La répression incite les gens à la retenue et au silence : l’exemple de Rafic Hariri
En 2004, Rafic Hariri est contre la demande syrienne de prolonger le mandat du président de la République en exercice à cette époque. Pour éviter des représailles de la part du régime syrien, il vote avec son groupe parlementaire la loi qui formalise cette prorogation et donne sa démission ensuite. Cette façon de procéder est ancrée dans une pratique ancienne, le ketman qui est un message adressé à ses adversaires. Quiconque est soupçonné de ketman est un ennemi potentiel Ketman vient du mot taqiya en arabe ou ketman en persan (« le secret, la dissimulation »), c’est le fait de payer du bout des lèvres à l'autorité mais en conservant son statut d’opposant. Les personnes qui le pratiquent ne parviennent pas toujours à se contenir. Des seuils sont franchis et finissent par éclater sous la forme de révolutions, de soulèvements. D'où l'explosion populaire qui va suivre. C'est une sorte de camouflage politique ou religieux, ayant pour objectif la survie, dans des circonstances où l'opposition ouverte se traduirait par la persécution. Il faut en chercher l'origine dans la doctrine chiite. Après l’assassinat de leur prophète Hussein le fils d’Ali, les chiites minoritaires sont dominés par les sunnites. Ils cachent donc leur véritable appartenance chiite pour éviter les répressions et les persécutions éventuelles de la part des sunnites. Le ketman est depuis pratiqué, non seulement par des chiites, mais également par d’autres personnes qui se réclament d’une autre religion et qui sont persécutées, notamment à cause de cette appartenance
religieuse. Ce fut le cas des juifs en Espagne sous le règne d’Isabelle. Toute la question est de savoir ici quels sont les seuils et à quel moment ils sont franchis ?
« Il y a un parallèle qui est fait entre le ketman et l'acte d'hypocrisie publique au nom de la conscience individuelle sous les régimes communistes de l'après‐guerre en Europe.1 » La répression incite les gens à la retenue et au silence. Il faut donc faire preuve de ruse. C’est ainsi qu’en 1953, Czesław Miłosz, dans La Pensée captive qui est une sorte de réflexion sur la place des intellectuels et des dissidents au sein des régimes autoritaires, fait référence à travers le ketman à la civilisation arabo‐musulmane. En plein stalinisme où la terreur est partout, les gens peuvent être dénoncés à tout moment. « La seule manière d’être soi‐même est de garder ses pensées pour soi et à l’intérieur de sa maison. Mon foyer est mon château. Et quand vous êtes devant un interlocuteur dans l’espace public, vous lui donnez le change, vous faites preuve de ruse.2 » À ce passage de son livre, Czesław Miłosz fait référence à la pratique du ketman, l’art de donner le change et l’art de l’esquive. Il consiste dans ce cas précis à professer publiquement l'orthodoxie, tout en croyant à l'hétérodoxie dans l'espoir d'être un jour dans une position d'autorité pour diffuser ses idées cachées.
Le lien entre sphère publique et résistance civile
Cependant, à un moment donné, les gens sortent de leur silence, investissent la sphère publique et entament une résistance civile. Ainsi, la conquête de la sphère publique est un des enjeux de la résistance civile au sens physique du terme : « Être sur la place publique ». Étudiants, retraités, employés, fonctionnaires, commerçants, hommes, femmes, certains chrétiens, certains sunnites et des druzes ont investi le centre de Beyrouth lors des funérailles de Rafic Hariri. Notons cependant que la majorité des chiites sont absents de ces manifestations car ils se considèrent proches du régime syrien et sont en conflit avec la communauté sunnite dont Hariri faisait partie. À la suite de l’assassinat de Rafic Hariri, les opposants au régime en place commencent par demander seulement la vérité sur sa mort. Ce n’est que par la suite que leurs discours évoluent pour demander la démission des sept responsables de la sécurité et finissent par réclamer le retrait de la Syrie du pays du cèdre. 1 MILOSZ Czeslaw, La Pensée captive, Folio essais, Paris. 1988. 2 Ibidem.
Pendant l’occupation syrienne, la sphère publique est confisquée et annulée par le pouvoir en place au profit de l’occupant syrien. Une dictature, système totalitaire ou occupation, cherche souvent à contrôler la sphère publique y compris par la terreur, elle doit lui appartenir. S’il y a des manifestations publiques, elles doivent être uniquement en sa faveur et célébrer sa grandeur. Il est donc très compliqué qu’une expression contestataire puisse s’exprimer dans la sphère publique, comme ce fut le cas au Liban. En effet, cette sphère publique est quadrillée, il y a des contrôles partout, des barrages aussi. Pendant la manifestation du 14 mars 2005, la place des Martyrs est bloquée par l’armée libanaise avec des barrages en barbelés. Certains manifestants réussissent pacifiquement à convaincre les soldats de les laisser passer. Un petit passage vers la place est ouvert et d’autres sont à leur tour aménagés pour laisser passer les manifestants. Cette tolérance de l’armée est une clé essentielle : en permettant aux personnes présentes d’investir la place, elle permet à la manifestation du 14 mars 2005 de prendre corps alors que la tâche qui lui est a priori assignée est d’en limiter la portée en bloquant les accès.
Dans la résistance civile, il existe une égalité entre les hommes et les femmes
Au Liban, ce sont plutôt les jeunes entre 11 et 25 ans qui résistent, entre autres en utilisant les lieux de culte comme un tremplin vers la sphère publique. Il y a un effet de génération. Les parents ont des intérêts et des raisons d'être plus prudents que leurs enfants. Ils n’ont pas forcément le courage d’aller vers l’avant et de se libérer de la peur3
. Au‐delà de circonstances favorables, il semble que la possibilité de la résistance civile soit liée à la fois à un effet de seuil (trop, c’est trop) et à un apprentissage de la mobilisation. Au lendemain du terrible attentat, les opposants n’ont plus peur. Ils se découvrent autrement dans la sphère publique. À partir de là, ils peuvent affirmer leur fierté, leur dignité, leur liberté en investissant les rues de la capitale libanaise derrière le cercueil de Rafic Hariri. Il y a, dans la résistance civile, une coprésence physique entre les hommes et les femmes. En effet, au Liban, dans la lutte armée, c’est en général les hommes qui vont combattre et qui sont aux commandes. Dans la résistance, certains Libanais se construisent une nouvelle identité avec le regard des autres. « Je me révolte
donc nous sommes3 », dit Albert Camus. Ces opérations de révoltes ne se produisent pas
spontanément. Elles ont une histoire.
À partir de ce moment, le processus de résistance civile commence véritablement et le discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie prend tout son sens. « Je voudrais qu’on me fasse comprendre comment il se fait que tant d’hommes et de femmes ne supportent seul d’un tyran que la puissance qu’ils lui donnent. 4 » Ne rien prendre à l’État, mais ne rien lui donner. Les libanais ne savent pas forcément comment résister civilement La résistance civile est souvent inorganisée. C’est à travers elle que la population tâche de maintenir des valeurs et de manifester un esprit de refus. « Le processus de résistance sans armes est très complexe. » Il suppose de la technique, de développer une stratégie. Selon Gene Sharp, « les êtres humains ne doivent pas être dominés et détruits par de tels régimes totalitaires… Ces dernières années, différentes dictatures – d’origine nationale ou installées par intervention étrangère – se sont effondrées face à une population défiante et mobilisée. Souvent considérées comme solidement ancrées et invincibles, certaines de ces dictatures se sont révélées incapables de résister à une défiance sociale, politique et économique concertée par le peuple. 5 » Ce propos semble indiquer qu’il est indispensable de mettre en place des méthodes pour aider les populations à sortir de la dictature et se mettre au service des hommes et des femmes qui veulent se libérer des dictatures. La terreur est utilisée contre les gens En regardant de plus près les dispositifs engendrant la peur ou la terreur au Liban, nous nous apercevons que la peur est omniprésente. Les gens peuvent à tout moment être arrêtés. L’armée et la police sont partout, à tout coin de rue. La terreur des services secrets aussi. Les vendeurs à la sauvette de galettes sont en majorité des Syriens. Ces derniers se positionnent dans des rues de la capitale libanaise. Ils sont considérés par certains Libanais comme agents secrets syriens. De plus, la répression des manifestations hostiles menées contre les sympathisants du général Aoun pendant des
4 DE LA BOÉTIE Étienne, Discours de la servitude volontaire, Paris, Mille et Une nuits, 1997.
5 SHARP Gene (trad. Dora Atger), De la dictature à la démocratie : un cadre conceptuel pour la libération [« From Dictatorship to Democracy : Conceptual Framework for Liberation »], Paris, L'Harmattan, coll. « La
années est utilisée et montrée pour dissuader les autres citoyens de protester. De même, le spectre des prisons syriennes avec la torture qui y est pratiquée ‒ nous n’en avons cependant pas de preuves matérielles tangibles ‒ est propagé dans la tête des Libanais. Ce qui est important, au‐delà de l’intensité de la répression ou de la terreur, c’est la capacité d’une dictature à pénétrer les têtes et à y générer la peur.
Plus cette capacité est forte, plus les opposants hésitent à partager leur refus de la dictature et leur envie de liberté, même en famille ou entre amis. Ils sont terrifiés à l’idée même de résistance publique. Pour ne pas rester immobile et ne rien faire contre cette répression, il faut que l’opposition au régime en place examine les moyens à instaurer. Elle prend comme référence d’autres phénomènes de résistance dans le monde. Cette référence devient un idéal pour les hommes et les femmes qui résistent, une sorte de modèle à suivre.
II. Comment un effort est fait pour convertir une manifestation d’ordre privé en