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L’oubli du genre dans les études scientifiques de la « question rom »

LE GENRE DES INDESIRABLES

1. L’oubli du genre dans les études scientifiques de la « question rom »

Bien que partie prenante d’un mouvement de l’Est à l’Ouest, la migration des Roms connaît une visibilité autre que celle des Roumains non-Roms. Cette mobilité fait l’objet d’une surexposition médiatique et politique, et cristallise des tensions autour d’enjeux liés aux droits des minorités, à l’intégration, et à la sécurité pour l’Union Européenne. En France, où sont ravivés les mythes des Roms comme un peuple nomade et sans ancrage, les raisons économiques de la migration disparaissent sous les flots d’explications culturelles et ethniques d’une mobilité perçue comme parasitaire.

La focalisation sur la migration des Roms sous l’angle ethnique plutôt que social fait rapidement l’objet de critiques dans le champ académique (Olivera 2011). L’angle ethnique servirait à masquer les difficultés structurelles que rencontrent ces familles, notamment dans la période des mesures transitoires qui bloquent l’accès à l’emploi pour les ressortissant·es bulgares et roumain·es. Derrière un discours ethnicisant, on relègue à une explication culturelle ou ethnique un « goût » pour la vie dans le bidonville et une incapacité à s’intégrer (E. Fassin et al. 2014). Ainsi, l’absence de politique de logement, les lacunes du secteur médico-social, les difficultés pour obtenir un emploi n’entrent pas dans le discours qui s’oriente uniquement sur les « choix » d’une population « vouée » à l’errance et l’asociabilité.

Les approches critiques de cette construction d’un problème public se sont principalement concentrées sur une sortie de l’ethnicité pour rendre visible la logique raciale à l’œuvre, souligner la diversité sociale des personnes désignées comme « migrant·es roms », ou préciser la problématique spatiale, centrale dans les politiques visant à contrôler et limiter cette migration. C’est à partir d’un retour sur ces approches que je relève l’absence quasi-générale d’une prise en considération des rapports de genre, aussi bien dans la manière dont le genre pourrait être instrumentalisé dans un discours de rejet, ou ce que le genre révèle des divers rôles occupés et attendus chez les Roms qui viennent s’installer en France.

1.1 Les logiques spatiales de gestion des indésirables

Pour Olivier Legros et Tommaso Vitale, la « question rom » est essentiellement une question urbaine, dans la mesure où les politiques mises en œuvre se concentrent sur un contrôle de la présence des étrangers dans la ville par des opérations « spatiales » de répression,

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regroupement, et expulsion des groupes désignés comme « indésirables » (Legros et Vitale, 2011). Des supposées « spécificités culturelles » viennent ainsi conforter des processus de ségrégation urbaine et de marginalisation spatiale à l’œuvre (Doytcheva 2015). Cette lecture rejoint une réflexion plus large sur la manière dont la place des « indésirables » est devenue une question urbaine, même si le terme utilisé pour les désigner varie :

« Les notions de ‘surnuméraires’ (M. Davis), de ‘déchets humains’ (Z. Bauman), de

‘vie nue’ (W. Benjamin, G. Agamben) ou de ‘parias’(E. Varikas, L. Wacquant), notamment, sont utilisées par ces auteurs pour décrire divers phénomènes convergents et actuels d’exclusion sociologique et de mise à l’écart spatiale. » (Agier 2008: 33-34)

De nombreuses familles étrangères se tournent vers des formes précaires d’habitat faute d’avoir accès au logement classique, et ce sous l’effet de politiques migratoires génératrices de situations administratives complexes et de politiques de logement aboutissant à une pénurie (Fontaine, Roche, et Teppe 2016). L’analyse spatiale de la construction des Roms comme figures indésirables se tourne donc logiquement vers les expériences de logement et d’hébergement, dans la mesure où la production de l’indésirabilité se situe au niveau des « espaces de contingentement, de refoulement ou encore de […] maintien en mouvement » (Bernardot 2011:101).

Le bidonville est « une offense à la ville, à l’esthétique et aux valeurs de la ville » (Sayad et Dupuy 1995: 47). Insupportable dans le projet de ville moderne et salubre, sa présence dans certains quartiers produit une très forte hostilité de la part du voisinage. Cette hostilité entre dans le registre de justifications des opérations d’évacuation et de destruction de ces lieux de vie organisées par les autorités publiques.

« Manifestement, la présence du bidonville constitue, comme la présence des mendiants, une épreuve visuelle pour les passants et pour les riverains qui vont réagir.

Si l’évitement est une stratégie récurrente dans une situation jugée problématique, les personnes en question peuvent aussi dénoncer les nuisances liées à l’existence d’un campement ou d’un bidonville (déchets humains, fumées et feux, odeurs, bruits, allées et venues, etc.) » (Legros, 2010 : 88)

Les opérations d’expulsion et de destruction des bidonvilles, sans propositions d’hébergement ou de logement pour les habitant·es qui se retrouvent à la rue, font partie d’une opération de police qui implique « 1) d’identifier les indésirables à un moment donné, dans un contexte donné, en leur donnant des noms de populations spécifiques, 2) de les « contenir » en les tenant à l’écart » (Agier 2008 : 34). En Ile-de-France, le projet de société autour du Grand

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Paris participe activement aux actions de répressions de l’habitat informel, en conduisant des expulsions sur des terrains aux marges de la ville devenus propices à la spéculation immobilière.

Alors que les friches urbaines du nord de Paris prennent une nouvelle valeur, comme c’est le cas à la frontière entre Saint-Denis et Aubervilliers dans le cadre du projet du Campus Condorcet, les bidonvilles qui y sont installés deviennent une entrave au développement urbain (Legros 2010).

Les deux bidonvilles où j’ai mené une enquête ethnographique, que j’ai nommés bidonville des Chênes et bidonville des Buissons, ont été pris dans ces mêmes considérations de développement urbain et de pression des promoteurs pour accélérer la métamorphose des quartiers d’implantation par la destruction des habitats informels et la disparition de ceux et celles qui y habitent. Dans le cas du bidonville des Chênes, il s’agissait de la pression des nouvelles lignes de transport du Grand Paris : le bidonville occupait un espace très proche d’une future gare, et désigné comme utile dans le cadre du chantier. La semaine de sa destruction, à l’automne 2018, j’ai reçu une invitation à une grande fête pour l’ensemble des riverain·es appelant à célébrer le lancement du chantier. L’ensemble des riverain·es, sauf les Roms, qui ne sont jamais considéré·es comme habitant·es de cette commune, et seront forcé·es à en disparaître. Le bidonville des Buissons faisait lui obstacle à des constructions de nouveaux logements, destinés en majorité aux ménages parisiens dépassés par les prix des logements dans Paris intra-muros, et prêts à traverser le périphérique pour des prix plus abordables dans une ville de la Seine-Saint-Denis qui misait beaucoup sur ces futures arrivées.

1.2 Dénoncer la logique raciale d’exclusion

Une autre lecture de la question rom s’est concentrée sur la construction raciale des Roms comme figure d’altérité, et le rôle de la race dans les décisions publiques et la planification urbaine. Ce rôle apparaît de manière saillante pendant l’été 2010. À la suite de violences survenues à Saint-Aignan, le président de la République annonce en Conseil des ministres la tenue d’une réunion le 28 juillet à l’Élysée sur « les problèmes que posent les comportements de certains parmi les gens du voyage et les Roms ». Le 30 juillet, Nicolas Sarkozy déclare dans un discours tenu à Grenoble qu’il faut faire la guerre à l’insécurité et à l’immigration, et pour agir de toute urgence contre les « implantations sauvages de campements de Roms ». Cela conduira à une circulaire ministérielle le 5 août qui vise en priorité lesdits campements des Roms, en ciblant ouvertement un groupe en opposition avec les principes de la République française. Cette « séquence anti-Rom « (Amselle 2011) engage le gouvernement

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dans une stigmatisation marquée des Roms. Dans la mesure où le discours de Grenoble prononcé par Nicolas Sarkozy vient à produire « un amalgame entre délinquance et immigration, échec scolaire et démission parentale, itinérance et illégalité » (Canut et Hobé 2011:12) et cible directement les Roms, l’enjeu de cette séquence est de créer une minorité à laquelle on peut ensuite reprocher son manque d’efforts pour l’intégration, et justifier son exclusion.

Cette logique raciale agit au niveau européen. Malgré les efforts des institutions européennes pour valoriser et appeler à protéger cette minorité, réunie autour d’une identité commune, Etienne Balibar dénonce une structure « d’apartheid européen » (Balibar 2011) qui se repose aussi sur ce processus de catégorisation, à laquelle participe la question régulière des

« origines » des Roms, et des réponses qui orientent vers d’autres continents que l’Europe.

L’origine indienne des Roms sert à souligner leur extranéité, et ce dans un argumentaire mobilisant une logique raciale. Les Roms cristallisent ainsi et sont la cible de sentiments xénophobes intra-européens (Doytcheva 2016).

Dans Roms et Riverains (2014), Éric Fassin décortique une logique raciale d’exclusion dans la production de cette « question rom », où le cœur du problème n’est pas ce que subissent les Roms qui vivent dans les marges des grandes villes françaises, mais ce qu’ils sont. Les Roms sont rendus responsables du « problème » que les politiques construisent à leur égard, et ce aussi bien de la part d’un gouvernement de droite (sous Nicolas Sarkozy) que du gouvernement de gauche (sous François Hollande) qui le suivra.

L’enjeu des reproches qu’on leur adresse en matière d’hygiène pour ceux et celles qui vivent dans des bidonvilles est une illustration du mécanisme par lequel on les rend responsables de leur situation : les municipalités refusent l’installation de l’eau courante ou des sanitaires, et se positionnent comme des « témoin[s] impuissant[s] et non acteur[s] décisif[s] de la dégradation des conditions d’hygiène » (Fassin et al. 2014: 39), tandis que les riverain·es et les médias accumulent des reproches envers les Roms sur les conditions d’hygiène, sur l’odeur, sur les toilettes en plein air. Éric Fassin rapporte à ce propos la remarque d’une riveraine d’un bidonville dans l’Essonne, vivant à proximité de l’espace « toilettes » aménagé par les habitant·es, et qui illustre bien à qui on adresse la faute de la situation d’absence de toilettes sèches : « Les Roms, ils crottent [en plein air], c’est pas comme vous et moi. » (ibid.).

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Le processus de racisation permet selon Etienne Balibar de « masquer l’exclusion ou la naturalisation » en attribuant à des sujets « un type d’humanité inférieure, inachevée ou déficiente » (Balibar 2007 :165). En pointant des différences construites comme naturelles, le racisme envers les Roms invoque des traits et caractéristiques négatifs comme la saleté, un mode de vie parasitaire, ou la délinquance, afin d’asseoir une frontière entre « eux » et un

« nous » majoritaire. L’antitsiganisme, dernière forme acceptable de racisme selon Aidan McGarry (McGarry 2017) est « la haine ou la peur des personnes perçues comme étant Roms, Tsiganes ou « du voyage » et implique l’attribution négative de l’identité d’un groupe »35, qui justifie par la suite marginalisation, persécution et violences. En déshumanisation les Roms,

« le racisme à leur égard n’est pas seulement une frontière qui rassure le majoritaire quant à sa propre position du côté des privilégiés ; il autorise également le traitement différentiel de cette population » (Potot 2016: 215).

Éric Fassin s’attarde pour comprendre cette déshumanisation sur une « condition néolibérale » qui cherche à donner une valeur à tout. Que se passe-t-il alors pour ceux et celles dont la vie est construite comme étant sans valeur ? En s’inspirant d’une analyse foucaldienne du biopouvoir, le racisme est ici compris comme étant « à l’origine d’un régime original de biopouvoir inventé par la gouvernementalité néolibérale à l’égard des Roms » (Doytcheva 2015). La position attribuée aux Roms se situe à l’intersection du capitalisme et du racisme, qui

« racialise [les Roms] discursivement en affirmant qu’ils sont sous-humains ou des non-personnes puisqu’ils ne rentrent pas dans la position du sujet idéal-typique ordonnée par l’ordre néolibéral » (Vincze 2014: 448, ma traduction). La politique de la race contribue à constituer les Roms en « figure économique du déchet » (E. Fassin 2014), et justifie le traitement que le gouvernement leur inflige.

1.3 Le « problème rom » a-t-il un genre ?

La construction d’un « problème » de la migration rom en France a largement traité les Roms comme un groupe homogène, afin de le rendre problématique. Les analyses qui critiquent ce regard englobant ont tendance à mettre de côté le genre dans ce qui permet d’expliciter la diversité rom roumaine (Olivera 2009), ou de mieux comprendre la manière dont le

« problème » a été construit.

35 http://fellows.rfiea.fr/dossier/le-racisme-contemporain-en-europe/article/racisme-anti-roms-un-heritage-du-processus-de

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Il y a toutefois une analyse qui fait figure d’exception, celle proposée par Marion Dalibert et Milena Doytcheva en 2014. À partir de l’étude d’un corpus d’articles de la presse nationale36, sur la période de 2008 à 2012, Marion Dalibert et Milena Doytcheva explorent le traitement médiatique de la présence des migrant·es identifié·es comme Roms en France, et concluent que le marquage social dont ces migrant·es font l’objet passe notamment par l’assignation à un genre déviant. La presse opère des catégorisations qui produisent une distinction entre un « nous » et les « Autres », que Dalibert et Doytcheva analysent à partir d’une affiliation constante à un territoire et un marquage ethno-racial par le genre. Le genre jouerait ici le rôle d’axe de distinction entre les hommes Roms, désignés comme coupables, déviants, criminels, et les femmes, passives et enfermées dans le carcan rigide d’un schéma conjugal traditionnel. Ainsi, « assujetties à leur époux, elles élèvent de nombreux enfants et sont contraintes à la reproduction » (Dalibert et Doytcheva 2014 : 84).

Comme pour d’autres groupes minoritaires en France, les auteures retrouvent dans le corpus l’assignation des hommes à une masculinité viriliste, et l’assignation des femmes à une situation de soumission. Par cette double assignation, le traitement des Roms se rapprocherait des discours dénoncés par Christelle Hamel dans son étude sur la construction du port de voile comme problème social. Les arguments mobilisés sollicitent les droits des femmes, et la mise en évidence de la domination masculine « chez l’Autre », où la femme est victime de sa religion (Benelli et al. 2006). Christelle Hamel critique les analogies créées entre la violence sexiste et les communautés des migrant·es (Hamel 2005). Lorsque les médias et les politiques abordent les pratiques sexistes dans les « quartiers », ils participent à l’élaboration d’une frontière entre le sexisme ordinaire et le sexisme identitaire. Par exemple, on laisse entendre que le taux de violences conjugales, et de violences envers les femmes de manière plus large, est plus important chez les migrant·es que dans le reste de la société.

Les Roms seraient-ils des migrant·es « comme les Autres » dans ce cas, c’est-à-dire appréhendés à partir des mêmes assignations genrées ? Pour Marion Dalibert et Milena Doytcheva, lorsque le travail des femmes est mentionné dans un article de presse, il s’agit d’activités de ménage, ou de mendicité. Les femmes sont présentées comme étant contraintes de mendier du fait de leur couple, plutôt que d’une situation où les mesures transitoires et les

36 Presse qualifiée « de référence » : Le Figaro, Le Monde, Libération, pour un corpus de 650 articles.

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barrières linguistiques et scolaires compliquaient l’accès aux emplois qualifiés. L’analyse présentée dans la dernière sous-section de leur article vient identifier des mécanismes similaires à ceux utilisés dans l’altérisation d’autres groupes minoritaires, mécanismes qui s’appuient sur des identités de genre perçues ou assignées.

Les rapports de genre nous éclairent ainsi sur les rouages de la « question rom », dans la mesure où cette question active des mécanismes de stigmatisation ou d’assignation genrés.

Les rapports de genre peuvent aussi être sollicités dans l’étude de la migration des Roms, dans une perspective qui se situe moins du côté des discours politiques et plus du côté des individus en migration. En 2016, la géographe Céline Bergeon invitait à faire le lien entre l’étude des expériences de la migration des Roms en France et la littérature sur le genre en migration, dans le contexte de son étude sur les espaces associatifs où s’investissement les femmes roms :

« La migration peut être alors considérée comme un révélateur des transformations des modèles familiaux traditionnels où la femme joue un rôle de plus en plus fondamental dans les processus d’insertion locale et dans le maintien de l’unité familiale. Par leurs différents investissements, ces femmes roms migrantes participent, de fait, à la légitimation de la présence familiale et révèlent des ancrages locaux, très souvent méconnus » (Bergeon 2016 : 106)

Mon travail est animé par un constat similaire de la migration et son potentiel de transformation. J’ancre ma thèse dans une volonté d’étudier les rapports de genre chez les Roms qui migrent en France, et de considérer ce que la migration bouscule, sédimente ou invente dans le quotidien des femmes. C’est à partir de la migration que je souhaite étudier les rôles sociaux et politiques qu’occupent les femmes roms roumaines en France aujourd’hui.