II. Le confessionnalisme au Liban
1.1.1.2. L’appartenance à une religion avant l’État
Les Libanais peuvent‐ils être considérés comme citoyens intègres ? Dans le pays du Cèdre, chaque confession a ses propres tribunaux en ce qui concerne le statut personnel. Dans un pays multiconfessionnel, l’instauration d’un droit laïc permettrait d’améliorer l’égalité entre les citoyens, sans tenir compte de leur sexe et de leur appartenance religieuse, qu’ils soient chrétiens ou musulmans, sunnites ou chiites, etc. Nous partons du constat suivant : certaines affaires de la société libanaise sont du ressort de la religion et ne peuvent donc pas être discutées dans l’interconfessionnalité. Cette situation est donc un obstacle à une forme d’espace public.
Selon se constat, les droits de chaque religion relèveraient, dans ce qui suit, de champs de compétences que la Constitution ne prend pas en compte ou très peu. En effet, celle‐ci ne se réclame pas d’une religion déterminée, mais respecte toutes les religions et garantit aux différentes communautés l’autonomie en ce qui concerne le statut personnel. De ce fait, les Libanais ne peuvent pas être considérés comme des citoyens égaux qui bénéficient d’institutions communes sans tenir compte de leur religion car le statut personnel est rejeté dans une autre sphère que la sphère publique. En marge de l’égalité abstraite entre les citoyens, il y a la prise en compte de réalités confessionnelles. L’espace public habermassien n’exclut pas les droits particuliers, mais il considère que les personnes auxquelles il s’adresse sont certes égales, mais surtout qu’elles sont des sujets abstraits. Il renvoie à un idéal philosophique et considère donc les sujets égaux en droit parce qu’ils sont abstraits (ce sont des sujets coupés de leur vie privée). Les catégories sociales, les classes d’âge ne sont pas prises en compte.
Quelques questions disparates et hétérogènes s’imposent : quelle est l’organisation du système juridique libanais ? Le système judiciaire civil est‐il le seul maître au Liban ? Quelle est l’organisation du système juridique des communautés religieuses ? Les religions détiennent‐ils les lois qui régissent le statut personnel ? Le dialogue existe‐t‐il entre l’État et les instances religieuses ? La laïcité et la religion sont‐ils compatibles ? Y a‐t‐il des avancées en matière de statut personnel ? L’État a‐t‐il l’exclusivité d’établir les lois sans nuire aux différentes communautés ? Est‐ce qu’il y a une compétition entre laïcité et religion ? L’appartenance et l’identification à une religion est‐elle un frein à
l’espace public ? Ces questions, très disparates, seront plus homogènes, si on s’aperçoit qu’elles s’organisent en un grand questionnement. La justice libanaise par exemple n’est pas laïque, ceci pose‐t‐il un vrai problème pour l’espace public libanais ?
Pour apporter une réponse structurée à ces différentes interrogations, si hétérogènes soient‐elles, nous allons constater que l’individu au Liban n’est pas quelqu’un qui oublie ce qu’il est pour se consacrer à l’intérêt général, à la chose publique, mais au contraire quelqu’un qui se définit par sa religion et par sa position dans la société.
Le système judiciaire civil n’est pas seul maître au Liban
Des juridictions religieuses sont en place et doivent être prises en compte. En effet, le système juridique, en le regardant de plus près, peut être comparé au système français à l’exception de la partie consacrée au statut personnel qui est régie par les autorités religieuses de chaque religion. Le système judiciaire libanais n’est donc pas régi par une laïcité absolue comme en France où la religion et les signes religieux ne sont pas admis et tolérés dans l’espace public (pas de signes religieux, pas de religions dans les lieux publics, etc.). On ne produit dans l’espace public aucun signe susceptible de susciter une forme de discrimination, de différence (pas de croix, de voile, etc.). C’est un espace neutre sans signes distinctifs qui donne des citoyens ressemblant les uns aux autres, égaux (la démocratie athénienne) ; et la laïcité comme aux Pays‐Bas qui encourage toute manifestation, symbole ou signes religieux. Cette laïcité se distingue par la fonction de l’autorité de laisser à chaque citoyen le droit de s’exprimer comme il le veut dans l’espace public à condition que son expression ne nuise pas ou n’empêche pas l’expression des autres. Son expression, c’est sa liberté. La première forme de laïcité évoquée interdit les signes religieux, la seconde les encourage. Le Liban est, au contraire, régi par une laïcité de modèle anglais où les citoyens ont le droit de faire ce qu’ils veulent, à condition de respecter l’autre. Le Liban suit donc le second modèle de laïcité. Dans une République laïque, toute différence liée à la religion ou à la citoyenneté marque notamment la dépendance de l’homme par rapport à une hérédité. Il ne faut cependant pas oublier que certaines personnes choisissent elles‐mêmes leur religion par le biais de la conversion. Le citoyen républicain est un homme neuf, nouveau.
Les religions détiennent les lois qui régissent le statut personnel
Le pays se caractérise par la séparation entre la religion et l’État. Dans son préambule, la Constitution mentionne que « la suppression du confessionnalisme politique constitue un but national essentiel pour la réalisation duquel il est nécessaire d'œuvrer suivant un plan par étapes1 ». L’article 9 de la Constitution précise que « la liberté de conscience est
absolue. En rendant hommage au Très‐Haut, l'État respecte toutes les confessions et en garantit et protège le libre exercice à condition qu'il ne soit pas porté atteinte à l'ordre public. Il garantit également aux populations, à quelque rite qu'elles appartiennent, le respect de leur statut personnel et de leurs intérêts religieux ». L’article 10 souligne que « l'enseignement est libre tant qu'il n'est pas contraire à l'ordre public et aux bonnes mœurs et qu'il ne touche pas à la dignité des confessions. Il ne sera porté aucune atteinte au droit des communautés d'avoir leurs écoles, sous réserve des prescriptions générales sur l'instruction publique édictées par l'État ». La mise en place d’un système juridique laïc met les hommes et les femmes au même niveau aux yeux de la loi car l’écart entre les deux sexes est encore important en ce qui concerne la question du mariage, du divorce, et celle de la succession, etc. Pour aboutir à une égalité de traitement, le pouvoir donné aux représentants religieux doit être annulé comme c’est le cas en France. C’est l’État qui détiendrait seul les décisions et les jugements pour tout ce qui concerne le statut personnel. Le pouvoir donné aux représentants religieux peut aussi être facultatif. Le citoyen peut donc choisir l’autorité qui le représente comme c’est le cas en Italie. Mais ce n’est pas le cas au Liban où, au contraire, la religion est seule maîtresse sur ces questions et les confessions entendent bien évidemment garder cette prérogative. C’est pourquoi, lors des discussions parlementaires de 2001 concernant le projet de loi sur le statut personnel civil ayant pour objet la facilitation des mariages interreligieux, un front commun regroupant des représentants de toutes les confessions se forme pour bloquer le projet.
Absence de dialogue entre l’État et les instances religieuses
Ces rencontres favorisent l’apparition d’un espace public de dialogue entre les chrétiens et les musulmans, mais qui n’abouti pas au même espace public de dialogue avec l’État libanais, bien au contraire. Le dialogue entre l’État libanais et les différents représentants religieux est rompu. Celui entre les deux religions pour aboutir à un refus
du projet de loi est très suivi par les médias. Tout le paradoxe est là. Le pays sépare pourtant la religion de l’État tout en respectant Dieu, les religions et leurs différentes confessions. De ce fait, les institutions de l’État (telles que la justice, le Parlement, les ministères et même la présidence de la République) ne peuvent pas discuter ni même interférer dans les questions qui relèvent de la foi. La foi n’est pas un cadre strict, elle est différente selon les confessions et elle est sujette à l’interprétation humaine des textes. Les différentes confessions ont l’autonomie législative, juridictionnelle et judiciaire en matière de religion et de mariage avec ses conséquences civiles sur le statut personnel de chaque citoyen suivant son appartenance religieuse. C’est le premier aspect du confessionnalisme qui relègue l’État au second plan et empêche tout dialogue avec les différents représentants religieux.
La laïcité et la religion ne sont pas totalement incompatibles
L’autre aspect est le partage égalitaire du pouvoir et de l’administration publique entre les chrétiens et les musulmans. Le pays est en apparence un État civil, sans religion d’État ni livre religieux comme source de législation. La laïcité et la religion ne sont cependant pas incompatibles. La laïcité viendrait même de la religion. « Le mot laïcité vient du grec lāïkós (du peuple), entendu sous le sens de ce qui n’est pas du clergé. Il désigne, pour une institution, le fait de n’avoir ni sympathie ni antipathie à l’encontre d’une religion particulière. En tant que dogmes, les cultes ne sont que des collections d’appréciations, dont les propositions sont et demeurent infalsifiables et dont il est impossible d’en décider la fausseté. Aussi peut‐on dire que la laïcité n’est pas seulement un
état de neutralité envers le fait religieux, mais qu’il s’étend aisément à toutes les opinions.2 » C’est une vie en commun organisée, tant bien que mal, entre différentes confessions dans le pays dont les aspirations à plus de laïcité sont très variables, allant de personnes convaincues à des individus ou des groupes (ou sous‐groupes) religieux souhaitant l’instauration d’une théocratie.
Aucune avancée en matière de statut personnel
Cependant, la laïcisation du droit de la famille se heurte à la volonté des autorités religieuses qui « jouissent d’attributions civiles dans ce domaine empêchant ainsi
l’aboutissement des réformes et bloquant les efforts de modernisation3. » Ces autorités exercent une différenciation entre les citoyens par rapport à leur religion et poussent à la séparation entre les communautés. L’homme de loi religieux suit les recommandations des autorités religieuses qu’il représente. Son rôle ressemble plus à un conseiller, un prêcheur qui suit les règles dictées par sa religion et n’applique pas des règles communes à l’ensemble des citoyens indépendamment de leur religion. L’absence de laïcité n’est‐elle donc pas un obstacle à l’apparition d’un espace public ? « Le pluralisme confessionnel a contribué à figer le droit de la famille pour deux raisons4 » : l’obligation faite aux citoyens de respecter les différentes religions et l’interdiction de remettre en cause, dans la sphère publique, le statut appliqué à une personne par sa communauté. La critique de sa propre religion devant les autres est aussi taboue. La réflexion critique et le dialogue sont alors bannis au nom du respect mutuel et deviennent ainsi des obstacles à l’espace public.
Le droit de la famille n’est pas inscrit dans la Constitution
De plus, les statuts personnels sont très différents d’une confession à une autre. Ils peuvent même être contradictoires par moment. Il est donc impossible de les inscrire tous dans la Constitution. Ainsi, la Constitution n’aborde aucune loi qui concerne le droit de la famille (droit au divorce, à la filiation, à l’égalité entre homme et femme). Cependant, l’État joue son rôle de protection et d’égalité entre les citoyens (liberté de conscience, égalité devant la loi…) « sans pour autant s’opposer aux lois qui sont appliquées par chaque religion ». Ce système est très difficile à mettre en œuvre et a aussi des limites. En effet, dans le cas de conventions internationales par exemple, le pays est obligé de garder une certaine réserve sur des clauses pour éviter toute atteinte aux droits religieux. En 1996, le Liban ratifie la « Convention internationale pour l'élimination de toutes formes de discrimination contre la femme ». Malgré cette ratification, le pays du Cèdre conserve encore des discriminations envers les femmes. Une différence existe en ce qui concerne la garde des enfants à la suite d’une séparation. Les femmes n’ont pas les mêmes droits d’héritage que les hommes. Le congé maternité des femmes est bien
3 GANNAGÉ Pierre, Le pluralisme des statuts personnels dans les états multicommunautaires, Presses de l'Université Saint‐Joseph, 2001.
inférieur au congé pratiqué dans d’autres pays comme la Finlande ou la France par exemple.
Un système judiciaire personnel non laïc inexistant
Ensuite, « la laïcisation du système juridique au Liban se heurte à l’hétérogénéité et à la fragmentation des droits religieux libanais, à la méfiance des communautés à l’égard de l’État, des autres communautés et à leur attachement à leurs prérogatives5 ». Face à l’absence d’un système juridique unique régi par l’État, se trouvent une multitude de systèmes juridiques religieux. On peut parler « d’États dans l’État ». Dans ce cas de figure, l’État devient de fait un spectateur et un arbitre entre les différentes instances juridiques religieuses plutôt qu’un artisan de l’unité nationale et garant de l’espace public. L’équilibre de cette mosaïque judiciaire religieuse est fragile. L’État doit sans cesse faire en sorte de le conserver, mais sans y parvenir forcément. Une implosion des institutions sous le poids des dissensions internes et communautaires est inévitable. « Les guerres de 1975‐1990 en sont l’exemple le plus parlant6. » D’autres exemples peuvent aussi s’ajouter. Les résidents étrangers au Liban et les résidents libanais à l’étranger n’ont pas les mêmes droits Si on fait référence à l’espace public habermassien qui préconise que tous les citoyens sont égaux dans l’espace public, on remarque que la loi libanaise ne respecte pas cette égalité entre les hommes et les femmes. Une femme libanaise qui réside à l’étranger n’a pas les mêmes droits qu’une femme étrangère qui réside au Liban. Ce qui est en contradiction directe avec les principes d’égalité de droit régissant l’espace public. La nationalité libanaise ne peut pas être transmise par l’intermédiaire de la femme (la femme à son mari ou la mère à son enfant). On peut obtenir la nationalité grâce à son père (un père à son enfant ou un mari à sa femme) ou par naturalisation. Alors qu’une mère qui habite au Liban et qui a des enfants leur transmet immédiatement la nationalité libanaise même si elle est célibataire. « Une résidente étrangère mariée à un Libanais et qui réside dans le pays peut donner la nationalité à ses enfants même après la
5 SALEM Jean, Droit et religion, CEDROMA, éd. Bruylant, 2003.
6 KASSIR Samir, La guerre du Liban : de la dissension nationale au conflit régional, 1975‐1982, CERMOC,
mort de son époux.7 » Cet exemple met la lumière sur la différence de traitement entre une femme libanaise et une autre femme étrangère. La Constitution ne limite pas la discrimination entre les hommes et les femmes, mais elle l’étend aussi aux citoyennes libanaises et non‐libanaises. Elle donne ainsi plus de droits à une femme étrangère naturalisée qu’à une autre, née au pays du Cèdre. « Un cas exceptionnel existe pourtant. Un jugement favorable à l’octroi de la nationalité aux enfants d’une mère libanaise, veuve d’un Égyptien, a été rendu par un juge en 2009. Le service des consultations du ministère de la Justice a fait appel, sous le motif que le jugement n'était pas conforme à la loi.8 » Certaines personnes essayent de faire changer les choses, mais elles sont confrontées à un système judiciaire rigide géré par les différentes confessions.
L’État a l’exclusivité d’établir les lois sans nuire aux différentes communautés
L’État, par l’intermédiaire de son appareil judiciaire, a le droit de mettre en place une législation parallèle applicable à ceux qui souhaitent se marier selon un contrat de mariage civil contracté à l’étranger sans pour autant contredire les lois mises en place par les différentes confessions. « Car aucune instance n’a le droit d’établir un mariage civil dans le pays. Il y a cependant une évolution. Le mariage civil au Liban est désormais possible depuis 2012. » L’État crée, en contournant les lois religieuses, un espace public commun à tous les Libanais qui souhaitent y participer, un espace public où les citoyens sont égaux devant la loi fixée par l’État. Pour parvenir à cette coexistence réussie, deux principes doivent être respectés. L’autonomie de l’État et son indépendance. Il ne peut pas refuser à ses citoyens ce qui relève de leur droit naturel. Conclusion La question de départ porte sur le fait de savoir si les libanais peuvent être considérés comme des « citoyens à part entière ». Pour conclure, cette question est légitime car le statut personnel des citoyens est uniquement régi par les confessions présentes dans le pays. « Le système juridique au Liban combine des éléments de droit légiféré, spontané et des normes de conduite. La justice “laïque” joue un grand rôle dans la résolution des conflits intra et interconfessionnels, mais son évolution reste limitée étant donné que les
7 ABIYAGHI Marie‐Noëlle, Les femmes et le droit au Liban. Questionnements à partir du concept de
nationalité, Les Carnets de l'IFOP.
statuts personnels restent confinés au pouvoir des autorités religieuses 9. » Cette domination de la religion et son enracinement militent pour une appartenance sans limite à sa confession au détriment de l’État. « “Je félicite Nidal, Khouloud et tous les Libanais pour la naissance de Ghadi, le premier bébé enregistré sans appartenance religieuse”, a tweeté, début décembre 2013, le président libanais Michel Sleimane10. » Cette victoire de la laïcité est mise sur la place publique en utilisant les nouvelles technologies et elle devient de facto un élément essentiel de l’espace public du pays. Dans un pays où le religieux est omniprésent, il est coutumier de mentionner sa religion dans le registre d’état civil, ce qui contribue au cloisonnement des citoyens suivant leur confession. Cependant, depuis une loi votée en 2010, ceux qui le veulent peuvent retirer cette mention de tous leurs documents officiels.
« Cette nouvelle fenêtre ouverte vers une certaine forme de laïcité contribuerait à la formation d’un espace public laïc. Il est cependant trop tôt pour pouvoir affirmer cette hypothèse. En effet, ils ne seraient pour l’instant qu’environ 10 000 à avoir franchi le pas, mais c’est la première fois qu’un bébé issu d’un mariage civil contracté au Liban est concerné. Khouloud et Nidal ont été les premiers à se marier civilement au Liban en 2012.11 » Le combat vers cette laïcité est très long. Cependant, tout le monde au Liban n’y est pas favorable, le couple en question subit régulièrement des menaces. « Il plane au Liban le poids de l’archétype biblique où un peuple est soit “saint” et “élu”, soit “maudit”, parce que résistant au message de la parole divine. Les progrès de la laïcité et de la sécularisation des sociétés n’ont fait que transférer la force émotionnelle de cet archétype sur la conception dite laïque de la “nation”, de sa souveraineté et de son exceptionnalité. Aussi, la “nation” privée d’État propre est condamnée à rester une “communauté » ou bien
9 S. TAKIEDDINE, Al‐Qadaa' fi Lubnan, Dar Al‐Jadid, 1996.
10 ABGALL Thomas, « Ghadi, un bébé laïc pour le rêve d’un Liban déconfessionnalisé » Libération, 10
décembre 2013.
11 « Guidés par un avocat, ils ont fait valoir un décret de 1936 datant du mandat français permettant à ceux qui n’avaient “aucune confession” de se marier selon une loi civile, en l’occurrence la loi française. Après avoir rayé la mention de leur religion, ils se sont unis devant un notaire en novembre 2012. Au bout de six