme qui y domine340.

Sordides splendeurs, folies, merveilles, littératures, réalités !... (FC, 22)

Dans Les Fruits du Congo, le collège demeure un univers légendaire et chimérique. Il dévoile

un monde tout à la fois familier et étrange :

Le soleil tapait sur les têtes, les jardins débordaient de roses et de pivoines... Les poules nourries de phosphore continuaient à cracher du feu dans la prairie, et les dalles à sauter dans le préau surchauffé... Telle était l’atmosphère romantique et brûlante du collège Parmentier-Maussert à la fin de ce troisième trimestre. Et les examens approchaient ! (FC, 232)

On retrouve ainsi le motif de la chimère, fille de Typhon, dans l’aspect volcanique du collège Parmentier-Maussert où se déroulent les aventures des principaux personnages. A cet ici en quelque sorte contaminé par une atmosphère chimérique s’oppose un ailleurs fantasmé, évoquant l’aventure.

Le Romantisme des brumes : la nostalgie de l’inconnu

Nous lisions des romans chinois et les œuvres d’Alain-Fournier, nous attendions la fin du monde sur le pont du Nord, sur les conseils de notre professeur d’allemand, et nous allions rôder parfois sur la grande place où s’installaient les bohémiens aux roulottes vertes. (F et B, 107)

Le « mal des lointains » des jeunes Allemands apparaît également dans les rêveries des

339

Obscure silhouette allemande qui n’est pas sans annoncer celle de M. Fougerat dans Camille et les grands hommes, le mari de la directrice du collège mutilé d’une jambe même si celui-ci, de par son aspect comique, semble inoffensif : « Il roulait doucement sur la crête, barbiche et tout, en jambe de bois et en sac tyrolien, en bicyclette orthopédique à contre-poids, orné de tous ses accessoires : la ligne pour la truite, et le panier de fraises, le mouchoir pour les champignons. » (CGH, 73).

340

On retrouve la chèvre dans Camille et les grands hommes : un mouton plus ou moins gros se trouve sur le papier à lettres de la directrice (CGH, 13).

principaux héros. Le romancier transpose l’inexplicable nostalgie « d’imaginations nordiques » en montrant des adolescents désœuvrés, en proie à une mélancolie sans cause précise. Comme l’illustre la morale de la chanson « Sur l’pont du Nord » (intertexte

notamment repris dans Les Amants de Mata Hari, Les Fruits du Congo)341 : « Voilà... le sort

des enfants obstinés » : attendre sur un pont qui va s’écrouler, cette fin du monde qui obsède alors tant les esprits allemands. On retrouve dans les mirages que contemplent enfants et adolescents « cette nostalgie de l’inconnu, cette vague intuition du magique universel, cette espèce de mysticisme décanté », qui selon Franz Hellens, « est la marque des romantiques

allemands342. » Les héros vialattiens aspirent à prendre un soir certaines routes « avec leurs

tournants, leurs lacets, leurs espoirs, leurs carrefours...; les routes qui tournent autour de la terre, comme une corde sur une toupie, tendues comme l’espoir des hommes... » (CEF, 39). Ils vouent leur cœur « à la mer, à l’horizon, à l’au-delà » (MH, 28) et éprouvent cette « nostalgie de l’inconnu » dont parle Franz Hellens. L’ailleurs fantasmé devient un lointain

inaccessible et merveilleux. Les adolescents des Fruits du Congo,dont l’imaginaire estnourri

de littérature coloniale, aiment « tout ce qui était lointain, brûlant et inutilisable » (FC, 25). Ils rêvent d’aventure en contemplant des îles arides, désertiques :

Car les Iles étaient à nous, par affinité élective. En été, nous venions parfois avant la classe pour les voir sortir petit à petit de la grosse chenille de brouillard qui marquait au loin le cours du fleuve. Quand la tour du moulin émergeait de ce coton, c’était une émotion profonde. Nous rêvions d’elles, juchés sur le rempart, à la récréation de quatre heures, une main sur les yeux à cause du miroitement. Elles nous parlaient. Il n’y avait que nous pour les entendre, mais c’était un secret prodigieux. (FC, 24)

Associées au mirage, les Iles avec une majuscule révèlent un monde imaginaire façonné par une vision subjective. Evoquant la conquête, l’exotisme d’îles foisonnantes, cet espace désolé devient un paysage onirique. Si leur caractère factice est dénoncé avec humour – « il n’y eut jamais rien de si plat, de si nu, de si blanc, de si aveuglant, de si infécond, de si désolé, si ce n’est le fond d’une assiette du collège Parmentier. Mais la distance et notre bonne volonté se conjuguaient pour en tirer merveille, et c’est par là que tout a commencé » (FC, 23) – la

341 L’idée d’un dénouement sous la forme d’une chanson populaire, le motif de la chanson intitulée « Sur l’pont du Nord » sont très tôt présents pour Vialatte comme en témoigne sa correspondance avec Joseph Desaymards : « Je travaille à La Complainte des Enfants Frivoles et à L’Auberge de Jérusalem, ça serait deux autres couplets du thème Battling, un en rouge, jaune et noir, l’autre en vert, en blanc et en or. Et les dénouements de chanson populaire : un bal sur le pont du Nord avec une chorale de collégiens. Voujoux progresse aussi, et La Récréation de Minuit, et d’autres. Mais j’ai les nerfs à plat, car il faut que d’ici juillet j’aie fini de traduire trois livres. » Lettre de mai 1928, Lettres à Joseph Desaymard, op. cit., p. 58.

342

possession fictive de « ce bien lyrique » choisi « par affinité élective » devient, pour les adolescents du Club des Plaisirs de Corée, primordiale. A l’image de Maître Vingtrinier qui s’est constitué un monde insulaire peuplé d’odeurs étranges, les jeunes gens se composent un univers clôt, totalisant et autarcique en marge de la réalité343. Ils y délirent « comme le chat dans la valériane » (FC, 25). Vialatte prend aussi en compte un merveilleux moderne en montrant les nostalgies que suscite ce « monstre d’airain » (S, 200) qu’est le train. Comme l’a déjà remarqué Alain Schaffner, le train est le « motif qui représente le plus souvent le désir du

départ [des adolescents]. (…) Le passage du train associe de manière significative la violence

et l’extase du voyage, avec une sensualité mêlée de nostalgie344. » Le train oppose l’illimité à

un monde familier et circonscrit. Il vient bouleverser l’existence ordinaire des personnages. Il pénètre même l’intérieur domestique, « déchirant la quiétude du foyer » (DJ, 28). Son

passage, sa vitesse suscitent ainsi l’exaltation des enfants de La Dame du Job :

Il arrivait comme un bolide, de très loin, brusquement, d’un tournant de l’espace comme pour nous écraser soudain avec des flammes, dans un cyclone, puis s’éloignait, rapetissait, assourdissait son tonnerre inégal qui était devenu soudain métallique sur le pont et finissait dans l’espace comme la dernière vibration d’une corde de violon. L’émoi, la peur, la fièvre, le désir et l’extase, puis le regret accompagnaient son bref passage dans nos oreilles, prolongeaient le roulement estompé dans nos cœurs. (DJ, 26)

Le temps et l’espace sont abolis par le mouvement de l’express qui revêt une dimension cosmique. Comparée à une météorite, la machine donne le spectacle visuel et sonore d’une nature déchaînée. Vialatte reprend souvent l’image du train qui surgit « comme la foudre » (CGH, 17), et suscite un chaos de sensations et d’impressions fulgurantes dans l’esprit d’enfants immobiles : « Nos pensées s’enfuyaient, prises dans des remous comme des papillons de papier dans l’ouragan » (DJ, 28). Absents au monde immédiat qui les entoure, les enfants participent à la dynamique de l’express. Ils sont transportés par des rêveries dans l’espace. Malgré le cycle indéfini de réapparition du train, son spectacle symphonique demeure insolite et troublant. Le « bref passage » (DJ, 26) de ce train

343

« Seuls Fred et moi persistions à errer dans leurs aridités humides ou brûlantes comme sur la piste des choses "Grandes et Magnifiques". Et il fallait l’inquiet génie qui nous portait à chercher en tous lieux, comme des chiens dans un taillis, l’impalpable trace du grandiose ou le remugle du Grand Songe, pour nous lancer sur ces pistes stériles. C’est avec des frissons de setter que nous errions parmi ces buissons désolés, ces herbes pâles dont nous mâchions les feuilles pour en extraire un philtre amer. Ces sables nous donnaient la fièvre. Nous délirions dans le soleil comme le chat dans la valériane. Car déjà nous aimions le désert pour lui-même. Déjà... la sécheresse du fortin, le lyrisme des dunes, nous grisaient derrière nos pupitres... Nous aimions le Sahara et l’Extrême-Orient, tout ce qui est lointain, brûlant et inutilisable. Nous aurions aimé l’île au Diable... » (FC, 25).

344

personnifiant l’ailleurs oppose en effet à l’entrave, à la clôture de la maison, l’envol, l’expansion au dehors. Salomé couchée dans son « grand lit mélancolique » (S, 199) est également émerveillée par l’express qui arrive avec la lumière du jour :

Mais, le matin, quand elle s’éveillait, une colonne de lumière diaphane se tenait toute droite au milieu de la chambre, pétrie de neige, d’or, d’argent, de fleurs de lavande; et les voitures empanachées du petit chemin de fer tournaient autour de cette subtile merveille, comme donnant le départ d’une course de chevaux de bois, saluées par les employés qui levaient leur chapeau gibus; et les ruraux enthousiasmés, au bord des bois où les sapins pointus protègent les chalets-souvenirs, regardaient le monstre d’airain qui s’enfonçait dans la forêt (…). (S, 199)

Le train, dans ce monde miniaturisé, prend une dimension féérique. Il épouse le rythme berceur de la rêverie comme le montre le retour régulier et doux des voyelles nasalisées en

[an]. La tonalité poétique de ce passage est également signifiée par la fumée de la locomotive

qui semble pénétrer dans l’espace intime de la chambre, la métamorphoser (on ne sait pas si c’est la colonne ou la chambre qui est « pétrie de neige, d’or, d’argent, de fleurs de

lavande »)345

. A cette subtile correspondance de couleurs, de parfums s’ajoutent les « voitures empanachées » qui semblent ondoyer. L’apparition fantastique du train colore les rêves étranges de la jeune fille, la laisse grisée : « Splendeurs, folies, merveilles, voyages, locomotives » (S, 199). Vialatte reprend en partie une chanson populaire qui célèbre « une

idole (…) une gondole au cœur de feu346 ! » La locomotive idolâtrée revêt un caractère sacré.

Elle devient un monstre au sens de prodige. Insérée en italique dans le texte, la chanson personnifie en « maîtresse bien aimée » (S, 200) la locomotive et révèle sa beauté sulfureuse. Bien que ces couplets soient attribués à une femme « la tante Nancy » (S, 200), bien qu’ils renvoient à une époque révolutionnaire, la locomotive ainsi incarnée revêt par son mouvement

à la fois alerte et lent une dimension érotique. Marcel Raymond dans Romantisme et rêverie,

souligne comment « la rêverie est constamment alimentée par un rêve diffus où se mêlent les

fantasmes du souvenir, de l’attente, de l’angoisse et du désir347. » Cette locomotive apparaît

finalement comme une personnification des rêves et des désirs de Salomé :

345

On pense à « Aube » de Rimbaud qui renvoie également à l’univers du conte de fées, raconte