Nous nous interrogeons maintenant sur une sorte d’inversion des termes. Il ne s’agit plus d’essayer de regarder quel type d’espace public se crée dans l’école, mais plutôt de regarder dans quelle mesure des systèmes idéologiques, tels que la société de la connaissance et la société de l’information, se posent comme des modèles d’organisation de l’espace public. Pour cela, il faut voir comment la société du savoir est née, à savoir au départ par la paideia grecque.
L’éducation fait sortir l’enfant de l’enfance et le prépare à l’âge adulte
La société dite « de la connaissance » est une histoire très ancienne. Elle renvoie à l’idée d’un espace public, mais cette fois élargi à la société tout entière. Le mot paideia vient du grec : la paideia, c’est au départ, si l’on reprend la définition des historiens, l’éducation qui fait sortir l’enfant de l’enfance et qui le fait passer à l’âge adulte. « La paideia est l'ensemble des traitements nécessaires pour transformer l'enfant en homme. 25 »
Emmanuel Kant explique que les Lumières, c’est le passage de l’enfance à l’âge adulte26.
Autrement dit, il y a dans cette paideia une référence à l’espace public kantien dans la mesure où la paideia, c’est bien sûr l’instruction donnée aux enfants, mais pas seulement. C’est aussi l’éducation, c’est‐à‐dire leur familiarité avec des normes et des valeurs qui sont celles de l’adulte. Cette paideia qui est donc une éducation et une culture va se poser comme une sorte de modèle pour un espace public généralisé.
Un individu se pose grâce à des valeurs universelles
Pour Norbert Elias, « l’homme de la tradition est déterminé par le contrôle social de la communauté. Alors que l’individu de la modernité est instruit et formé pour exercer son contrôle sur lui‐même, c’est‐à‐dire pour se poser lui‐même comme un individu autonome juge de ses propres actions. 27 » Donc l’homme de la tradition, c’est celui qui n’est pas autonome, qui dépend des valeurs que lui inculque une communauté, tandis que l’homme de la modernité, c’est l’homme autonome qui s’émancipe. Pourquoi passe t‐on de la tradition à la modernité, Norbert Elias n’est pas le seul à le dire. On passe de l’homme de la communauté à l’homme de la modernité, de l’individu en collectif à l’individu autonome en raison de la division du travail et de la formation de l’État moderne. Il y a donc, chez Norbert Elias, un lien étroit entre l’universalisation des normes et la subjectivation des individus. Universalisation des normes car ce ne sont plus celles de chaque communauté, de chaque individu, ce sont des normes universelles qui s’imposent à tous et en même temps, comme elles s’imposent à tous, elles s’imposent à chaque sujet et c’est la subjectivation. Universalisation des normes, subjectivation des
25 ROUCHE Michel (2003): Histoire de l'enseignement et de l'éducation, I. Ve siècle av. J.‐C. – XVe siècle, Paris,
Perrin, nouvelle édition.
26 KANT Emmanuel, Qu’est‐ce que les Lumières ?, Milles et une nuits, 2006.
individus. Il n’y a pas de sujet en tant que tel dans les sociétés traditionnelles, mais il y a un sujet qui se pose en tant que tel grâce à des valeurs universelles.
Les normes doivent être incorporées dans chaque individu
Il existe deux moyens par lesquels les valeurs universelles s’intériorisent en chaque individu. Le premier, c’est la religion qui est le liant entre les hommes et le second, c’est l’éducation. Religion et éducation vont se confondre pendant longtemps. La paedeia, c’est bien plus que l’éducation ou le passage vers l’âge adulte. C’est en fait cette culture commune qui fait que nous sommes des citoyens. D’autres sociologues expliquent que cette paedeia se développe dans l’Empire romain à partir du moment où l’Empire romain est devenu trop vaste pour que la police de l’Empire romain, les systèmes traditionnels de l’Empire romain puissent surveiller chaque colonie. À partir de ce moment‐là, il faut que les normes soient incorporées dans chaque individu. Celui‐ci agit en citoyen sans que l’on soit obligé de le contrôler à tout moment par la police ou par l’armée. C’est pour cela que la religion chrétienne en 392 est devenue la religion officielle de l’Empire romain.
Un rôle positif de l’école dans la société libanaise
Les écoles sont implantées dans des régions qui pour la plupart ont une seule appartenance religieuse. L’école se construit donc à l’image de cette même région, c’est‐à‐ dire monocommunautaire. Ce principe de séparation et de cloisonnement des élèves au sein même de l’école ne contribue pas à promouvoir le débat, l’interaction, les échanges entre les communautés, mais, au contraire, au cloisonnement et à la séparation entre les communautés. Il ne contribue pas à l’espace public commun ni à la promotion d’une culture de concordance. Il ne faut cependant pas négliger le rôle positif de l’école dans la société libanaise et la place de l’institution dans le champ du débat culturel dans le pays. Soulignons ici l’expérience du DES de journalisme. Le département international du Groupe CFPJ, en partenariat avec l’université libanaise, contribue de 1996 à 2012 à la formation de journalistes. Le Groupe CFPJ assure cinq ateliers pratiques de deux semaines, l’IFP quatre cours d’une semaine et l’université libanaise deux cours tout au long de l’année. Environ vingt étudiants sont sélectionnés chaque année, à la fois sur leurs aptitudes au journalisme et sur leur connaissance de la langue française. Les étudiants ont entre 20 et 50 ans, issus de toutes les universités, régions, communautés ou médias du pays. Les diplômés travaillent dans les médias, en français et en arabe, au Liban et à l’étranger. C’est un lieu de débat et d’échange entre des étudiants qui viennent d’origines
différentes et qui partagent des connaissances et travaillent ensemble au sein d’un projet commun. Les formations pratiques se donnent sous forme d’ateliers. Des expériences du type DES de journalisme sont importantes en tant que lieu de rencontre et de débat. Un enseignement religieux factuel ou un enseignement religieux d'endoctrinement ? Il est primordial de faire la différence entre un enseignement factuel du type : les chrétiens pensent que Jésus‐Christ est un messie arrivé à tel moment..., les musulmans pensent que Mahomet est un prophète.... et un enseignement d'endoctrinement, qu'il soit « soft » ou radical. L’adhésion du Liban à l’Organisation culturelle, scientifique et éducative islamique (FISESCO) qui doit être validée par le Parlement en 2003 est retirée à la suite de pressions exercées par des personnalités chrétiennes et musulmanes. Le contenu du texte est contraire aux principes des droits de l’homme et du pacte libanais qui précise le vivre ensemble. Le texte annonce « la transformation de la culture islamique en pôle central de l’éducation à tous les niveaux et à tous les cycles. 28 » Donc, l’enseignement au Liban devient
entièrement religieux et adopte l’islam comme religion d’État si le Liban adhère au pacte de FISESCO. De plus, « les chrétiens et les musulmans au Liban doivent trouver dans le dialogue respectueux des sensibilités des personnes et des différentes communautés la voie indispensable à la convivialité et à l’édification de la société.29 » Ce pacte est donc à
l’encontre de l’exhortation apostolique qui veut promouvoir ces principes. Sur ce point bien précis, nous soulignons ici l’accord et l’entente des différentes communautés religieuses incapables jusqu’alors de trouver un accord commun sur n’importe quelle problématique liée à la religion. Grâce à cette union, la proposition d’adhésion du Liban au pacte de FISESCO est retirée. Un des opposants à cette adhésion raconte que lorsqu’il est en classe de troisième, il a le choix de suivre ou pas l’enseignement religieux qu’il veut. Il choisi donc de suivre l’enseignement religieux chrétien alors qu’il est chiite. Un jour, en pleine séance d’enseignement religieux, le prêtre demande à toute la classe de regarder par la fenêtre et d’observer un ouvrier de religion musulmane qui place son tapis de prière en plein milieu de la cour pour réciter sa prière. Ce mélange et cette tolérance dans la pratique de la religion peut aider à la formation d’un espace de débat. 28 MESSARRA Antoine, « La religion dans une pédagogie interculturelle », Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 36 | septembre 2004, mis en ligne le 21 novembre 2011, consulté le 14 janvier 2015. URL : http://ries.revues.org/1503 29 MESSARRA Antoine, Ibidem.
La question de la ségrégation entre élèves dans les écoles mixtes (Plusieurs religions)
Cependant, dans les écoles mixtes, le point le plus litigieux porte sur la ségrégation entre élèves. En effet, les élèves restent ensemble pour étudier la totalité des matières enseignées à l’exception d’une seule matière, l’enseignement religieux. Les cours de religions sont différents pour un élève musulman et pour un élève chrétien. Les élèves sont donc séparés suivant leur religion et doivent se diviser en deux groupes. Ce moment précis accentue le sentiment de différence chez les étudiants. À ce moment‐là, les élèves chrétiens se sentent chrétiens et en même temps ne se sentent pas musulmans. Les élèves musulmans se sentent musulmans et en même temps ne se sentent pas chrétiens. Nous sommes donc en présence de deux groupes qui se forment au sein même de la classe en dehors de la volonté des élèves. Cette même séparation se fait au sein de l’école. Mais les élèves peuvent opter pour suivre un cours d’enseignement religieux qui soit différent de leur religion. Ils le font en concertation avec leurs parents et pour d’autres raisons qui leur sont propres. Nous n’avons cependant pas les moyens pour quantifier le phénomène. La religion à l’école est, dans ce cas, un atout à l’idée même d’un espace public libanais qui regroupe les citoyens sans tenir compte de leur religion. Conclusion La question initiale porte sur la présence importante de la religion dans les établissements scolaire et son influence sur l’espace public. Pour conclure, plusieurs exemples montrent de vrais problèmes de divisions occasionnés par l’enseignement religieux à l’école. En effet, l’espace du religieux ou plutôt des religions est un vrai facteur de séparation. Que ce soit les mathématiques, les langues ou les sciences, aucune de ces matières ne pousse à une division au sein de la même classe alors que l’enseignement religieux à l’école crée une division claire entre les écoliers chrétiens et leurs camarades musulmans au sein de la même école. Dans une école privée musulmane, les élèves chrétiens sont séparés de leurs camarades musulmans et dans les écoles chrétiennes, les élèves musulmans sont séparés de leurs camarades chrétiens. Ce système met complètement à l’écart une partie des écoliers qui n’appartiennent pas à la religion de l’école qui les accueille. On voit là un vrai frein à l’apprentissage de l’idée d’un espace public commun où tous les citoyens sont égaux et participent ensemble à l’espace public.
Les quatre changements qui rythment l’enseignement scolaire à travers l’histoire plus ou moins récente du Liban montrent que la question du religieux et de son enseignement se situe sur deux points qui à plusieurs reprises opposent les Libanais entre eux, mais aussi à l’État libanais. En effet, ce dernier, qui est le gardien de l’unité de la société du pays et qui doit être celui d’un espace public unique pour l’ensemble des citoyens, est violemment attaqué par les représentants des deux religions au moment où il veut supprimer l’enseignement religieux à l’école. Tout au long des quatre étapes, un débat voit le jour. Chez Rousseau, « le consensus des cœurs prime sur celui des arguments.30 » Il se méfie donc des débats qui mettent en avant les intérêts d’une personne qui peut être en même temps démagogue et qui influence de la même sorte le peuple et le pousse à aller à l’encontre de l’intérêt général. Sa méfiance tend à écarter ces débats des procédures législatives. Donc, le simple fait qu’il y a un débat sur l’école dans le pays du Cèdre ne veut pas forcément dire espace public. Dans le cas des cours de religion à l’école, on ne peut pas parler d’un espace public, du moins pour le moment. Mais certains éléments comme le débat, la mise en publique, l’échange, l’égalité de traitement entre les différentes parties, l’argumentation, laissent présager d’une certaine tendance vers l’espace public où le dialogue est présent sans forcément aboutir à un résultat escompté. Le débat sur l’école est considéré comme un objet d’espace public. On peut donc en déduire que l’école peut conduire dans ce pays à des comportements compatibles ou non avec la tolérance, le dialogue, la convivialité et donc l’espace public.
Le conflit sur les cours de religion n’est pas la seule problématique de l’école, il est accompagné par la question de l’enseignement de l’histoire. Jusqu’à présent, les livres d’histoire sur le Liban ne mentionnent pas ou peu les conflits interreligieux qui existent entre les chrétiens et les musulmans au Liban. Les livres minimisent ces conflits et leurs effets sur l’histoire du pays dans le but de ne pas briser l’unité nationale très fragile. Cela n’empêche pas le pays de sombrer dans plusieurs guerres civiles à connotation religieuse depuis son Indépendance. De nouveaux livres d’histoire sont en préparation mais sont loin d’être finalisés à cause des nombreux désaccords qui subsistent entre les représentants des différentes religions. La religion peut‐elle être un atout à la conquête de l’espace public ?
30 http://la‐philosophie.com/espace‐public‐et‐democratie
1.1.1.4. La religion, cadre protestataire de la sphère publique
Les lieux religieux au Liban peuvent‐ils servir de tremplin à la conquête de la sphère publique ? La question se pose d'autant plus qu'au Liban, la très grande majorité des Libanais se réclament d’une religion. La religion est très ancrée dans la société. Elle bénéficie d’une place et d’un rôle importants. La question qui nous intéresse ici est de savoir dans quelle mesure ce rôle se traduit par une contribution au processus de conquête, éventuellement de reconquête d'une sphère publique. La question est d'autant plus importante qu'elle est paradoxale : traditionnellement religion et sphère publique sont aux antipodes l'une de l'autre. Mais dans le contexte libanais, ne faut‐il pas se méfier des idées reçues ? Pour répondre à cette question, nous partirons de l'hypothèse selon laquelle la religion joue un rôle social. Un des rôles sociaux qu’elle peut jouer est la (re)conquête de la sphère publique.
Nous tenterons de voir comment se fait le passage d’un espace sacré (l’espace de la mosquée) vers une place publique (la place des Martyrs) et comment ce passage se traduit dans un espace médiatique. Nous verrons ensuite comment cet espace médiatique va tenter de se constituer comme un espace qui se prétend public. Nous sommes en présence de deux couples d’oppositions. Le premier couple est l’opposition entre la mosquée avec la place publique et les médias. Le deuxième couple est l’opposition entre l’espace physique et l’espace symbolique, c’est‐à‐dire la mosquée et la religion, la place publique et l’écran de télévision. Nous sommes donc en présence de quatre strates : un espace religieux, un espace physique qui est la place, un espace médiatique et l’inscription de l’espace médiatique dans la sphère publique. Le passage de l’espace privé à la sphère publique passe par la sacralisation et ensuite par le théâtre.
Plusieurs interrogations disparates et hétérogènes s’imposent dans l’exemple que nous traitons. Comment, à un moment donné, la peur tombe‐t‐elle ? Quel est le rôle du religieux ? Quelle force tirer des symboles religieux ? Quelle est l’importance de la mise en scène dans les cérémonies religieuses ? Quel est le rôle des médias ? Ces questions, très disparates, seront plus homogènes, si on s’aperçoit qu’elles s’organisent en un grand questionnement. Quel rapport cet évènement a‐t‐il avec la question qui nous occupe ?
Pour répondre à ces questions, si disparates semblent‐elles être, nous partons de l’événement suivant : après l’assassinat du Premier ministre libanais Rafic Hariri, le 14 février 2005, la cérémonie organisée pour ses obsèques rassemble 100 000 personnes selon les organisateurs et 10 000 selon la chaîne du Hezbollah, Al‐Manar. Derrière le cercueil, des gens de toutes les confessions, à l’exception des chiites, investissent la sphère publique libanaise confisquée jusqu’alors par l’occupant syrien interdisant les manifestations qui lui sont hostiles. Cette cérémonie marque le début d’une nouvelle phase dans la contestation de l’occupation syrienne, caractérisée notamment par l’émergence d’une résistance civile.