Après avoir vu les conditions qui rendent possible ou restreignent la résistance civile, nous nous intéressons à la manière dont l’enterrement d’Hariri est instrumentalisé pour devenir une transition vers la sphère publique. Ce qui nous préoccupe ici, c’est de montrer comment un travail est fait pour convertir une manifestation d’ordre privé en représentation de la sphère publique homogène libanaise. Il y a probablement là une instrumentalisation du religieux.
Les conduites qui sont dans l’espace privé arrivent et émergent dans la sphère publique Dans la sphère publique au Liban, sous l’occupation syrienne, il est impossible d’exprimer librement ses idées. Ce n’est possible que dans l’espace privé. Des pensées authentiques, des pensées indépendantes et libres peuvent s’exprimer. Ceci est également vrai dans le domaine des mœurs. Des pratiques dissidentes se développent à l’intérieur d’une conformité obligée. À un moment donné, ce masque s’effondre. Et là, les conduites qui sont dans l’espace privé arrivent et émergent dans la sphère publique. Les opposants cassent alors le mur de la conformité et deviennent véritablement autres. La place vide et les rues désertes par l’intermédiaire d’une cérémonie religieuse se transforment donc en une agora. Cette prise de possession de la place marque, à notre
sens, le passage de l’espace sacré à l’espace matériel (la place publique). Pourquoi les Libanais basculent‐ils vers le public ? Les Libanais basculent vers le public pour exprimer des opinions librement et reconquérir les lieux publics qui sont confisqués depuis plusieurs années par le pouvoir en place. Nous nous intéressons, pour illustrer cela, au passage de l’espace religieux à la place publique.
La guerre des chiffres et l’absence de données exactes
Pendant l’enterrement de l’ancien Premier ministre, il n’y a plus de différence entre les religions. Simultanément, les cloches sonnent et le muezzin sunnite récite l’appel à la prière pour l’enterrement de Rafic Hariri et de ses compagnons. Il est indispensable de souligner le silence et la non‐mobilisation de la communauté chiite lors des funérailles. Les chiites représentent un tiers de la population, du moins d’après les données existantes (voir le point sur les statistiques). Les participants à cet enterrement sont 100 000 personnes au moins, selon le chiffre annoncé par les médias libanais et repris par les médias internationaux. Le chiffre de la mobilisation est considéré comme important pour un pays dont la population est estimée à quatre millions d’habitants. (Il est important de souligner l’absence de données exactes à propos du nombre total d’habitants au Liban. L’appareil statistique au Liban se caractérise par un manque dû à la méfiance que la classe politique entretient à l’égard de données susceptibles de remettre en cause les compromis politiques tirant leur fondement des résultats du recensement de 1932. La principale raison évoquée est que, dans un pays où l’équilibre confessionnel fragile est déjà rompu, provoquant des guerres civiles sanglantes, de nouveaux comptages de la population peuvent mettre au jour les écarts entre la représentation confessionnelle et la situation démographique réelle du pays. C’est pour cette raison qu’à partir de cette date, la comptabilisation des chiffres prend de l’ampleur et qu’une certaine course aux chiffres se déclenche entre les camps opposés. En effet, après les funérailles de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, une fois par semaine, l’opposition lance des appels à la mobilisation et à la manifestation contre la tutelle syrienne et contre le gouvernement en place et les médias comptabilisent le nombre de manifestants. Dès lors, la réussite d’une manifestation se mesure grâce au nombre de participants. Par la suite, cette course aux chiffres est marquante lors du décompte des chiffres pour la manifestation prosyrienne du 8 mars 2005 et celle antisyrienne du 14 mars 2005.
Ce qui ressort donc ici, c’est que les gens qui enterrent Hariri veulent dire au Liban qu’ils sont le Liban. Ils saturent les médias pour dire qu’à ce moment‐là, c’est le Liban qui est dans la rue. Il y a une bataille des chiffres qui fait que les prosyriens, au vu de la quantité de personnes qui participent à l’enterrement d’Hariri, décident à leur tour de mobiliser leur camp. Des centaines de milliers de personnes (1 600 000 selon les organisateurs, 1 500 000 selon Al‐Jazeera, 800 000 selon les forces de l'ordre et 200 000 selon Future Television) sont réunies dans une manifestation de soutien à la Syrie le 8 mars 2005 sur la place Riad‐el‐Solh. La réussite de la manifestation du 8 mars pousse les opposants à la Syrie à mobiliser encore plus de gens. Le 14 mars 2005, selon plusieurs sources, 1 000 000 de personnes participent à la manifestation qu’ils organisent, soit le quart de la population libanaise6. Celui qui réussit à mobiliser le plus de gens est donc, de fait,
considéré comme le représentant légitime du peuple libanais.
Les propos du correspondant de Libération, Nadim Labaky, qui explique après la manifestation des prosyriens du 8 mars 2005 que « les chefs de file, essentiellement druzes et chrétiens maronites, de l'opposition doivent réussir leur manifestation hebdomadaire s'ils veulent contrecarrer l'impression de force donnée par le Hezbollah7 »,
nous permettent de mieux comprendre l’état d’esprit général des hommes politiques libanais à ce moment‐là. Pour eux, le camp qui réussi à mobiliser le plus de gens gagne la partie.
Un deuil national est décrété pour l’Assassinat d’Hariri
Les funérailles d’Hariri marquent le début de cette course aux chiffres. De toute son histoire, Le Liban n’a jamais connu un rassemblement de cette ampleur. Les agences de presse annoncent plus de 100 000 personnes8 dans les rues de la capitale libanaise lors de ces funérailles. La foule marche derrière le cercueil de l’ancien Premier ministre, tué avec sept de ses gardes du corps, quelques jours plus tôt, dans un attentat à la voiture piégée. Commerces, administrations publiques et écoles sont fermés. Beyrouth, Tripoli (la métropole sunnite du Nord‐Liban) et Saïda (la ville natale de Hariri) sont des villes 6 El‐Chark El‐Awsat, jaridat El‐Arab El‐Douwaliya, n° 9 604, 15 mars 2005. 7 LABAKI Nadim, « L'opposition libanaise se mobilise à Beyrouth », Liberation.fr
8 « Liban : les obsèques de Rafic Hariri ont eu lieu dans un climat de tension », Le Monde du 15 février
désertes le jour de l’enterrement. Et pour cause. Le deuil national de trois jours décidé par le gouvernement coïncide avec la grève générale décrétée par l’opposition, pour qui la responsabilité de l’assassinat incombe au pouvoir et à son allié syrien.
Une unité de circonstance apparaît lors de l’enterrement
L’enterrement d’Hariri réussi à gommer momentanément les divergences qui existent entre les Libanais de nombreuses confessions. Il permet également de montrer une unité entre les chrétiens et certains musulmans qui ne correspond pas à l’image générale du pays car la religion est souvent un point de discorde et de conflit interne. Les guerres de 1975 à 1990 sont souvent décrites comme des guerres qui opposent les chrétiens aux musulmans et les causes des guerres sont « trop souvent réduites à une opposition simpliste entre la religion musulmane et chrétienne.9
» Or, il n’est pas rare de trouver des fractures dans chaque confession. Les alliances ne sont pas stables et changent avec le temps et les circonstances. L’unité évoquée plus haut est symbolisée par des signes religieux chrétiens qui se mélangent avec les signes musulmans et les chants religieux chrétiens avec les chants religieux musulmans. Le deuil permet‐il donc de gommer les divergences et l’émergence de visions communes entre certains Libanais ?
Les travaux de Gabriel Tarde qui montrent l’effet du deuil sur la foule nous permettent de mieux comprendre l’émergence de visions communes entre certaines parties de la société après l’assassinat de l’ancien Premier ministre : « Sous l’oppression d’une commune douleur, le convoi d’un ami, d’un grand poète, d’un héros national ? Celles‐là, pareillement, sont d’énergiques stimulants de la vie sociale ; et, par ces tristesses comme par ces joies ressenties ensemble, un peuple s’exerce à former un seul faisceau de toutes les volontés.10 » Ces visions communes sont amplifiées par l’ampleur de l’attentat et donnent lieu à un sursaut général. Les lycéens, les étudiants et les jeunes travailleurs retrouvent leurs parents, grands‐parents, oncles, tantes et amis pour les pousser à descendre dans la rue afin d’amplifier la contestation. 9 CORM Georges, Géopolitique du conflit libanais, Paris, La Découverte, 1986.
10 TARDE Gabriel, L’opinion et la Foule, Les Presses universitaires de France, avril 1989, 1re édition,
Des serments et des manifestations communes sont organisés entre chrétiens et musulmans
Mêlant signes de religion et signes religieux, la jeunesse libanaise s’engage publiquement dans les manifestations géantes de février et mars 2005. Le serment proclamé par Gebran Tuéni avant sa mort tragique11
sert de cri de ralliement pour l’unité nationale : « Au nom de Dieu le Tout‐Puissant, nous faisons le serment, chrétiens et musulmans, de demeurer unis, éternellement, pour défendre notre majestueux Liban.12
» Ce serment met en avant la vie commune islamo‐chrétienne et la protection des libertés. Aussi, sur la place du Musée, le 13 avril 2005, « pour la première fois après trente ans de conflit, seize représentants de communautés confessionnelles et religieuses proclament solennellement par une prière commune la fin des guerres du Liban.13
» En 2006, pendant l’attaque israélienne sur le pays, les déplacés à majorité chiites fuient les combats au sud pour venir se réfugier dans des villes comme Beyrouth et Tripoli. Ils sont accueillis aussi bien par des habitants de la communauté chiite que par des habitants d’autres communautés, essentiellement sunnites et maronites. Un toit, de la nourriture et des soins leur sont offerts. Après l’attaque, des dons récoltés par des représentants des différentes communautés témoignent de l’effort communautaire pour dédommager les victimes des agressions et reconstruire des quartiers ou des villages sinistrés par l’attaque israélienne de 2006.
Le « People Power », comparaison entre le Liban et d’autres pays
Pour que la résistance civile soit efficace, l’intention seule ne suffit pas, il faut aussi de la stratégie. Les médias du monde entier utilisent l’expression « People Power » pour désigner les mouvements qui suivent l’assassinat de Rafic Hariri. En suivant la pensée du philosophe Alain Touraine, nous pouvons constater que le mouvement de foule qui marche derrière le cercueil d’Hariri et demande la vérité sur l’assassinat d’Hariri et la liberté, peut être qualifié de « mouvement social » selon sa pensée. Au Liban, certains citoyens ne sont pas descendus dans la rue pour réclamer une hausse des salaires, mais la « vérité » sur la mort d’Hariri. Qui a tué Rafic Hariri ? Ils réclament aussi la « liberté » 11 Cahiers de l'Orient, n° 81 à 84, Société française d'édition et d'impression et de réalisation, 2005. 12 Discours prononcé le 14 mars 2005 sur la place des Martyrs par Gebran Tuéni et récité par les centaines de milliers de gens rassemblés. 13 L’Orient‐Le Jour du 14 février 2005.
et la fin de la domination syrienne sur le Liban. Les mouvements de revendication peuvent être perçus comme de nouveaux acteurs en lutte contre les éléments de domination actuels. La pensée d’Alain Touraine vient, dans notre cas, appuyer l’idée que, dans la société libanaise actuelle, « les nouveaux mouvements sociaux prennent la forme de la défense de thèmes personnels et moraux comme la liberté.14 » Autrement dit, comment l’être humain peut‐il se saisir de lui‐même et se construire à la fois comme individu singulier et comme acteur social ? En quoi consiste la pensée d’Alain Touraine ?
Les mouvements sociaux (la fin des classes sociales)
Pour Alain Touraine, « nos sociétés ont, en effet, la particularité de se produire elles‐ mêmes. En réalité, la notion même de société apparaît à partir du moment où elle n’est plus le fruit d’un ordre extra‐social, mais devient son propre fondement.15 » Touraine appelle « réflexivité » cette capacité de « mutation de son objet en un sujet capable de créer son identité et sa position sociale de son propre chef. Une capacité des sociétés à se produire elles‐mêmes. Dans les sociétés sans réflexivité, qui se reproduisent plus qu’elles ne se produisent, l’ordre social repose sur ce que Touraine appelle les garants métasociaux : la religion tout d’abord, mais aussi la monarchie, puis plus tard la raison, le progrès… Les sociétés industrielles, au contraire, sont le produit de leur propre action. L’actionnalisme de Touraine est donc d’abord une sociologie du travail, entendu non pas au sens courant d’activité professionnelle, mais au sens d’activité humaine créatrice de changement et également comme principe d’orientation des conduites humaines.16 » Au Liban, les manifestations qui suivent l’assassinat d’Hariri sont qualifiées par une partie des Libanais comme le début d’une nouvelle Indépendance pour le pays. Ils marquent ainsi une nouvelle étape dans l’histoire du Liban pour une partie de la population. C’est un événement important et marquant pour eux. Pendant les manifestations, aux thèmes de la « Vérité » et la « Liberté » vient s’ajouter celui de « l’Indépendance ». Des banderoles « Indépendance 2005 » sont portées par une grande partie des manifestants sur la place des Martyrs. Une nouvelle histoire du Liban se construit et ce mouvement de foule symbolise le début d’une seconde Indépendance pour le pays. Les manifestants
14 http://www.scienceshumaines.com/alain‐touraine‐des‐mouvements‐sociaux‐a‐l‐acteur_fr_30350.html. 15 Ibidem.
abandonnent donc les thèmes économiques pour des thèmes personnels et moraux, comme la vérité, la liberté et l’indépendance.