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1.2. Phénomènes pris en compte dans le cadre de cette étude

1.2.6. Les autocorrections plus complexes ou faux départs

Les quatre marques du TdF définies plus haut ont en commun un trait important : elles semblent indiquer la gestion en grande partie automatisée d’une recherche très précisément localisée (ce que Morel et Danon-Boileau regroupent sous la catégorie « hésitations liées à un malaise dans la formulation », 1998, p.78). L’utilisation des euh et des allongements vocaliques est, en plus, fortement conventionnalisée linguistiquement ; c’est sans doute moins le cas pour les répétitions et les autocorrections immédiates qui sont plus directement liées aux processus cognitifs et que l’on retrouve, de manière certes plus massive, dans les bégaiements pathologiques.

Lorsque les répétitions et autocorrections immédiates introduisent une rupture dans la chaîne syntaxique, cette rupture est mineure ; un modèle syntaxique très

simple suffit pour en rendre compte, comme le montrent Blanche-Benveniste (1987) et Fornel et Marandin (1996).

Il existe cependant toute une variété de faux départs ou d’autocorrections plus complexes, analysés par certains linguistes au même titre que les quatre marques de TdF définies ci-dessus, qui posent d’importants problèmes d’interprétation (il est difficile de savoir comment ils sont compris par les auditeurs) et d’importants problèmes syntaxiques car ils contiennent des ruptures syntaxiques profondes. Les modèles syntaxiques susmentionnés de Blanche-Benveniste et de Fornel et Marandin, sur lesquels nous reviendrons plus longuement au chapitre 8, ne suffisent généralement pas pour en rendre compte. Ce type de faux départ correspond souvent à la catégorie « hésitations liées à un malaise dans la pensée » de Morel et Danon-Boileau (1998, p. 75) ; cela correspond aussi, la plupart du temps, à ce que Blanche-Benveniste appelle « les inachèvements », par opposition aux « autocorrections » (voir par exemple Blanche-Benveniste, 1997, pp. 46-49.) Ces exemples sont très hétérogènes.

L’exemple suivant d’autocorrection complexe, relevé dans notre corpus :

1. et : voit les trois bols euh : sur le sur la table /150cs/ euh :: elle se dit qu’elle

va :: les manger: /25cs/ enfin qu’elle va les boire plutôt (Boucle, lignes 26-27)

contient une retouche intéressante du verbe manger par le verbe boire (le verbe

manger est sans doute lié au petit déjeuner dont il est question, mais le verbe boire a été préféré à cause du référent [les trois bols]). Cette retouche est

parfaitement intégrée syntaxiquement (enfin ... plutôt) et il n’y a aucune raison de la considérer comme un faux départ.

Des exemples similaires existent très souvent dans les textes écrits qui conservent volontairement une succession de retouches, comme dans les exemples suivants :

2. la grande armoire à glace

la grande armoire à rafraîchir

la grande armoire à glace à rafraîchir la mémoire des lièvres (J. Prévert16)

ou bien

3. Ils s’en vont très émus

Ils s’en vont très heureux (J. Prévert17)

ou encore dans l’extrait suivant où l’énonciateur se déclare explicitement mécontent d’un terme qu’il vient d’employer (bleu) et « l’autocorrige » par une longue périphrase (cette couleur qui...) :

4. Comme un bouquet de graminées mûres tremble [...] le cimier bleu... Je dis

« bleu » ; mais comment nommer cette couleur qui dépasse le bleu, recule les limites du violet, provoque la pourpre [...]. Colette, Prisons et paradis.

Le mécanisme de l’autocorrection, le brouillon conservé, la rature non cachée, sont dans ces écrits explicitement exploités à des fins stylistiques. Comment traiter alors des exemples extraits de notre corpus comme les suivants :

5. il était euh /50cs/ il travaillait beaucoup /90cs/ il était euh: /40cs/ accablé de travail (Tchao - maternelle, lignes 113-114)

6. les soldats le prirent et ils l’emmenèrent dans le château du roi /20cs/ de l’empereur (Tchao - maternelle, lignes 135-136)

7. et elle lui demanda : /25/ est-ce que cela te suffit il lui fait : et euh le : lutin lui répondit oui /80/ (Nain, 323-325)

qui ressemblent beaucoup, par leur structure, aux exemples de retouche donnés plus haut ? On peut se demander dans quelle mesure il faut les rapprocher plutôt des retouches stylistiques, ou bien plutôt des autocorrections et faux départs qui construisent, par une opération très locale d’adéquation au contexte suivant, une séquence « seconde » censée éliminer totalement la séquence « première » (comme dans l’exemple simple lorsque : : lorsqu’elle). Dans son livre sur la transcription du français parlé, Blanche-Benveniste affirme clairement qu’il est souvent très délicat d’essayer de faire le tri entre « l’erreur manifeste et la retouche intéressante » (1986, p. 161).

Il semble alors préférable de ne pas traiter ces faux départs complexes sur le même plan que ce que nous avons appelé les autocorrections immédiates et de bien distinguer ces deux grandes catégories.

Ainsi, en raison de leur ressemblance avec les retouches intéressantes, de leur caractère non systématique et de leur complexité, nous avons décidé d’écarter de nos comptages et analyses portant sur les marques du TdF :

- les faux départs par lesquels le locuteur modifie plus d’un trait morphologique (exemple : ben: oui je vais en dess /20cs/ il en /25cs/ il en

va il en dessine une, changement de personne - je/il et de temps - futur/présent) ; ces exemples sont rares ;

- les faux départs par lesquels le locuteur abandonne complètement une structure syntaxique en faveur d’une autre (comme dans l’exemple 5, ou encore dans : alors le renard euh :: sur son chemin il rencontra un

renard ) ;

- ou encore tout remplacement d’un mot lexical ‘plein’ par un autre (comme dans les exemples 6 et 7).

Une distinction similaire a été établie empiriquement, pour l’anglais, par un laboratoire californien de technologie vocale18 : en se basant sur des scores différents de reconnaissance automatique (à partir de l’information lexicale), les chercheurs distinguent les repairs de type he * she liked, mieux reconnus, et les

false starts de type it was * he liked it, moins bien reconnus (cf. Shriberg, Bates

& Stolcke, 1997).

Nous traiterons brièvement les faux départs complexes uniquement du point de vue de leur durée et de leur combinatoire avec les euh, les allongements et les pauses silencieuses. Selon nous, ces faux départs semblent obéir à des

mécanismes cognitifs universaux liés à la gestion de la production de parole spontanée. Nous pouvons faire l’hypothèse qu’ils sont communs à la parole spontanée dans toutes les langues du monde.