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VULNERABILITE(S) FACE A UNE POLITIQUE D’EXPULSION

1. Les bidonvilles, ce « nouveau » problème public

Les bidonvilles en France représentent un problème public, c’est-à-dire un « état de fait [qui est devenu] un enjeu de réflexion et de protestation et une cible pour l’action publique » (Gusfield 2003 : 71, cité dans Legros et Cousin 2014 : 1271). Entre 1950 et 1975, les habitants des bidonvilles sont principalement des « travailleurs immigrés » : exclus du marché du logement, ils jouent toutefois un rôle essentiel sur le marché du travail. Les politiques publiques gèrent l’entrée dans la ville de ces migrant·es dans un contexte de décolonisation, justifiant notamment un travail intensif de surveillance de certains bidonvilles comme celui de Nanterre.

C’est aussi une période marquée par le volontarisme de l’État dans la production d’une ville moderne et salubre (Blanc-Chaléard 2016), et les politiques de résorptions sont articulées avec des projets de relogement des habitant·es expulsé·es107.

Dans les années 2000, alors que les bidonvilles ne sont pas exclusivement habités par des migrant·es, la construction du problème public s’est faite autour de la figure du migrant pauvre d’Europe de l’Est, et plus particulièrement des Roms venus de Bulgarie et de Roumanie.

Faisant un pas de côté délibéré vis-à-vis de la politique de résorption des bidonvilles des années 1960 et 1970, le problème public est initialement cadré comme un enjeu de sécurité publique, et d’immigration, conduisant à une double stratégie du Ministère de l’Intérieur de démantèlement des bidonvilles et de reconduite à la frontière. Enfermé·es dans un rôle de bouc émissaire, les habitant·es de bidonvilles se retrouvent confronté·es à une politique qui conduit à une errance forcée, dont il sera utile de retracer les grandes lignes dans ce chapitre. Après une

106 Voir la présentation de la campagne sur www.25ansbidonvilles.org

107 Blanc-Chaléard met en avant deux moments législatifs pour construire la stratégie de résorption des bidonvilles : la loi Debré de 1964 et la loi Vivien de 1970. Les plans de relogement du début des années 1960 proposent trois volets : des foyers, des logements de transit, et des logements en HLM. Selon le raisonnement de l’époque, les foyers sont adaptés pour les séjours dits temporaires, et les cités de transit proposent une étape que l’État juge nécessaire pour les familles qui doivent s’acclimater à la vie urbaine. Les politiques de résorption s’accompagnent d’une mission d’insertion des habitants des bidonvilles dans la société urbaine moderne.

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période de bricolage dans les années 2000, où les attitudes et réactions des autorités publiques varient énormément selon les territoires, une première tentative de coordination nationale apparaît lorsque le gouvernement se lance en 2010 dans une politique de démantèlement et d’exclusion.

1.1 Un déni national qui conduit au bricolage local

Dans le contexte d’une migration dont les contours et motivations ont été abordés dans la première partie, un nombre croissant de migrant·es d’Europe de l’Est arrivent en France, et certain·es, sous le coup d’une absence de ressources et incapacité d’accéder au logement, se tournent vers l’habitat informel, que ce soit en squats ou en bidonvilles. Alors que les bidonvilles semblent être un objet du passé pour la France, leur « réapparition »108 progressive dans les années 1990 est initialement un phénomène assez limité, mais qui prend une ampleur plus importante avec l’apparition de certains grands bidonvilles aux portes de Paris au début des années 2000 (Legros 2011).

Dans un premier temps, il n’y a pas d’initiative étatique pour coordonner les actions, ce qui laisse les collectivités territoriales et les municipalités bricoler des solutions :

« Au début des années 2000, il ne restait rien des politiques étatiques des années 1970. Cet oubli institutionnel a engendré une paralysie tant du côté des communes que de l’État qui se sont renvoyés le fardeau et la responsabilité de le prendre en charge. Cette situation de non-décision produit son lot d’effets: les bidonvilles passent entre les mailles du secteur du logement pour se retrouver dans le filet des politiques migratoires et sécuritaires du ministère de l’Intérieur. L’agenda logement a été complètement nié au niveau national, alors que certaines municipalités ont commencé à monter des micro-projets d’insertion par le logement temporaire. » (Aguilera, 2017 : 137).

Un exemple de bricolage est étudié par Alexandra Clavé-Mercier, qui évoque des premières prises en charge de migrant·es bulgares qui occupent un hangar de la grande métropole où elle réalise sa thèse : c’est une approche locale qui s’organise en l’absence de consignes nationales. En remarquant la présence de ces migrant·es au début des années 2000,

108 Selon Thomas Aguilera, il n’y a pas de véritable disparition du bidonville, mais une réduction telle de leur nombre qu’ils passent pour invisibles dans les années 1980, et connaissent une visibilité progressive dans les années 1990 (Aguilera, 2017).

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« la Préfecture de Région décide d’intervenir sur ce squat devenu symptomatique de ce nouveau « problème » : la présence d’individus « d’Europe de l’Est » vivant en habitat précaire et illégal en pleine ville. Une grande opération de contrôle de police est alors organisée dans les hangars, en novembre 2002. Trente-huit personnes sont mises en garde à vue pour irrégularité́ de papiers, puis reconduits à la frontière : c’est la première opération de ce type sur l’agglomération. » (Clavé-Mercier 2014 : 135)

Certaines familles se voient proposer un accompagnement social, dans un dispositif d’action coordonnée entre la Ville, la Préfecture et des associations, sous forme d’«expérimentation ». C’est le cas du modèle de « village d’insertion »,expérimenté pour la première fois à Aubervilliers en 2006109. Après une mission « d’enquête sociale », une partie des familles vivant dans un bidonville a reçu une proposition pour un hébergement dans le logement temporaire du « village »110, hébergement qui s’articule avec un suivi social délégué à une association. Le département de la Seine-Saint-Denis a participé à la mise en avant de ce dispositif : après Aubervilliers, c’est à Saint-Denis et à Saint-Ouen que ces villages sont mis en place dans la continuité d’expulsions de bidonvilles. Le village d’insertion est un projet construit pour les habitant·es de bidonvilles définis, et visés par la destruction : c’est « une conséquence d’une politique d’élimination de cette forme d’habitat » (Costil et Roche 2015:

69). Les conditions de vie dans les villages d’insertion varient111. À Montreuil, une Maîtrise d’œuvre urbaine et sociale112 (MOUS) mise en place à partir de 2009 divise les familles sur deux sites principaux, gérés par deux opérateurs aux politiques très différentes. D’un côté, l’association Rue et Cités assure un suivi orienté autour de l’accès au droit commun, tout en rejetant l’idée d’une approche par la « responsabilisation » des familles. De l’autre,

109 Ce projet s’inscrit dans le cadre d’une aide financière votée par la Région Ile-de-France en 2005, « aide à l’éradication des bidonvilles » pour soutenir les frais d’équipement de sites d’hébergement. L’aide présente trois conditions : relogement provisoire hors site dans des constructions modulaires ou des bâtiments désaffectés, un accompagnement social pour ces personnes, et un seuil maximum de 80 personnes.

110 Un « village » est constitué de constructions modulaires, soit des préfabriqués soit des caravanes, ou peut s’organiser dans un bâtiment désaffecté, comme c’est le cas dans une ancienne gendarmerie à Saint-Maur (94).

Olivier Legros (Legros 2011) fait un parallèle avec la description proposée par Colette Pétonnet des cités de transit : « on construit des cités d’urgence, provisoires, en matériaux légers, au loyer modique (…), simples rez-de-chaussée accolés en ligne et équipe d’un confort minimal » (Pétonnet 1985 : 140).

111 Voir le travail d’Olivier Legros pour un aperçu des critiques du modèle « village d’insertion ». Un aspect clé de la critique est la sélection opérée – drastique et aux critères parfois opaques pour les familles (à Saint-Ouen par exemple, sur 94 familles, seules 24 sont sélectionnées). Par l’accueil d’un petit nombre et l’éloignement des autres, le « village » participe à libérer les terrains qui vont servir pour des opérations d’urbanisme, et renforcent les opérations de dissimulation de la « pauvreté étrangère ». Ces villages sont souvent construits dans des espaces peu accessibles ou passants des communes, zones fermées et dissimulées derrières des palissades et grilles.

112 La Maîtrise d’œuvre Urbaine et Sociale est un dispositif dont l’objectif est de promouvoir l’accès au logement des personnes et familles défavorisées, qui réunit des acteurs étatiques et des collectivités territoriales pour mener à bien des missions précises. Elle fait l’objet d’un appel à projet, et l’opérateur sélectionné pour la mise en œuvre de la mission signe une convention avec les différentes parties prenantes.

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l’association Logement Jeunes 93 (ALJ 93) a choisi un règlement de vie nettement plus strict, avec gardiennage du site jour et nuit, et interdiction d’héberger sur le site tout parent ou ami (Benarrosh-Orsoni 2011).

Le bricolage peut traduire des efforts d’intégration, mais cela peut aussi conduire à des procédures d’expulsions, des reconduites à la frontière et des discours d’une hostilité très marquée. En 2003, une expulsion à Montreuil, présentée comme la 5ème expulsion de Roms depuis celle de Choisy-le-Roi en décembre 2002, fait l’objet d’une vive critique publiée par Claire Lévy-Vroelant et Jérôme Segal dans Les Temps modernes. Ils dénoncent la décision qui, le 14 avril 2003, met à la rue 150 Roms originaires de Roumanie, et vient brutalement mettre en danger les efforts de scolarisation, d’accès aux soins, d’alphabétisation, entre autres démarches entamées par un collectif de soutien, une association et quelques élus locaux. Les auteurs retiennent la violence de cette expulsion, qualifiée de « véritable rafle » qui réduit en débris les rares biens dont disposaient les familles (Lévy-Vroelant et Segal 2003).

Il manque une orientation nationale claire. Cette frustration est celle exprimée par six maires de Plaine Commune113, plus à l’ouest de la Seine-Saint-Denis. Dans une déclaration adressée au Premier ministre le 26 juin 2003, ces maires en appellent directement

« au plus haut niveau de l’État qui ne saurait plus longtemps prétendre ignorer ce drame et laisser les collectivités se débrouiller dans l’urgence et sous la pression de tous, gérer seuls une question brûlante qui n’est d’abord pas locale mais nationale, et même européenne » (cité dans Costil et Roche 2015: 70).

Ces élus cherchent à changer l’échelle de leur indignation, et alertent sur le poids croissant que les bidonvilles représentent pour certaines communes. Il y a une pression de plus en plus forte pour que la politique nationale investisse ce « problème » et sujet brûlant.

1.2 Une première réponse nationale par le démantèlement et l’expulsion

C’est à la suite au discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy, alors Président de la République, que l’État émet une circulaire dans le but de cadrer ces actions d’évacuation et d’expulsion. Le 30 juillet 2010, Nicolas Sarkozy déclare :

113 Plaine Commune est une structure intercommunale française qui réunit depuis le 1er janvier 2016 neuf communes de la Seine-Saint-Denis : Aubervilliers, La Courneuve, Epinay-sur-Seine, L’Île-Saint-Denis, Pierrefitte-sur-Seine, Saint-Denis, Saint-Ouen-sur-Seine, Stains et Villetaneuse.

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« Enfin, il faut le reconnaître, je me dois de le dire, nous subissons les conséquences de 50 années d’immigration insuffisamment régulée qui ont abouti à un échec de l’intégration.

[…] Et c’est dans cet esprit d’ailleurs que j’ai demandé au ministre de l’Intérieur de mettre un terme aux implantations sauvages des campements de Roms.

[…] Nous allons procéder d’ici fin septembre au démantèlement de l’ensemble des camps qui font l’objet d’une décision de justice. Là où cette décision n’a pas encore été prise, nous engagerons des démarches pour qu’elle intervienne le plus rapidement possible. Dans les trois mois, la moitié de ces implantations sauvages auront disparu du territoire français. Je souhaite également que dès l’automne prochain, nous réformions la loi applicable à ce type de situation. La décision d’évacuer les campements sera prise sous la seule responsabilité des préfets et leur destruction interviendra par référé du tribunal de grande instance, dans un délai bref. Nos compatriotes attendent que nous assumions nos responsabilités. »114

Deux semaines après le discours de Grenoble, Brice Hortefeux annoncera que 40 bidonvilles ont été détruits, et ce sera 88 lors de ses annonces le 22 août (Parker 2012). Le 5 août 2010, le préfet Michel Bart signe un document qui énonce

« le Président de la République a fixé des objectifs précis, le 28 juillet dernier, pour l’évacuation des campements illicites : 300 campements ou implantations illicites devront avoir été évacués d’ici 3 mois, en priorité ceux des Roms. Dans son discours de Grenoble, le 30 juillet dernier, le Président de la République a demandé de procéder d’ici la fin septembre au démantèlement des camps»115.

C’est un document qui articule trois volets : évacuation, démantèlement, reconduite ; mais il n’y a pas de mention de protection ou hébergement pour les personnes évacuées. Assez logiquement, le terme de « vulnérable » n’apparaît pas, et il n’y a aucune référence à la situation économique, sociale ou sanitaire dans laquelle se trouvent les habitant·es des « campements illicites ». C’est aussi un document qui provoque une forte polémique, en ciblant explicitement les Roms. Au niveau national, des ONG et associations dénoncent ce texte, comme le GISTI et la LDH, et la dénonciation s’exporte aussi au-delà des frontières. Viviane Reding, commissaire européenne chargée de la justice, prend ouvertement position contre Nicolas Sarkozy et son ciblage des Roms116.

114 L’intégralité du discours est retranscrit sur Lefigaro.fr, https://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/2014/03/27/25001-20140327ARTFIG00084-le-discours-de-grenoble-de-nicolas-sarkozy.php

115 Cette circulaire sera annulée, mais le texte reste disponible, par exemple sur le site du Gisti http://www.gisti.org/spip.php?article2042

116 Dans un discours prononcé le 14 septembre, elle note avoir été « personnellement choquée par des circonstances qui donnent l’impression que des personnes sont renvoyées d’un État membre uniquement parce qu’elles appartiennent à une certaine minorité ethnique. Je pensais que l’Europe ne serait plus le témoin de ce genre de situation après la Second Guerre mondiale. »

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Malgré la polémique, le rythme des expulsions est soutenu. Deux semaines après le discours de Grenoble, Brice Hortefeux annoncera que 40 bidonvilles ont été détruits, et ce sera 88 lors de ses annonces le 22 août (Parker 2012). Toutefois, Hortefeux signe le 13 septembre 2010 une circulaire cherchant à minimiser l’erreur d’août, c’est-à-dire avoir ouvertement fait référence aux Roms, ce qui entrave leurs droits en spécifiant un groupe dans le cadre d’une action d’évacuation. Désormais, il convient de préciser : « ces évacuations de campements illicites doivent concerner […] toute installation illégale, quels qu’en soient les occupants. » Si certaines collectivités locales cherchent à éviter l’association avec le gouvernement dans ce positionnement, pour d’autres ces politiques d’expulsion sont mises en avant avec des visées électoralistes. Les décideurs politiques veulent témoigner de leurs actions pour résoudre le

« problème Rom » (Vitale 2015). En mai 2015, dans le cadre des élections régionales, Valérie Pécresse, qui sera élue présidente de la région Île-de-France au mois de décembre 2015, se fait filmer dans les débris restant de la destruction d’un bidonville et déclare, un balai à la main :

« Avec cette opération, coup de balai, vous l’avez compris, nous voulons une région propre. »117 La circulaire de 2010 donne un cadre à des pratiques désorganisées et divergentes - les procédures se normalisent. Il y a différents cas d’expulsion : l’expulsion dite de « flagrant délit », qui intervient dans l’immédiateté de l’installation et sans décision de justice ; l’expulsion à la suite d’une décision de la préfecture ou de la mairie ; l’expulsion en vertu d’une décision de justice prise à la demande du propriétaire. 85 % des expulsions pendant la période de 2010 à 2012 ne sont jamais suivies de propositions de relogement, même temporaire (Aguilera 2017). Les pelleteuses « entrent en action, attrapent les baraques, plient, retournent, écrasent, arasent » (Fassin et al. 2014: 98), en broyant les affaires qui y restent ; tandis que les personnes qui perdent leurs affaires et leur stabilité cherchent des terrains où se réinstaller.

L’expulsion, opérant par l’évacuation et le démantèlement, et sans être associée à une proposition de relogement, ne fait que déplacer le « problème », encore et encore.

Il y a des coûts sociaux, politiques et humains pour les habitant·es chassé·es – les efforts d’insertion sont cassés à chaque évacuation. Il y a aussi des coûts pour l’État, puisque le Perou (Pôle d’exploration des Ressources Urbaines) chiffre la destruction du bidonville à 300 000 euros. Les habitant·es sont repoussé·es d’une commune à l’autre comme une « patate chaude », sans qu’aucun responsable direct du drame soit clairement désigné. Ceci peut même se traduire

117 https://www.bondyblog.fr/politique/pour-en-finir-avec-la-deshumanisation-des-rroms-en-france

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dans les pratiques des forces de l’ordre qui accompagnent les familles expulsées vers des gares, de tram ou de RER, avec le but explicite de les éloigner de la commune. En 2009, une expulsion à Massy s’est prolongée du terrain vers la gare de RER, où les personnes qui venaient de perdre leur domicile ont reçu l’ordre de rester dans le RER jusqu’à la gare de Corbeil-Essonnes118. A Saint-Denis, en septembre 2011, des CRS ont forcé les Roms expulsés d’un terrain appartenant à l’État vers le tram, en les escortant jusqu’au terminus de Noisy-le-Sec, et ensuite à nouveau vers la gare de RER E, pour des trains en direction de Chelles ou Tournan119.