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6.2- Hybridation linguistique à la SMAG

6.3. Hybridation religieuse

6.3.1- Religion et fétichisme

Rien ne prouve que les progrès technologiques se traduisent par la disparition du religieux dans la vie quotidienne des travailleurs de la Société Meunière et Avicoles du Gabon. Quel sens donner au chapelet ou à la médaille de St-Christophe accroché au volant de la voiture d’un cadre de la SMAG ? Comment justifier la présence du Nouveau Testament dans le bureau d’un opérateur de saisie de la direction commerciale ? Comment expliquer la présence des « fétiches » un matin devant la porte et sur le bureau d’un chef magasinier du magasin aliment ? Une anthropologie de l’imaginaire contemporain à partir des nouveaux marchés de la magie met en évidence la permanence des systèmes de représentations et de croyances qui n’ont pas encore été détruits par l’expansion de la culture des Lumières. Comme le note M. Augé (1982), au cœur de la modernité triomphante et envahissante, on assiste à la revanche de l’irrationnel qui investit tous les milieux sociaux et professionnels145

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Le fétichisme

En effet, selon le dictionnaire Larousse (2008) de la langue française, le fétichisme est le culte des fétiches et désigne l’ensemble de pratiques magico-religieuses pouvant aider à la réalisation des désirs. Au sens figuré, on parlerait d’une vénération outrée, superstitieuse pour quelqu’un, quelque chose. Ce culte très répandu en Afrique noire par la présence de diverses sociétés secrètes laisse le salarié gabonais à penser que la meilleure carrière au sein de l’entreprise est le plus souvent due à une influence fétichiste. Le fétiche est donc objet auquel on attribue des propriétés magiques, bénéfiques. Il est censé porter bonheur au salarié. Dans la société collective gabonaise, la cause des évènements sociaux de la vie n’est jamais naturelle. C’est ainsi pour une certaine catégorie de travailleur de la SMAG la sanction professionnelle, les blâmes, les accidents de travail, le refus des demandes d’autorisation d’absence et le non-avancement dans la carrière, etc. se justifierait par des raisons surnaturelles. Cet attachement à la superstition fait penser que pour réussir dans toute activité professionnelle ou même sociale, il faut en faire usage. Selon le vocabulaire d’André Mary (2010 :200), le « prophète-guérisseur » est sollicité dans ces cas précis pour répondre aux demandes de salut et de guérison individuelle. La réussite naturelle n’existe pas pour cette catégorie de travailleurs. Certains affirment même avoir consulté les tradipraticiens et les « nganga »146 afin d’en

savoir un peu plus sur leur plan de carrière.

« (…) Ah mon petit, moi j’ai de la chance, ma grande sœur est « nganga ». Chaque vacance, quand je prends mes congés, je vais au village me faire consulter. C’est plus facile entre nous, tous les secrets restent dans la famille. Puis, elle le fait pour le bien de la maison, d'autant que je suis le seul homme de la maison (...). À la fin des vacances, quand je rentre, pour reprendre le service, en général, elle me « lave le corps » pour me purifier l’esprit et le corps (…). C’est vraiment un bain magique et ça marche souvent. Cela m’évite beaucoup de soucis au boulot. Parfois, elle me « prépare » souvent un petit parfum que je dois mettre chaque matin avant d’aller au travail (…) Quand je dis bonjour aux chefs, ils sont contents pour moi, et tout marche bien, mon travail et ma carrière (…) D’ailleurs, je ne t’apprends rien, tout le monde le fait ici dans l’entreprise et

même les grands patrons. C’est sûr que toi aussi quand tu rentres en France, tes parents te font autant pour que ça se passe bien avec tes études (…) »147

.

Note un agent de sécurité

On se retrouve dès lors en présence de deux mondes différents. D’abord celui de la Société Meunière et Avicole du Gabon qui se veut rationnel et basé sur les critères objectifs et ce monde invisible qui vient pratiquement transformer l’irrationnel en rationnel. C’est ainsi qu’on assiste à des sacrifices et à des adorations pour franchir les différentes positions de la pyramide hiérarchique. Des exemples de fétiches placés, devant la porte du collègue ou frottés sur la chaise du bureau, etc. abondent à la Société Meunière et Avicole du Gabon. Selon certains interlocuteurs, les causes de retards au travailleur le matin sont de nature superstitieuse. En effet, arriver au travail avant tout le monde est synonyme d’encaisser tous les « mauvais vents » de la veille. Ce qui est très dangereux pour la santé. D’où la méfiance perpétuelle et le climat de suspicion que l’on observa. Cela est-il vrai ? La question reste entière. Qu’à cela ne tienne, aussi bien dans l’univers social qu’à la SMAG, certains travailleurs semblent ne pas se presser pour aller au travail. Comme quoi, toujours, le travail du blanc ne finit jamais !!!

Le fétichisme selon Larousse est le culte des fétiches. C’est une vénération outrée, superstitieuse pour quelqu’un, à quelque chose. À ce propos, Mathieu, dis « l’agent économique africain ne peut savoir comment se déclenchent les forces du bien et du mal, sinon par le recours aux féticheurs148 ». « Le fétichisme est l’envers de la religion authentique, celle inconditionnelle, de la bonne conduite149 ».

Ainsi le salarié s’adonnera « moins » à son travail et attendra tout du nganga. Cela se manifeste à la SMAG par les pratiques fétichistes mises en œuvre par les employés qui entraînent la mort de certains et empêchent la cohésion sociale.

6.3.2- Le fétichisme et ses manifestations

Le terme fétichisme apparaît dès 1756 au cours de l’histoire des navigations aux terres astrales. Il provient de fétiches qui sont une attitude générale correspondante à une démarche

147 Joachin Etoughe Assame, est agent de sécurité. Il est fang de Mitzic, marié père d’une famille nombreuse. Op., cit.

148

Mahieu, op. Cit. p.36

comparatiste, qui caractérise les débuts d’une science des croyances religieuses. Le fétichisme apparaît dans la vision occidentale comme une forme de religion dans laquelle les objets du culte sont des animaux ou des êtres inanimés que l’on divinise et qui sont transformés en choses douées d’une vertu divine (oracles, amulettes, talisman). L’objet fétiche et le fétichisme organisent la croyance, servent à ramener l’esprit religieux sur terre en quelque sorte loin de toute sublimation facile.

Dans la vision traditionnelle, le fétichisme est beaucoup plus lié au symbolisme. Le fétichisme sera donc cette attitude magique qui consiste à ce que nous nous fabriquions un dieu. C’est une doctrine des esprits incarnés dans certains objets. Il sert en effet à désigner cette forme d’idolâtrie qui consiste à tenter d’exercer par des actions, une pression au nom d’une sorte de principe de plaisir propre, sur la divinité, et de la fabriquer à cette fin, tentative d’accession au surnaturel par la naturalité de l’objet fétiche. Le symbolisme qui est une représentation physique de l’objet vise à mettre les gens en confiance, à augmenter leur foi et leur croyance dans le fétichisme. Bien qu’ayant conscience que l’objet matériel n’a aucune puissance en soi, mais la vue de ce dernier provoque des sensations. La représentation d’un être surnaturel par un symbole fait croire de plus en plus en son influence et à sa puissance. Le symbole qui peut être un lieu, un objet joue sur le physique de l’homme. Le fait d’être sur un lieu dit symbolique ou en présence d’un objet symbolique nous rassure et nous met en confiance. On est sûr que l’être symbolisé s’y trouve, qu’il nous écoute et nous protège. Dès que l’on rentre dans une église, on est sûr d’être en contact tout de suite avec Dieu et qu’il nous écoute.

La gestion de l’entreprise moderne repose fondamentalement sur des considérations rationnelles. L’entreprise est « basée sur l’information c’est-à-dire celle des spécialistes des savoirs150 ». Celle-ci fait appel à des critères de performance et de productivité. « Dans la logique occidentale façonnée par le progrès scientifique, on est persuadé que l’avenir du travailleur ne peut être influencé que par l’acharnement au travail et le goût du risque151

». La croyance en l’autodétermination est donc un principe qui fonde toute action de progrès. C’est ainsi qu’à la SMAG, d’après une informatrice, « les gens sont jugés à partir de leur compétence, leur faculté de comprendre et le temps pour réaliser un travail ».

Pour beaucoup de salariés au contraire, la réussite sociale ou la carrière au sein de l’entreprise est la résultante des pratiques fétichistes qui se traduisent par des adorations et des

150 Bernadin Minko Mvé, Cours d’anthropologie de l’entreprise, Maîtrise, Université Omar Bongo de Libreville, 2007.

sacrifices. Ces pratiques qui causent la mort et démission entraînent par ricochet la baisse du rendement. Certains se disent que si les autres ont des promotions c’est grâce aux fétiches, pourquoi ne pas faire autant. Des esprits sont constamment invoqués pour obtenir un avantage ou pour combattre un collègue ou le un chef. Des anecdotes illustrent bien ces pratiques.

À la SMAG, le licenciement, le manque de promotion d’un employé est toujours dû aux collègues et non à son manque d’assiduité et à sa paresse. Du coup, les malheurs du travailleur n’arrivent jamais naturellement. C’est toujours lié au mauvais sort jeté par le voisin du bureau. « Un salarié qui revenait des vacances, affirme qu’à son retour, il a trouvé que son remplaçant (collègue) avait frotté au poignet de la porte de son bureau la peau de la civette pour qu’il soit répugnant comme l’est cet animal ». Ce dernier a refusé de continuer à travailler dans ce bureau. Il a fallu le convaincre et le persuader de l’anéantissement de ce qui avait été fait. Su de tous, le fétiche a été anéanti. Le remplaçant a échoué dans son action, celui de garder à jamais son nouveau bureau. Cependant, il n’avait pas fait l’objet d’une quelconque sanction de la part de la direction par manque de preuves palpables. Mais le temps pris pour la réfection du bureau est forcement du temps perdu pour l’entreprise. Les employés sont prêts à tout pour anéantir ou pour provoquer le licenciement d’un collègue.

« Ici avant on avait un chef européen qui s’appelait, Monsieur, Baigné et son adjoint, Monsieur Matuma. Le blanc s’était contracté une maladie et avec sa femme, ils sont allés chez un féticheur qui a dit que c’est son adjoint qui lui a jeté ce sort pour prendre sa place »152.

Cela met au sein de l’usine un climat de méfiance et empêche la cohésion entre les travailleurs.

Un autre fait rappelle que l’aide des « ngangas » empêche l’évolution des autres. « Sous la recommandation du « ngangas », certains font des sacrifices et des incantations ayant pour but d’empêcher la promotion éventuelle du collègue ou sa meilleure relation avec le chef ». Ces pratiques sont même présentes hors de l’usine.

Au village où loge la majeure partie des travailleurs de l’élevage à la plaine Nto, « certains travailleurs font venir des féticheurs pour protéger leurs maisons, leurs familles ». À l’usine, même certains chefs Blancs sont victimes de ces pratiques, ce qui prouve combien le fétiche est présent dans ce milieu.

152

Jacqueline Makanga, est agent d’exécution à la Plante Nto (élevage). Elle est une femme mariée et mère de 11 enfants. En ce moment, elle attend sa retraite me disait-elle.

Vis-à-vis de certains dirigeants, « ces choses se passent souvent de manière cachée dans l’usine. Ils ne viendront jamais voir le chef d’usine pour exposer un problème de cette nature, sauf quand le cas devient grave ». Par manque de preuves concrètes, les gens se méfient d’aller vers les chefs et ces derniers, pour calmer les tensions des uns et des autres, feignent de minimiser ces faits. « Quand je marche dans l’usine, affirme un chef de service, je peux percevoir deux personnes en train de parler d’un problème de ce genre, mais rarement on est venu me voir pour me soumettre ce genre de problème, sinon ça existe ». À ce sujet, les chefs hiérarchiques sont le plus souvent exposés à des envoûtements. Lorsqu’un employé a commis une faute grave pouvant conduire au licenciement, ce dernier va chercher à influencer la décision par des envoûtements. Des esprits sont invoqués pour que les décisions du chef soient influencées. Par exemple pour une faute commune, il arrive qu’on licencie certains, qui à donner aux autres des mises à pied ou des simples demandes d’explication grâce à l’aide d’un féticheur.

6.3.3- Effets sur les employés de l’entreprise

À travers de nombreux faits divers, je me rends compte que certains travailleurs de l’usine pensent que leur destin professionnel est lié au pouvoir fétichiste. Un informateur le confirme en disant: « Il y a quand même des questions que nous nous posons. Nous avons par exemple tous été à l’école et nous constatons qu’il n’y a qu’une seule personne qui progresse. Alors on se dit que quelque chose ne va pas. Si en vingt ans on ne bouge pas, on ne change pas de catégorie, c’est que ça ne va pas quelque part ». On pense alors qu’il faut autre chose en dehors du travail pour que ça marche. Car, ajoute notre informateur, « un des collègues ici était quasiment sur le point d’être licencié, il est venu voir ma sœur qui initie les gens au bwiti (société secrète). Il avait multiplié tellement de fautes qu’il n’attendait plus que la lettre de licenciement de la direction générale. Ma sœur a tout fait pour qu’il ne perde pas son emploi. À la suite de son initiation, il a conservé son poste ».

Je me rends compte que les employés qui croient à ces pratiques concentrent moins d’énergie et d’attention à leur travail et attendent davantage des pouvoirs fétichistes. Cela s’observe et se remarque par le nombre de visites aux féticheurs, par le nombre de fois que l’on initie par exemple. D’autres, moins attachés à ces pratiques décident parfois de partir de la cité et même de l’usine pour mettre fin à un conflit les opposant à leur collègue. « Pour des raisons de jalousie, nous avons enregistré la démission d’un chauffeur. Comme c’est lui qui

rentrait avec le véhicule de service le soir, l’autre était mécontent et usé des pratiques fétichistes pour lui nuire. Il a récolté quelques poussières sur les roues dudit véhicule avec lesquelles il est allé voir un féticheur dans le but de provoquer un accident à son collègue pour que le véhicule lui soit retiré et qu’il devienne le seul utilisateur ». Le collègue a finalement été victime d'un accident et a commencé à s’interroger sur ce qui n’allait pas. C’est alors qu’il découvre ce qui s’était réellement passé, que l’accident n’était pas survenu naturellement. Pour éviter que son ennemi n’aille plus loin, c’est-à-dire jusqu’à l’éliminer physiquement, il a préféré démissionner de l’entreprise. Celui qui a usé du fétiche est finalement resté seul utilisateur du véhicule. Mais cela a amené la hiérarchie à décider qu’après les heures de travail tous les véhicules doivent être garés dans l’usine.

Actuellement à la Plaine Nto, il y a deux salariés qui se font une guerre mystique. L’un des deux a mal au bras en ce moment et se dit que c’est l’autre qui le lui fait. Celui que l’on accuse répond ouvertement qu’il ira même « plus loin »153. Croire aux pouvoirs fétichistes relève surtout de la superstition du fait que la victime ne cherche pas d’autres causes à son mal. Il s’en tient aux dires de l’accusé qui ne nie pas ces faits et promet même le pire.

Ces considérations amènent les salariés à effectuer des dépenses parfois inutiles en les poussant à gaspiller leurs modestes revenus pour des sacrifices souvent coûteux. Cette dépense peut être effectuée en ville ou au village. Si la consultation n’est pas très chère (2.000 à 1.000 F CFA), les offrandes qu’elle implique peuvent être extrêmement dispendieuses (plusieurs dizaines de milliers de francs CFA, affirme Jean-Christian Ndong du personnel154. Ces pratiques peuvent même coûter la vie à certains. Et ces cas de disparition selon nos informateurs sont fréquents à la SMAG. Tout dernièrement, ils ont eu à perdre trois à quatre de leurs collègues et leurs morts étaient plus ou moins liées à des pratiques fétichistes. Pour le dernier cas, d’après la veuve du défunt, il est allé se faire initier à l’Ombwiri (rite traditionnel) pour trouver des solutions à ces problèmes professionnels, entre autres. Mais, ne pouvant supporter le bois sacré, ce dernier a succombé dans le temple.

« Je ne condamne pas le fétiche en tant que tel, il n’est pas interdit de faire les fétiches, mais pourvu que ce soit pour la bonne cause »155, affirme un agent de maîtrise. Pour se justifier, un de nos informateurs dit, « nous travaillons dans une industrie où nous sommes en contact avec les machines, ce n’est pas mauvais d’aller faire des protections pour empêcher un accident ou encore pour ne pas perdre son emploi. Ce qui est mauvais c’est le fait d’utiliser

153 Allez « Plus loin », pour lui veut qu’il cherchera à faire plus de mal à son collègue, voir même à le nuire 154

Jean-Christian Ndong, Agent de maîtrise au personnel, op. Cit.

les fétiches contre les autres employés dans le but de prendre leur place ou qu’ils soient licenciés avec ou sans motifs valables ». Il ne se sera jamais autrement tant que les salariés croient que la réussite au sein de l’entreprise est le fait du fétichisme. Il est plus facile pour les salariés de solliciter la protection des génies bienveillants en cas de problème plutôt que chercher les causes rationnelles. Un agent d’exécution relate un fait :

«(…) Nous avons acheté une grande machine ici. Elle nous avait coûté très cher. Pendant au moins deux semaines, nous n’arrivions pas à la mettre en marche. Chaque fois que nous cherchions à la démarrer, nous étions confrontés à un problème, ou c’est la roue qui éclatait, ou autre chose. Il a fallu l’intervention du compatriote directeur général adjoint qui est initié au bwiti, qui a fait quelques sacrifices pour faire fonctionner la machine(…) »156

. La leçon est à retenir.

Sur le site de l’élevage de la plainte Nto par exemple, pour beaucoup de salariés, de tels faits ne peuvent que traduire la colère des esprits du terroir. « Lorsque l’on exploite une richesse comme c’est le cas ici (notre terrain), les responsables de l’entreprise devraient de temps en temps donner quelque chose au clan « Essametok » à qui appartient le terrain, voire même aux populations de la localité de Ntoum pour être en harmonie avec les génies et les ancêtres ». Certains dirigeants le savent et le font. Ce fut le cas de M. Henry Bekale qui à l’approche d’une fête (Pâques, noël, Nouvel An, etc.) se rendait autour de dix heures au cimetière de Lalala et du village de Nkoltang dans lequel il jetait des pièces d’argent, versait des boissons (généralement le vin, le whisky) et faisait par la suite des incantations.