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Les conditions sociales de l’acquisition des compétences

2.1- Mobilité, adaptation et reconversion à la culture de travail de la SMAG

3- Les conditions sociales de l’acquisition des compétences

Les compétences, en particulier celles qui sont liées à la conduite de systèmes dynamiques, se présentent comme une combinaison de compétences spécifiques et de compétences génériques. Les premiers peuvent être tacites, étroitement liés à l’action, ou explicites et plus généralement liés au métier. Les secondes correspondent à la capacité de mobiliser des outils cognitifs plus généraux, permettant la conceptualisation, c’est-à-dire le traitement de chaque situation particulière comme un exemple d’un problème plus général (Pastré, 1999). Schématiquement, les compétences peuvent se construire au travers de plusieurs situations d’apprentissage facilitant l’acquisition des savoirs pertinents des travailleurs. On en retiendra deux dans le cadre de la SMAG : le développement de

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Émile Christian Codjia est cadre à la Société Meunière et Avicole du Gabon. Responsable de l’usine d’aliment pour bétails (UAB).

l’expérience sur le poste de travail et dans l’entreprise, la formation initiale et continue. Dans ces deux situations, l’efficacité de la construction des compétences individuelles est corrélée à une dynamique sociale, plus ou moins favorable et reposant sur un ensemble d’interactions entre les travailleurs.

3.1- Dans la SMAG, le développement des compétences repose sur l’équité

La Société Meunière et Avicole du Gabon représente par essence le lieu de construction des compétences spécifiques, et plus particulièrement de celles qui sont étroitement liées à l’action, voire tacites, celles qu’on apprend « sur le tas ». Dans le cadre d’une remise en cause profonde des routines, l’expérience acquise antérieurement n’est que de peu d’utilité. Par exemple, les travailleurs qui ont d’autres expériences que celle de la production de farine ne connaissent pas les déterminants du développement de la plante (le blé) et du fonctionnement des systèmes biologiques et écologiques sur lesquels ils agissent. Jusqu’à présent, on leur a simplement demandé d’appliquer, au sein d’un petit groupe, une consigne unique, rigide et très simple.

Cependant, du point de vue des compétences génériques, il est couramment admis par les employeurs que les travailleurs manquent des compétences de base pour la vie de tous les jours, a fortiori pour conceptualiser leur action sur la plante. Le niveau d’analphabétisme est encore important et fait des ravages, chez les travailleurs, l’alcoolisme est là pour confirmer ces impressions. Les travailleurs mettent d’ailleurs en avant ce manque d’estime de soi des ouvriers industriels pour expliquer les faibles résultats des activités de formation et leurs réticences à s’y engager. Moins du quart d’entre eux envisagent développer des actions dans ce sens, bien que cela soit un moyen de récupérer une partie des taxes payées par l’exploitation. Pour la majorité d’entre eux, l’augmentation de l’efficacité de l’entreprise ne se conçoit pas comme le résultat de l’amélioration des compétences, mais plutôt comme l’augmentation de la productivité du travail. Le paiement à la tâche ou parfois l’attribution de primes est alors les seuls moyens envisagés (Ewert, Hamman, 1999).

Malgré ces opinions largement répandues, les employeurs sont néanmoins plus ou moins conscients que les compétences sont des attributs de l’individu et que celui-ci peut en particulier les acquérir au travers de l’expérience. Cependant, cette expérience ne peut se construire et se valoriser en compétence au service de l’entreprise, que si l’activité professionnelle satisfait l’individu qui réalise en permanence un compromis entre la tâche et

l’efficacité de son exécution, l’intérêt personnel pour sa santé physique et psychique, son rapport aux autres dans le collectif de travail (Gaudart, Weill-Fassina, 1999). Ainsi, les conditions de travail au sens large influent considérablement sur la dynamique cognitive des travailleurs, mais aussi du collectif. Mais pour que l’apprentissage organisationnel intervienne et que les compétences du travailleur viennent compléter la carte cognitive de l’organisation, il faut que ce dernier y voit son intérêt. Que ce soit d’un point de vue économique (le revenu monétaire ou d’autres avantages) ou d’un point de vue identitaire (logement décent, école pour les enfants, protection sanitaire efficace), le travailleur porte un jugement sur l’équité dans l’entreprise. Et la perception d’un fonctionnement équitable est la condition de l’apprentissage et de l’efficacité du collectif nous dit Favereau, (1994). Cependant, l’insertion du travailleur dans un collectif de travail est une composante importante de la transformation de l’expérience en compétences. La discrimination parfois observée au sein du collectif de travail, selon les clichés habituels dans les termes des travailleurs les « souleveurs de sacs » et les « grands chefs », génère le plus souvent des tensions qui freinent le développement cognitif des individus et de l’entreprise (Du Toi, 1993)114

. En effet, pour les agents d’exécution, l’apprentissage suppose une prise de risque qui nécessite un soutien affectif minimum plutôt que le ressentiment ou la jalousie qui, en délitant les solidarités, peut enclencher des désapprentissages collectifs. En ce sens, l’équité favorable au développement de « l’organisation apprenante » (Argyris, Schön, 1978) ne peut se limiter à une relation privilégiée et bilatérale employeur-employé et l’amélioration des compétences des travailleurs renvoie en définitive aux compétences des gestionnaires.

3.2- Promotion et sexe

Le travail à la SMAG a longtemps été considéré comme un travail d’homme. Les femmes ont en général commencé à y travailler comme « femme de ménage », accédant rarement à des postes plus élevés que celui d’opératrice de saisie. La situation matrimoniale

114 Voire Du Toit A., Ewert J., « Myths of globalization: private regution and farm worker livelihoods on Western Cape farms ». Conference of the Centre for Rural Legal Studies on International Africultural Trade and Rural Livelihoods, Sommerset West, South Africa, 9-11/11/2001.

avait une incidence sur la carrière de la femme, car quand elle se mariait et faisait des enfants, elle démissionnait et donnait aux hommes la chance de faire carrière.

Cependant, par rapport à la situation des années 1980, on assiste aujourd’hui à une augmentation générale du nombre et du pourcentage des femmes travailleuses à la SMAG. La nature des tâches de travail continue toutefois d’être cloisonnée. On rencontre de plus en plus de femmes au niveau inférieur de la hiérarchie, notamment dans des fonctions exécutantes (femme de ménage, standardise, opératrice de saisie, trieuse d’œufs). Elles sont représentées au sommet, et plus ou moins absentes au niveau intermédiaire comme le montre le tableau suivant.

Tableau 11: Répartition des effectifs par sexe en 2011 à la SMAG

Agents d’exécution Agents de maîtrise Cadres Total En % Hommes Femmes 142 83,04 % 29 16,95 % 41 97,61 % 1 2,38 % 18 81,81 % 4 18,18 % 201 85,53 % 34 14,46 % Total 171 42 22 235 100 %

Source : Enquêtes personnelles, Libreville août-octobre 2011.

Les efforts déployés pour modifier cette configuration ont provoqué un net changement à la SMAG, mais dans l’ensemble, l’accession des femmes aux postes techniques et aux postes d’agent de maîtrise et de cadre supérieur est très lente.

En somme, la promotion est plus lente chez les femmes que chez les hommes. À mon avis, ce décalage s’expliquerait par le fait que dans toute organisation, l’homme semble s’adapter plus rapidement à l’environnement que la femme. En outre, les multiples occupations conjugales et matrimoniales liées à la situation des femmes africaines contribueraient à ralentir les ambitions de celle-ci. Cette situation n’est d’ailleurs pas propre au secteur professionnel, car au niveau même de l’appareil scolaire, les décalages sont énormes. Au Gabon, il y a plus de femmes que d’hommes115. Mais plus on part de l’école primaire vers les études supérieures, plus le nombre de femmes va décroissant, à tel point que

115

Jean-Marie Ndekamotsebo, Les trajectoires socio-professionnelles des employés au Gabon : cas des

le nombre de celles qui arrivent au sommet d’une organisation est très faible, si ce n’est nul116.

3.3- L’intérêt au travail

La perception du « travail du blanc » et les conditions quotidiennes d’exercice de l’activité peuvent être sommairement appréhendées à travers les jugements globaux portés sur l’intérêt de la tâche accomplie et sur les conditions générales de travail.

Une majorité de travailleurs (53 %) porte un jugement plutôt positif sur l’intérêt du travail effectué, mais une nette opposition apparaît entre les travailleurs non qualifiés et l’ensemble des salariés. C’est au sein de la catégorie des agents d’exécution que les appréciations sont les plus négatives, et ce sont les agents de maîtrise qui ont quotidiennement la meilleure considération au travail. Pour les agents d’exécution non qualifiés et surtout les « souleveurs de sacs », ce jugement négatif tient essentiellement à la médiocrité des tâches proposées, qui sont monotones, répétitives et sans grand intérêt, mais aussi à l’absence de perspectives d’avenir (pas ou peu de formation professionnelle, ou une formation très rapide et superficielle pour les manœuvres, pas d’avancement prévisible pour les « souleveurs de sacs » : on retrouve le problème du passage « souleveur de sac » à un ouvrier spécialisé). En revanche, les ouvriers qualifiés et les agents de maîtrise ont une meilleure opinion de la nature de leur travail (d’autant plus qu’en haut de la hiérarchie, l’accès à un poste qualifié peut procurer, du moins le pense-t-on, des avantages en nature), mais la question de la formation continue et de l’ouverture vers la catégorie supérieure reste posée pour près de 15 % des agents exécution, plus du tiers des ouvriers de la catégorie estimant par ailleurs que la tâche actuelle n’a aucun intérêt particulier.

Les conditions d’exercice du travail sont beaucoup plus sévèrement jugées : sur ce point précis, mon guide d’enquête (l’histoire professionnelle) ne proposait aucune réponse a

priori, et les travailleurs ont simplement énuméré les éléments qui leur paraissaient positifs ou

négatifs dans l’environnement quotidien du poste de travail.

Les jugements varient selon les services et les différentes branches (magasins, ateliers, usines, bureau, etc.,) observées : l’excès de chaleur est classé comme l’inconvénient majeur dans les usines UAB, Isue et dans les magasins de chargements ; ce sont les odeurs qui incommodent le plus dans le site de l’élevage, en particulier dans les poulaillers ; tandis que la

poussière et le bruit sont difficilement supportés que le reste au Moulin (fabrication de la farine).

Si les caractéristiques générales du revenu salarial (constance et position moyenne dans l’échelle des revenus urbains) et la possibilité de faire appel à la SMAG en cas d’immédiate nécessité constituent des facteurs de stabilité dans l’emploi, la nature des tâches effectuées par les travailleurs non qualifiés et surtout les conditions de travail ne peuvent être considérées comme propices à cette stabilité. Par ailleurs, l’absence de perspectives ou de solutions de rechange, conjuguée aux effets d’une crise qui perdure, incite fortement à s’accrocher à l’emploi actuel ou à n’envisager d’autre avenir professionnel que dans l’obtention d’un nouvel emploi mieux rémunéré dans une autre entreprise industrielle.

D’autre part, la satisfaction ou l’insatisfaction s’opère par rapport à plusieurs attitudes au travail, aux relations avec la hiérarchie, à la rémunération et à la promotion individuelle. Il ne s’agit là que des éléments classiques et fréquents. En fait, une liste exhaustive des causes de satisfaction ou d’insatisfaction serait difficile à réaliser, dans le cadre restreint de cette thèse. Par rapport au travail proprement dit, les jugements sont variables d’un individu à l’autre. Les uns considèrent leur travail comme sans intérêt, monotone et routinier, mais se complaisent dans cette situation. C’est surtout les discours des travailleurs en fin de carrière qui, par ailleurs, n’a plus de perspective de carrière.

« J’ai fait mon temps ici à la SMAG, j’ai vu cette entreprise naître, je suis content

d’avoir assuré au moins un toit (maison) à mes enfants, et de les avoir envoyés à l’école. J’attends déjà ma retraite tranquillement (…) »117

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