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Intermède pratique

1 La lecture, pour ressentir et (se) dire

1.2 Lʼœuvre touche (Une expérience qui touche)

1.2.2 Le lecteur tactile

Outre sa dimension matérielle rassurante, c’est parce que l’œuvre littéraire touche le lecteur qui la regarde qu’elle provoque une telle adhésion à la fiction. Cela correspond à ce

104 TREMBLAY, Michel, Un ange cornu avec des ailes de tôle, Montréal, Leméac, coll. « Babel », 1994, p. 101. 105 PETIT, Michèle, Éloge de la lecture, op.cit., p. 36.

que George Didi-Huberman écrit dans son essai Ce que nous voyons, ce qui nous regarde : « voir ne se pense et ne s’éprouve ultimement que dans une expérience du toucher107. » En effet,

« la rétine est d’abord une peau108 » qui s’efforce au contact, explique Daniel Bougnoux.

Cette conjugaison du sens de la vue et de celui du toucher est particulièrement sollicitée dans l’œuvre de littérature, laquelle fabrique des images dans l’intimité de la lecture. Aussi, lorsqu’on consulte les textes littéraires sur l’expérience de mondes parallèles, lesquels nous informent sur notre propre expérience des mondes de la fiction, on constate que l’expérience tactile en est partie prenante. Par exemple, dans The Magician’s Nephew, premier tome de la série The Chronicles of Narnia de C.S. Lewis, les personnages de Digory et Polly se retrouvent transportés dans « the wood between the worlds109 », une forêt creusée de

mares permettant d’accéder aux nombreux mondes existants dans cette œuvre. Leur expérience des mondes parallèles est marquée par le toucher, à l’image de l’expérience des mondes fictionnels chez le lecteur. Leur voyage dans un monde parallèle débute donc par une immersion (dans l’une des mares), qui surprend Digory lors de son premier voyage vers la forêt entre les mondes :

Uncle Andrew and his study vanished instantly. Then, for a moment, everything became muddled. The next thing Digory knew was that there was a soft green light coming down on him from above, and darkness below. He didn’t seem to be standing on anyhting, or sitting, or lying. Nothing appeared to be touching him. « I believe I’m in water », said Digory. « Or under water. » This frightened him for a second, but almost at once he could feel that he was rushing upwards. Then his head suddenly came out into the air and he found himself scrambling ashore, out on to smooth grassy ground at the edge of a pool.

As he rose to his feet he noticed that he was neither dripping nor panting for breath as anyone would expect after being under water. His clothes were perfectly dry. He was standing by the edge of a small pool – not more than ten feet from side to side – in a wood110.

107 DIDI-HUBERMANN, George, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992, p. 11. L’auteur

souligne.

108 BOUGNOUX, Daniel, La Communication par la bande, Paris, La Découverte, 1991, p. 63.

109 « le boisé entre les mondes » LEWIS, C.S., The Chronicles of Narnia, New York, Harper Collins, 2001

[1950-1956], p. 25.

110 « Oncle Andrew et son bureau disparurent instantanément. Puis, pendant un moment, tout devint

confus. La première chose qu’aperçut ensuite Digory fut une douce lueur verte qui l’éclairait d’en haut et l’obscurité sous lui. Il ne semblait pas se tenir sur quoi que ce soit, ni être assis ou allongé. Rien ne semblait le toucher. "Je crois que je suis dans l’eau", dit Digory. "Ou sous l’eau." Cela l’effraya pendant un instant, puis presqu’au même moment, il sentit qu’il était précipité vers le haut. Puis sa tête émergea soudainement de l’eau et il arriva tant bien que mal sur la berge, sur un sol doux et gazonné au bord de la mare.

Le monde du garçon dans lequel se tient son oncle s’évanouit – il ne le voit plus – et tout devient confus jusqu’à ce qu’il aperçoive une douce lumière verte au-dessus de lui. Il n’a pas l’impression de se tenir sur quoi que ce soit, ni d’être assis ni d’être couché ; « nothing appeared to be touching him111 ». Dans ce bref passage entre les mondes, Digory ne

ressent aucun contact, même lorsqu’il reconnaît qu’il est sous l’eau. Il émerge de la mare et se déplace vers le bord, il en sort complètement sec et sans être essoufflé. Ce n’est qu’au bord de la mare qu’il peut observer son environnement et notamment le « smooth

grassy ground112 » sur lequel il aborde. L’entre-monde est ici un passage aveugle où l’on n’est

touché par rien sauf à ses frontières : le bureau de l’oncle Andrew et l’herbe douce au bord de la mare. Celles-ci sont mises en relief par une hyperesthésie qui contraste avec l’absence de sensations du personnage dans l’espace intermédiaire. Le nouveau monde en paraît d’autant plus vivant pour Digory, qui sent presque les arbres pousser, boire l’eau par leurs racines :

This wood was very much alive. […] It was a rich place : as rich as plum cake113.

Pour le lecteur qui explore à sa manière les mondes parallèles de la fiction, le sens du toucher joue un rôle aussi important que pour le personnage de Digory dans l’évocation de ces mondes. Il lui permet, dans une même mesure que le personnage, d’être immergé dans ces mondes fictionnels.

Autre exemple d’exploration de mondes parallèles dans la fiction, autre comparaison avec l’activité tactile du lecteur dans sa propre exploration des mondes de la fiction. Dans The Subtle Knife, deuxième tome de la trilogie His Dark Materials de Philip Pullman, les différents mondes que mentionne le récit sont accessibles par des fenêtres qui semblent taillées dans l’air. Le personnage de Will trouve une de ces fenêtres par hasard et n’hésite pas à y entrer lorsqu’il comprend ce dont il s’agit :

[…] he pushed his tote bag through, and then scrambled through himself, through the hole in the fabric of this world and into another114.

Alors qu’il se leva, il remarqua qu’il ne dégouttait pas et qu’il ne cherchait pas sa respiration comme toute personne qui avait été sous l’eau. Ses vêtements étaient parfaitement secs. Il se tenait au bord d’une petite mare – pas plus de dix pieds d’un côté à l’autre – dans un boisé. » Ibid.

111 « Rien ne semblait le toucher. » Ibid. 112 « le sol doux et gazonné » Ibid.

113 « Ce boisé était très vivant. […] C’était un endroit riche : aussi riche qu’un gâteau aux fruits confits »

L’ouverture semble coupée dans le tissu d’un monde vers un autre, ce qui pourrait nous faire penser au tissu du texte, ouvrant lui aussi sur un monde parallèle lorsqu’il est déchiffré par un lecteur. Le tissu donne, comme dans l’exemple précédent, une matérialité aux frontières des mondes, dont le passage est cette fois-ci beaucoup plus rapide et immédiat – on peut même apercevoir l’autre monde en regardant par la fenêtre avant de s’y glisser. Dans ce roman, les ouvertures entre les mondes sont désignées comme des fenêtres (windows), ce qui nous informe, grâce à la fonction autotélique que l’on suppose à tout texte littéraire, sur la manière de voir les mondes fictionnels. La fenêtre indique une frontière, montre une coupure, mais elle permet aussi de laisser passer, de faire le lien, à l’image du code symbolique du langage. En effet, parce que les mondes fictionnels sont décrits à l’aide du système sémiotique, le texte (comme la fenêtre) permet au lecteur d’accéder au monde de la fiction.

La matérialité de la frontière entre les mondes s’accentue davantage lorsque Will devient le porteur du poignard subtil qui lui permet d’ouvrir lui-même des fenêtres sur les autres mondes. Il apprend alors à sentir les petits interstices dans le tissu du monde (« some

little snag in the empty air115 ») pour pouvoir y découper une ouverture :

It was like delicately searching out the gap between one stitch and the next with the point of a scalpel116.

Le tissu revient ici dans une variante physiologique, la peau, puisqu’on fait référence à l'intervalle entre des points de suture que l’on chercherait avec la pointe d’un scalpel. Le monde s’apparente à un organisme vivant, d’autant plus palpable à ses bords (comme dans The Magician’s Nephew), plaies ouvertes sur un autre monde. Le précédent porteur du poignard apprend aussi à Will à fermer les fenêtres qu’il ouvre :

Feel for the edge as you felt with the knife to begin with. You won’t feel it unless you put your soul into your fingertips. Touch very delicately ; feel again and again till you find the edge. Then pinch it together. That’s all. Try117.

114 « il poussa son fourre-tout au travers, et traversa lui-même, à travers le trou dans le tissu de ce monde

vers un autre. » PULLMAN, Philip, The Subtle Knife, New York, Dell Laurel-leaf, 2003 [1997], p. 13.

115 « un accroc dans le vide » Ibid., p. 162.

116 « C’était comme chercher délicatement l’écart entre une suture et la prochaine avec la pointe d’un

scalpel. » Ibid., p. 163.

117 « Touche les bords comme tu l’as fait avec le couteau. Tu ne le sentiras que si tu mets ton âme au bout

de tes doigts. Touche très délicatement ; touche encore et encore jusqu’à ce que tu trouves le bord. Puis pince-les ensemble. C’est tout. Essaie. » Ibid., p. 164.

Comme pour une étoffe très délicate ou une plaie nette, le garçon doit sentir et toucher les bords du monde pour les pincer ensemble et les recoller. À l’image du personnage de Will, le lecteur peut sentir les accrocs dans le tissu du texte (les « blancs » d’Umberto Eco), qui lui permettent d’y entrer et de compléter le monde fictionnel. Il le réalise parfois en s’insérant littéralement dans le texte et en le marquant de ses propres mots, schémas, gribouillis, etc. Il s’agit, nous le disions précédemment, d’une activité créatrice authentique et imprévisible, le lecteur devenant, par son expérience de lecture, co-créateur de l’œuvre.

Bien que le texte permette au lecteur, comme une fenêtre, d’accéder aux mondes possibles (fictionnels ou non, puisqu’il peut servir à décrire le monde réel), il s’interpose aussi entre le sujet et le monde. La coupure sémiotique du langage permet la transmission et la communication mais, en un sens, elle donne forme à un « fantôme », une illusion du monde absent (re)créé par le langage. Celle-ci résulte de la spécificité du signe, que décrit Daniel Bougnoux dans La Crise de la représentation :

Tout signe a une structure ou un fonctionnement spectral : il est et il n’est pas (ce qu’il désigne), on voit à travers, etc.118

En fonction de la finesse des technologies de reproduction, il est d’ailleurs, selon Bougnoux, plus ou moins difficile de « distinguer entre l’original et la copie, mais aussi entre la vie et la mort, ou entre le vivant et l’artificiel119 ».

On trouve une illustration de cette spectralité palpable de la coupure sémiotique dans la trilogie de Philipp Pullman. Dans leur exploration des mondes parallèles aux leurs, les personnages de Will et Lyra découvrent l’existence des spectres, des créatures diaphanes et effrayantes, uniquement visibles pour les adultes, et qui semblent se nourrir de leur âme120. Lorsqu’elles attaquent les humains et pressent leurs visages contre les

leurs, les spectres ne laissent qu’une enveloppe corporelle indifférente sans plus aucune volonté, un mort-vivant :

118 BOUGNOUX, Daniel, La Crise de la représentation, op.cit., p. 29.

119 Ibid. L’auteur fait référence aux travaux de Jacques Derrida sur le spectre.

120 Dans certains mondes décrits par l’auteur, comme celui de Lyra, l’âme des gens est matérialisée dans un

dæmon, créature qui accompagne son humain sous la forme d’un animal et qui prend une forme fixe à

They have no dæmons, so they have no fear and no imagination and no free will121.

En voyant ces victimes attaquées par des spectres dans d’autres mondes que le sien, Will s’aperçoit que ceux-ci existent peut-être aussi dans son monde – présenté comme notre monde réel et donc a priori dénué de créatures spectrales. Bien qu’ils y soient inconnus en tant que tels (car invisibles), les spectres seraient tout autant présents dans le monde de Will. En effet, les victimes des spectres, lorsqu’elles sont attaquées, adoptent un comportement semblable à celui de la propre mère de Will lorsque, parfois, elle semble effrayée sans raison apparente. Elle doit alors faire des choses qui paraissent insensées, comme compter les feuilles d’un buisson ou toucher toutes les planches d’une clôture, comme si en dirigeant son attention, elle était protégée d’une menace extérieure. Aussi, les spectres sont toujours présents et menaçants, même lorsqu’ils sont invisibles, que ce soit aux yeux des enfants qui ne les voient pas encore ou à ceux des adultes dans les mondes dans lesquels les créatures ne sont pas figurées.

C’est seulement dans le troisième tome de la trilogie, The Amber Spyglass, que les deux enfants découvrent que les spectres sont en réalité un produit du poignard subtil, lorsqu’il est utilisé pour ouvrir des fenêtres entre les mondes :

[…] they’re like the children of the abyss. Every time we open a window with the knife, it makes a Specter. It’s like a bit of the abyss that floats out and enters the world122.

Comme la coupure sémiotique, celle qui est opérée dans le tissu du monde fabrique un spectre qui s’interpose alors entre le sujet et le monde.

En retirant l’âme aux humains, le spectre les laisse dans un état entre la vie et la mort, que l’on peut difficilement distinguer à distance. On retrouve dans cet exemple tiré de la fiction l’idée, décrite par Daniel Bougnoux, selon laquelle le spectre « déjou[e] le face-à-face de la vie et de la mort […], de la présence et de la représentation : concept déconstructeur, le spectre perturbe ou brouille ces oppositions tenaces de la métaphysique123. » Les spectres des romans de Pullman, sorte d’ectoplasmes à la frontière

121 « Ils n’ont pas de dæmon, alors ils n’ont ni peurs ni imagination ni libre volonté. » PULLMAN, Philip,

The Subtle Knife, op.cit., p. 176.

122 « ils sont comme des enfants de l’abîme. À chaque fois que nous ouvrons une fenêtre avec le couteau,

cela crée un spectre. C’est comme si un morceau de gouffre s’échappait et entrait dans le monde. » PULLMAN, Philip, The Amber Spyglass, New York, Dell Laurel-leaf, 2003 [2000], p. 436.

du réel, délogent les humains d’eux-mêmes, les « "exapproprient" d’une certaine manière124 » :

He was alive but not alive ; he was indifferent to everything125.

De la même manière, le pouvoir évocateur du langage, capable de nous faire entrer dans des mondes fictionnels, comporte une part de dématérialisation. L’expérience de la lecture littéraire, comme toute expérience ayant recours aux signes, alors même qu’elle engage tout l’individu, fonctionne en tant qu’illusion. En réalité, le signe rappelle aussi continuellement l’inexistence de notre corps, qui ne prend forme qu’à travers l’imaginaire et le symbole.