Le système politique issu des Accords de Taëf ne peut pas fonctionner correctement car les textes y sont flous. Il répartit des pouvoirs sans y parvenir et impose un consensus qui ne peut jamais être vraiment trouvé car il met en rapport des intérêts très divergents. En tant que chercheur, nous analysons ce fait, sans rentrer dans la complexité de ce système.
Les Accords de Taëf se sont tenus sous l’égide de deux pays de la région
Les Accords de Taëf sont signés grâce à l’influence de deux puissances régionales. Le premier pays est une monarchie sunnite favorable dans toute la région à des systèmes politiques basés sur la foi religieuse ou taillés sur mesure pour des communautés de croyants, l’Arabie saoudite. Elle est favorable à un système politique dirigé par les chrétiens maronites, comme ce fut le cas avant les guerres civiles. Cependant, la solution la plus avantageuse pour les Saoudiens consiste à avoir un État communautaire où l’exécutif est dominé par un musulman sunnite, c’est le système politique instauré par les Accords de Taëf. Le deuxième pays est la Syrie. Elle matérialise dans ces accords le maintien illimité de sa mainmise militaire sur le Liban. En marquant son appui pour les chefs de communauté aussi bien religieux que politiques, elle approuve également la remise en place d’un système confessionnel. Elle réussit à inclure dans le chapitre des réformes l’abolition du communautarisme politique. L’arrêt du système communautaire met fin à la présence militaire syrienne dans le pays3. La survie et la conservation du
3 Document d’entente pour le Liban, titre II, L’Extension de la souveraineté de l’État libanais sur la totalité du territoire libanais, paragraphe de conclusion : « Les forces syriennes... aideront les forces libanaises à étendre l’autorité de l’État au cours d’une période maximale de deux ans commençant après [...] l’adoption constitutionnelle des réformes politiques », Cahiers de l’Orient, n° 16‐17, 4e trimestre 1989 ‐ 1er trimestre
système confessionnel permettent de conserver l’occupation syrienne du Liban et sa mainmise sur son système politique et économique.
La légitimité des Accords de Taëf est remise en cause par l’identité des signataires
La légitimité des Accords de Taëf est remise en cause par les promoteurs et les personnes qui signent ces accords. Les députés libanais qui les signent occupent leur poste depuis 1972, date de la dernière élection législative depuis le début des guerres civiles. Ils sont à ces postes depuis plus de vingt ans et n’ont plus de légitimité à représenter les citoyens. Puisqu’il n’y a plus d’élections législatives depuis le début des guerres, les députés de 1972 se réunissent à Taëf pour trouver une solution qui sortirait le Liban du chaos alors que leur mandat n’a théoriquement plus cours. Pour mettre fin à quinze années de guerres, ils se mettent a minima d’accord pour rétablir le système de représentation et d’accommodement communautaires qui les portent au pouvoir en 1972.
Le comité tripartite fait accepter un plan en sept points (1989)
Sur les soixante‐treize députés, soixante‐trois députés libanais se retrouvent à Taëf en Arabie Saoudite du 30 septembre au 24 octobre 1989. Un plan composé de sept points est adopté lors d’une réunion dans la ville saoudienne entre le comité tripartite et les députés. Ce plan adopte plusieurs décisions dont une relative aux relations entre la Syrie et le Liban. Le document, approuvé par cinquante‐neuf députés, rappelle l’indépendance du Liban et met en œuvre une réforme de la Constitution. Le document signé stipule aussi que le pouvoir reste partagé entre le président de la République maronite, le Premier ministre sunnite et le président du Parlement chiite. Il instaure ainsi le partage confessionnel du pouvoir avec un poste clé par confession. Les chrétiens perdent du pouvoir. Cette perte est caractérisée par le transfert de certains des pouvoirs du président de la République au profit du Premier ministre et par l’augmentation du nombre de députés de soixante‐treize à cent huit. Les députés chrétiens ne sont plus majoritaires au Parlement. Leur nombre est égal à celui des députés musulmans. Les accords demandent à ce que les politiques extérieure, économique et culturelle du Liban s’alignent sur celles en vigueur en Syrie pour ne pas nuire à la politique de ce pays. Les accords ne mentionnent pas la nécessité pour l’armée syrienne de quitter le Liban. Ils prévoient juste un redéploiement de son armée vers la Bekaa, mais impose la mise en place d’un gouvernement d’union nationale pour aboutir à ce redéploiement. Aussi
paradoxal que cela puisse paraître, les Accords de Taëf maintiennent la présence militaire syrienne dans le pays alors qu’ils prévoient dans le même texte la mise en place de la reconquête de la souveraineté de l’État sur la totalité de son territoire et la dissolution de l’ensemble des milices qui sont présentes sur son sol.
Les principes généraux des Accords de Taëf
Pour les Accords de Taëf4, le Liban est « une république démocratique parlementaire
fondée sur le principe du respect des libertés publiques et, en premier lieu, de la liberté d’opinion et de croyance ». Ils préconisent ainsi le rétablissement de l’État de droit dans ce pays. « Le libéralisme politique trouve un prolongement dans le domaine économique, puisque les Accords de Taëf réaffirment avec force que le système économique est libéral et garantit comme tel l’initiative individuelle et la propriété privée. » D’autres points présents dans ces mêmes accords vont dans le même sens : « La dissolution des milices avec remise des armes à l’État libanais, renforcement des forces de sécurité intérieure, droit pour chaque Libanais déplacé de regagner le lieu de sa résidence d’origine. » Les Accords de Taëf, bien qu’ils prévoient un désarmement de toutes les milices, n’empêchent pas le Hezbollah de poursuivre ses activités. Ils précisent la liberté, l’indépendance et l’unité du pays du Cèdre et rejettent ainsi son morcellement sur une base confessionnelle : « Par‐delà son caractère multiconfessionnel, l’État libanais est unitaire, ce qui exclut de le transformer en une confédération ou une fédération de communautés confessionnelles. Sur la base de l’appartenance à telle ou telle confession, il ne saurait y avoir ni répartition de population ni partition du pays. » « Le Liban est un pays arabe, d’appartenance et d’identité, dont les frontières sont internationalement reconnues, ce qui devrait exclure toute annexion de tout ou partie de son territoire par l’un de ses voisins (la Syrie et a fortiori Israël). » Les Accords de Taëf fixent les modalités des relations entre le Liban et la Syrie : « Le Liban entretient avec la Syrie des relations privilégiées qui tirent leur force du voisinage, de l’histoire et des intérêts fraternels communs. » En 2004, la résolution 1559 du Conseil de sécurité de l’ONU « [...] demande que toutes les milices libanaises et non‐libanaises soient dissoutes et désarmées ». Enfin, l’armée israélienne ne se retire du Liban qu’en 2000, soit onze ans après la signature des Accords de Taëf.
Deux règles à suivre durant la période transitoire fixée par les accords
Le nouveau Parlement ne représente pas la fin du confessionnalisme. Les députés chrétiens ont dorénavant autant de sièges que les députés musulmans. Le nouveau Parlement « doit mettre en place une instance nationale composée du président du Parlement, du Premier ministre, de personnalités intellectuelles, politiques et sociales, et dirigée par le président de la République. » Il doit aussi faire en sorte de prendre les décisions nécessaires pour aboutir à la laïcité dans le système politique. Tout au long de la période transitoire, le texte précise aussi deux règles à suivre : « La représentation confessionnelle est abolie et le critère de la qualification et de la spécialisation sera retenu dans les fonctions publiques, la justice, les institutions militaires et de sécurité, les institutions publiques et mixtes, les offices autonomes, conformément aux nécessités de l’entente nationale, à l’exception des fonctions de première catégorie et leurs équivalents qui seront répartis par égalité entre chrétiens et musulmans, sans spécification d’aucune fonction à aucune communauté en particulier ; la mention de la confession ou du rite sur la carte d’identité est abolie. » Mais la réalité est toute autre. Le système de partage confessionnel est toujours utilisé.
Certains aspects abordés dans le texte étaient généraux et non précis (1989)
Si le texte semble clair et parle d’une période transitoire, certains des aspects qui y sont abordés sont généraux et non précis. Quelle est la réalité sur le terrain et combien de temps doit durer la période transitoire pour l’application des Accords de Taëf ? Aucune échéance pour atteindre la fin de la période transitoire n’est fixée dans ces accords. Ce flou dans les échéances aboutit à un retard important dans l’accomplissement de la transition démocratique désirée. Aucun des objectifs mentionnés n’est réalisé à ce jour. La loi électorale non basée sur un partage confessionnel n’est pas votée, la mise en place de l’instance nationale qui a pour mission d’abolir le confessionnalisme politique n’a jamais eu lieu, le Parlement reste confessionnel et la mise en place d’un Sénat composé des familles religieuses n’est pas adoptée. Mais comment peut‐on abolir le confessionnalisme en installant de telles instances ? Les Accords de Taëf ouvrent la voie à l’amorce d’une réconciliation nationale sans pour autant être très clair sur le fond. Ils portent aussi des principes approximatifs et parfois même contradictoires. Ce qui donne lieu à plusieurs interprétations et solutions et à un jeu politique approximatif entre les différents protagonistes.
Après les guerres, l’appartenance à une « communauté » s’est révélée la seule unité immédiate
Les Accords de Taëf tiennent compte de la présence, sur l’ensemble du territoire, de partis politiques ou de milices axés sur le communautarisme et de la réalité de l’absence des partis transcommunautaires au sein de la société. Après tant d’années de conflits, seules comptent désormais les réalités tangibles : les milices et les fa3âliyât5, et c’est
avec elles qu’il faut reconstruire le pays. « Après la guerre civile, les élites qui tiennent le pouvoir dominent le peuple par des méthodes proches de la guerre civile. 6 »
L’appartenance à une « communauté » se révèle être la seule unité immédiate et résiliente de la structure sociale libanaise. Le système constitutionnel reflète cette structure et organise le fonctionnement de ses éléments.
Les Accords de Taëf valident le « communautarisme politique »
À Taëf, cinquante‐huit des soixante‐dix députés libanais élus en 1972 encore vivants en octobre 1989 adoptent le « document d’entente nationale » par l’intermédiaire de la nouvelle loi constitutionnelle et instaurent ainsi le principe du « communautarisme politique », grâce au maintien de l’article 95 qui précise que « dans la période transitoire, les communautés seront équitablement représentées dans la fonction du ministère7 ». Le
député Akram Chehayeb8 explique le refus de son groupe à la mise en place d’une
nouvelle loi qui tienne compte des proportions de chaque communauté pour les élections prévues en 2012 : « Nous avions proposé la proportionnelle lorsque le pays était le théâtre d’un clivage à caractère politique. Mais aujourd’hui, le Liban est divisé sur une base sectaire. Nous sommes favorables à la proportionnelle, conformément aux Accords de Taëf, c’est‐à‐dire lorsque cet accord sera mis en application pour ce qui a trait à l’abolition du confessionnalisme politique. Lorsque les Accords de Taëf seront appliqués, nous pourrons alors reparler de la proportionnelle9. » La période transitoire préconisée par les 5 « Celles qui agissent. » Ce terme est donné aux élites issues des guerres. 6 SÉMELIN Jacques, Résistance Civile et Totalitarisme, André Versaille, Bruxelles, 2011. 7 Al‐Jumhûriyya al‐lubnâniyya, Majlis al‐Nuwwâb, Al‐Dastûr al‐lubnânî, Beyrouth, 1990. 8 Membre du Parti socialiste progressiste et du Front de lutte nationale.
9 Chehayeb : Non à des élections qui modifieraient la physionomie politique du Liban, article paru dans le
Accords de Taëf n’est pas encore terminée. Le provisoire perdure, en effet, depuis 1926. Le confessionnalisme de la vie politique tient encore les rênes du pouvoir.
Le Liban et la Syrie signent le 22 mai 1991 un « traité de fraternité, de coopération et de coordination »
Un « traité de fraternité, de coopération et de coordination » est signé le 22 mai 1991 entre le Liban et la Syrie. La signature de ce traité aboutit à la mise en place d’un Conseil supérieur dont les membres sont les représentants des hautes autorités constitutionnelles du Liban et de la Syrie. Cet accord ne fait pas l’unanimité au Liban. Lors de l’établissement des Accords de Taëf, certains opposants les dénoncent car ils sont signés par des députés qui sont élus il y a plus de quinze ans et à une période où la mainmise syrienne est à son apogée, ce qui fausse le rapport de force entre les deux pays. Les Accords de Taëf sont considérés par une partie de la population, plus particulièrement chrétienne, comme le point de départ de l’instauration d’un protectorat syrien sur le pays du Cèdre. Le général Michel Aoun, commandant de l’armée, refuse les Accords de Taëf et dissout le Parlement au motif qu’il confirme la présence syrienne. Depuis août 1990, le président syrien est officiellement l’allié de la France, de la Grande‐Bretagne et des États‐Unis dans la guerre du Golfe qui les oppose à Saddam Hussein. Le 13 octobre 1990, Hafez el‐Assad obtient le feu vert des Américains pour lancer une offensive contre les régions contrôlées par l’armée de Michel Aoun et contre le palais présidentiel. Immédiatement, Michel Aoun trouve refuge à l’ambassade de France et obtient l’asile politique en France. Depuis la France, il lance un appel à un cessez‐le‐feu et demande à ses fidèles de rendre leurs armes. Jusqu’à la mort de Hafez el‐ Assad, en juin 2000, le régime syrien contrôle le Liban d’une main de fer. La revalorisation des sunnites matérialisée par les fonctions de plus en plus importantes du Premier ministre semble menacer les chiites représentés par le Hezbollah et Amal. En revanche, pour les sunnites, les Accords de Taëf sont l’unique possibilité de faire taire les canons sous domination syrienne. Cinquante‐sept députés élisent René Moawad président de la République. Mais il est assassiné dix sept jours plus tard, le 22 novembre 1989. Le 24 novembre 1989, les députés élisent Elias Hraoui.