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VULNERABILITE(S) FACE A UNE POLITIQUE D’EXPULSION

2. La reconnaissance des personnes vulnérables

« Désormais, pour parodier Pierre Bourdieu, la vulnérabilité est partout » (Le Blanc 2019). La vulnérabilité devient au cours des années 2000 une catégorie d’action publique, remplaçant l’exclusion et privilégiant l’échelle de l’individu et de sa souffrance (Soulet 2005).

Dans les domaines sociaux et sanitaires, l’action publique cible des personnes vulnérables, notamment les enfants (Brodiez-Dolino 2015). En 2005, la commission « Familles, vulnérabilité, pauvreté » est créée afin de cibler la pauvreté des enfants, à l’intersection de plusieurs vulnérabilités. La vulnérabilité dans les parcours d’adolescents et de jeunes adultes est aussi mise en avant, tout comme dans les situations de handicap. Au niveau européen, la vulnérabilité fait aussi son apparition dans les réformes du droit d’asile. L’article 21 de la directive « Accueil » stipule :

« dans leur droit national transposant la présente directive, les États membres tiennent compte de la situation particulière des personnes vulnérables, telles que les mineurs, les mineurs non accompagnés, les handicapés, les personnes âgées, les femmes enceintes, les parents isolés accompagnés d’enfants mineurs, les victimes de la traite des êtres humains, les personnes ayant des maladies graves, les personnes souffrant de troubles mentaux et les personnes qui ont subi des tortures, des viols ou d’autres formes graves de violence psychologique, physique ou sexuelle, par exemple les victimes de mutilation génitale féminine. »120

118 Romeurope, Rapport sur la situation des Roms migrants en France, Septembre 2010.

119 Audrey Garric, « Malaise à la RATP après une expulsion de Roms », Le Monde, 1er septembre 2011.

A la suite de cette dernière affaire, Claudia Charles, du Gisti, explique à la journaliste Audrey Garric que « la préfecture voulait visiblement faire du chiffre : évacuer un terrain squatté et s’assurer que les Roms n’aillent pas s’installer dans une commune voisine en les éloignant géographiquement. Elle souhaite montrer qu’elle lutte contre une délinquance théorique des Roms, mais en réalité, elle ne fait que déplacer le problème. »

120 Directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale.

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La notion de vulnérabilité est corrélée à la mise à disposition d’hébergement ou de prise en charge matérielle : être qualifié ou non de vulnérable pourrait donc avoir des conséquences importantes en termes d’accès à certains droits. C’est une appréciation à l’échelle individuelle, qui mène à une prise en charge au cas par cas (Frigoli 2009), plutôt que de viser des dispositifs qui aident à l’émancipation d’un groupe (Brodiez-Dolino 2015). Par la force d’une mobilisation associative et le travail de certains acteurs publics comme la Dihal, il y a eu un pivot dans la stratégie gouvernementale, conduisant vers une reconnaissance progressive du bidonville comme relevant d’une situation de mal-logement, comme dans une approche adoptée par les politiques des années 1960 et 1970. Malgré ce pivot, la logique d’expulsion n’est pas entièrement remise en cause. Une tension s’installe entre évacuation et mise à l’abri, et la vulnérabilité se retrouve mobilisée de manière de plus en plus visible, comme catégorie de protection, ainsi qu’outil de tri des populations.

2.1 Apparition de la vulnérabilité dans la circulaire de 2012

L’été 2012 s’accompagne d’une intensification des expulsions de bidonvilles, soutenue par le Ministre de l’Intérieur Manuel Valls, dont la politique s’articule autour de trois arguments : l’évacuation des terrains est une impérieuse nécessité de sécurité, l’évacuation est réclamée par les riverain·es, et les préfets doivent appliquer les décisions de justice (G. Cousin 2013). Les expulsions de l’été 2012 reçoivent une importante attention médiatique, et « les médias locaux puis nationaux relatent presque quotidiennement des évacuations » (ibid.). En août, un communiqué de presse conjoint de Romeurope et la Fédération Nationale des Associations d’Accueil et de Réinsertion Sociale (FNARS) intitulé « Deux après le discours de Grenoble : à quand le changement » dénonce la situation, et rappelle les promesses de campagne de François Hollande sur les alternatives devant accompagnement le démantèlement des « campements insalubres ».

Une nouvelle circulaire émerge alors de cette crise médiatique. Signée le 26 août 2012, elle affirme un changement de cap : le maintien des évacuations121, tout en ouvrant un espace de coordination en faveur de l’accompagnement social des familles. Elle propose une réponse aux critiques émanant des associations et des institutions européennes :

121 Le volet expulsion reste fortement mis en œuvre : en Ile-de-France, pour un peu moins de 40 expulsions en 2012, on passe à près de 80 en 2013 (Aguilera, 2017).

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« le gouvernement Ayrault cherche ainsi à se démarquer du gouvernement précédent en envisageant des mesures d’accompagnement qui visent l’hébergement et, plus largement, l’insertion sociale et économique des personnes en habitat précaire. » (Legros 2014 : 272)

Cette circulaire qui présente des éléments de rupture et de continuité avec la politique du gouvernement précédent - « la circulaire allie donc explicitement deux niveaux d’action inhérents à toute politique de résorption : raser les bidonvilles, accompagner des populations. » (Aguilera, 2017 : 77). La circulaire prévoit une chronologie entre l’installation et une évacuation, au cours de laquelle se met en place un diagnostic social des familles, et un travail social individualisé. Ainsi, la circulaire s’organise autour des étapes nécessaires pour éradiquer les bidonvilles et intégrer ceux qui y vivent. Dans cette circulaire, quatre axes sont définis : (1) mobiliser les services de l’État et les acteurs locaux concernés ; (2) établir un diagnostic ; (3) mettre en place un accompagnement ; (4) mobiliser les moyens disponibles.

Le diagnostic social est la principale nouveauté de la circulaire : elle introduit au préalable une collecte d’informations pour construire l’action de l’État (G. Cousin 2013). Pour travailler avec les dispositifs en place, « les préfets sont ainsi chargés d’établir des bases de données sur les populations résidant dans les campements en établissant des diagnostics collectifs et individualisés afin de faciliter la mise en place des solutions d’hébergement. » (Aguilera 2017 :177). En Ile-de-France, la réalisation des diagnostics sociaux est confiée à l’opérateur historique Adoma122, remplacé en 2018 par l’association Acina.

C’est dans cette circulaire qu’on voit apparaître la première référence explicite à la vulnérabilité : le terme vulnérable apparaît une fois dans la circulaire du 26 août 2012, à la quatrième page, au sujet du recours à l’hébergement d’urgence préalablement à l’évacuation, il est indiqué qu’une « attention particulière doit être portée aux personnes les plus vulnérables.»123

Il est intéressant de noter ici la manière dont la vulnérabilité intervient pour créer des distinctions entre habitant·es du bidonville : tous et toutes ne sont pas reconnu·es comme

122 Anciennement Sonacotra, qui depuis 1963 facilite l’accès au logement pour les travailleurs immigrés, après avoir été créée en 1956 comme Société nationale de construction pour les travailleurs algériens. Pour Françoise de Barros, cette société vise par les relogements proposés à lutter contre les mobilisations qui s’organisent alors dans les bidonvilles (De Barros 2012).

123 http://www.gouvernement.fr/sites/default/files/contenu/piece-jointe/2014/09/2_dihal_circulaire_du_26_aout_2012.pdf

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vulnérables. La vulnérabilité est ici envisagée dans une lecture plus restreinte, et devient alors un élément de tri entre les personnes vivant sur le bidonville. Les personnes les plus vulnérables envisagées par la circulaire relèvent de la définition du droit pénal, qui fait de la vulnérabilité la propriété sociale d’un ou une individu (Lévy-Vroélant et al. 2015).

Pour Olivier Legros, la circulaire de 2012 jette les bases « du premier régime d’hospitalité publique dédiée aux migrants « roms » à l’échelle nationale » (Legros 2019 :30), régime d’hospitalité publique au sens d’Anne Gotman, c’est-à-dire un ensemble de pratiques et de règles permettant aux « maîtres de maison » de faire le tri parmi les habitants des bidonvilles, pour en aider certains, tout en éloignant les indésirables. L’attention accrue des acteur·ices associatif·ves à la reconnaissance de la vulnérabilité, et à l’importance d’un accompagnement qui peine trop souvent à se mettre en place, conduit à un discours très critique envers les préfectures et l’application de la circulaire du 26 août 2012. Pour Clotilde Bonnemason, salariée de Romeurope, le constat est clair : les mesures prévues par la circulaire de 2012 ne sont pas suffisamment mises en œuvre. Le projet de prise en charge des vulnérables par le diagnostic social est un échec du fait de sa faible application, et de nombreuses disparités selon les territoires124.

Ces disparités territoriales sont l’expression de la place accordée aux préfets, qui

« demeurent les principaux pilotes de l’action locale (Legros 2014 : 282). Olivier Legros contraste en 2014 le moratoire des évacuations décidé par le préfet de la Loire-Atlantique au lendemain de la signature de circulaire, avec la situation en Essonne où les opérations d’évacuation se poursuivre avec un rythme soutenu, y compris pendant l’hiver. Le rôle des élus locaux est aussi central pour décider ou non de lancer des procédures judiciaires, ou d’exécuter les décisions du tribunal. En Seine-Saint-Denis, Catherine Peyge, maire de Bobigny125, refuse d’engager des procédures d’expulsion des terrains municipaux occupés. L’évacuation de ces sites devient une promesse des listes d’oppositions pendant les municipales de 2014. Stéphane de Paoli, l’élu UDI qui lui succède comme maire entame avec rapidité les procédures visant l’expulsion des terrains municipaux occupés.

La circulaire de 2012 annonce un tournant d’accompagnement et de considérations des habitant·es de bidonvilles qui ne se matérialise pas suffisamment pour les acteur·ices

124 Présentation lors d’une réunion organisée par Profession Banlieues le 14.12.18.

125 Catherine Peyge est une élue du Parti communiste français, maire de la ville entre 2006 et 2014.

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associatif·ves. Après l’évacuation du bidonville de Saint-Ouen en novembre 2017, la Ligue des Droits de l’Homme reprend explicitement les termes de la circulaire de 2012 pour mieux contester l’expulsion :

« Une fois de plus l’État et les forces de police ont agi au mépris des recommandations qui figurent dans la circulaire interministérielle du 26 août 2012.

Les mois qui viennent de s’écouler n’ont vu aucune action pour mener un diagnostic social et rechercher des solutions alternatives. »126

La vulnérabilité devant conduire à une mise à l’abri est aussi explicitement mentionnée, ce qui illustre la circulation de cette catégorie :

« [La LDH] réclame un plan d’urgence pour les mal-logés en Ile-de-France et ailleurs en régions, la réquisition de tous les lieux pouvant permettre l’hébergement d’urgence, la mobilisation de tous les crédits et moyens disponibles pour effectuer un suivi social efficace des expulsés et pour mettre les personnes vulnérables à l’abri. »

La circulaire de 2012 souligne le besoin de protéger les habitant·es, mais n’attribue pas de moyens suffisamment clairs pour organiser cette protection. De plus, puisque la circulaire n’a aucune valeur normative, les préfets sont démunis pour obliger l’application des mesures d’accompagnement, pour ceux et celles qui souhaitent y investir des efforts. Alain Régnier, nommé délégué interministériel à l’hébergement et à l’accès au logement (Dihal) sous le mandat de Nicolas Sarkozy127, tenait auprès de Carine Fouteau des propos très critiques envers la politique du gouvernement en 2013 :

« Les élus […] certains font des choses, mais la plupart se défaussent sur leurs besoins. Quant aux préfets, ils se trouvent dans une position schizophrénique. On leur demande de mettre à l’abri les personnes démunies qu’ils vont ensuite devoir expulser. Ces injonctions contradictoires, ces incohérences des politiques publiques […] ont un coût. Évacuer un terrain peut être nécessaire. Mais c’est parfois aussi une perte de temps, une perte d’énergie et une perte en terme d’investissement social. » (Fouteau 2014: 102)

Un an seulement après la signature de la circulaire de 2013, la Dihal reconnaît les difficultés de sa mise en oeuvre, puisque « l’insuffisance d’anticipation et de proposition de solutions en amont des démantèlements [a mis] en échec le travail d’accompagnement et

126 Fédération de Seine-Saint-Denis de la Ligue des droits de l’Homme, « Évacuation du bidonville de Saint-Ouen : l’indignité érigée en système », 27 novembre 2017.

127 La démission d’Alain Régnier de son poste à la Dihal est annoncée pendant l’été 2014. Il est remplacé le 8 octobre 2014 par Sylvain Mathieu, qui occupe toujours ce poste.

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d’insertion qui a pu être engagé ainsi que la scolarisation des enfants. » (cité dans Cousin et Legros 2014). La promesse d’accompagnement social et de diagnostic des besoins a été largement ignorée, et les mises en œuvre de ce volet de la circulaire ont été insuffisantes et hétérogènes128.

2.2 L’instruction du 25 janvier 2018

Avant les élections de 2017, le candidat Emmanuel Macron affirmait auprès de l’association Romeurope qui l’avait interpellé au sujet de la situation des bidonvilles que

« la destruction sans solution alternative est une méthode aussi hypocrite que coûteuse et inefficace. Il revient donc à la puissance publique, en lien avec les habitants, les riverains et les associations de trouver des solutions avant chaque destruction ou évacuation, pour que celle-ci ne se traduise pas par la création simultanée d’un nouveau camp. »129

L’instruction du 25 janvier 2018, signée par huit ministres130, est le fruit du constat d’un

« échec » de cette politique d’évacuation, qui ne parvient pas à diminuer durablement les bidonvilles tout en précarisant visiblement les familles régulièrement expulsées, comme cela était régulièrement souligné par les associations et collectifs de soutien. Le texte de l’instruction annonce « une politique à la fois humaine et exigeante », qui vise à

« dépasser l’approche centrée sur les évacuations et d’inscrire l’intervention publique dans une dimension plus large, depuis l’implantation du campement jusqu’à sa disparition, en passant par la prévention des installations, et alliant à la fois programmes d’insertion en France, respect des lois de la République et du droit au séjour, actions de réinstallation dans le pays d’origine et coopération transnationale »131

Dans le texte de cette instruction, une référence à la vulnérabilité est présente dans l’axe 4, qui porte sur les financements. Au sujet des financements, la circulaire autorise le recours

« aux crédits d’État consacrés à la prévention de l’exclusion et à l’insertion des personnes vulnérables »132. Se posera donc à nouveau la question : qui dans le bidonville pourra intégrer

128 Défenseur des droits, Bilan d’application de la circulaire interministérielle du 26 août 2012 relative à l’anticipation et à l’accompagnement des opérations d’évacuation des campements illicites, Août 2012 – Mai 2013

129 Propos tenus en réponse à un courrier adressé par Romeurope à l’ensemble des candidats le 15 février 2017.

130 Ministre de l’Intérieur, garde des Sceaux, ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, ministre de la Cohésion des territoires, ministère des Solidarités et de la Santé, ministre du Travail, ministre de l’Éducation nationale et secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes.

131 Instruction n°TERL1736127J, p.3, http://circulaire.legifrance.gouv.fr/pdf/2018/01/cir_42949.pdf

132 http://circulaire.legifrance.gouv.fr/pdf/2018/01/cir_42949.pdf

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la catégorie des personnes vulnérables afin de bénéficier des dispositifs existants ? Ceci souligne par ailleurs la manière dont l’État a désormais une catégorie entière de financements dédiés au groupe des personnes dites vulnérables. L’objectif de résorption des bidonvilles est par ailleurs réaffirmé comme une priorité dans le cadre de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté du 13 septembre 2018.

Plus de précisions sur la protection des personnes vulnérables sont aussi disponibles dans l’axe 3 : « une attention toute particulière sera portée à la situation des enfants, au respect de leurs droits et de l’obligation scolaire à laquelle ils sont soumis dès 6 ans, quelle que soit leur nationalité, ainsi qu’à celle de femmes ». L’attention particulière ne souligne pas l’inscription des situations dans des dynamiques de fragilisation et de rapports de pouvoir, mais cible des individus. Tout comme pour les personnes vivant dans les bois parisiens étudiés par Gaspard Lion, « se dégage ainsi une conception de la vulnérabilité définie par des causes individuelles ou par l’absolu d’une condition, qui permet une prise en charge dépolitisée, de type humanitaire et/ou policière » (Lion 2015).

Comme en 2012, il y a une tension autour de ce qui est annoncé, et des moyens alloués à ces recommandations. L’impulsion voulue par l’instruction de 2018 est fragilisée par l’absence de moyens financiers mis à disposition des acteurs locaux ou régionaux. Le sous-préfet d’Ile-de-France Jérôme Normand écrivait en juin 2019 :

« le constat que j’ai dressé avec mes collègues Préfets des départements franciliens et l’ensemble des acteurs impliqués dans la gestion de ces situations est que les moyens budgétaires alloués à l’Île-de-France ne permettent pas de créer une vraie rupture et une vraie dynamique de résorption, comme préconisé par la circulaire de 2018. En effet les moyens mobilisables reposent essentiellement sur des crédits dits

« DIHAL » […] mais s’avèrent insuffisants. »133

Les critiques des associations, des collectivités territoriales et des préfets au sujet de l’absence de moyens ont progressivement trouvé leur cible auprès des acteurs étatiques. Le 13 septembre 2019, le gouvernement a annoncé le doublement des crédits alloués au plan de résorption des bidonvilles, qui passent de 4 millions à 8 millions par an.

133 Document d’étape de la mission de résorption des bidonvilles, juin 2019.

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3. Les vulnérabilités mises à l’écart dans la politique de résorption