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Intermède pratique

1 La lecture, pour ressentir et (se) dire

1.2 Lʼœuvre touche (Une expérience qui touche)

1.2.1 Le lecteur entier

Le potentiel thérapeutique de l’expérience lectorale repose sur la manière dont l’œuvre littéraire implique l’être entier du lecteur. Pour Charles Dantzig, le caractère hétérogène de la littérature la distingue de tous les autres écrits :

Ce qui fait qu’une phrase de littérature, écrite et lue, est différente d’une phrase de tout autre domaine de l’écrit, c’est cette vibration, qui vient de son impureté même94.

Ce caractère impur de l’œuvre fait que celle-ci s’adresse tantôt au raisonnement tantôt à l’émotion et le plus souvent, à toutes les dimensions du lecteur à la fois. C’est pourquoi la littérature est mieux à même de toucher le lecteur qu’un texte factuel, puisqu’elle s’adresse à lui dans son intégralité et non uniquement à ses facultés de réflexion. Par exemple, dans son essai La Lecture comme jeu, Michel Picard soutient que la lecture est un lieu de sublimation des pulsions telles qu’elles sont définies par Freud et marquent les stades d’évolution psychique du sujet et sa complexité : pulsions orales, qui se manifestent par une fascination pour le livre, une distanciation minimale d’avec l’histoire et une quasi- passivité par rapport à son déroulement ; pulsions scopiques, qui expliquent la curiosité passionnée pour le récit et le désir de son dévoilement ; pulsions anales, qui se traduisent par un besoin de maîtrise et de déchiffrement des signes ; pulsions génitales par le biais d’un déplacement95. L’œuvre littéraire ferait donc notamment appel au lecteur dans sa

dimension pulsionnelle.

94 DANTZIG, Charles, Pourquoi lire ?, Paris, Grasset, 2010, p. 36.

Dans son essai, Picard fait le rapprochement entre l’espace transitionnel de la lecture et celui du jeu car ces deux activités « se déroule[nt] dans un univers à part96 ».

L’espace transitionnel est un état intermédiaire entre l’incapacité à accepter la réalité et la capacité progressive à le faire par le biais de la représentation, ce qui constitue l’essence de l’illusion et donc de la fiction et du jeu. Michel Picard indique que dans l’espace de la lecture comme du jeu, le sujet se dédouble car c’est là une condition au bon fonctionnement de l’aire transitionnelle :

[…] l’aire transitionnelle semble ne pouvoir être efficace, remplir sa fonction, que si l’activité compliquée qui y prend place, et la constitue, détermine un véritable

dédoublement97.

Pour Picard, le sujet lecteur se divise en sujet lu, qui s’abandonne passivement aux émotions suscitées par la lecture, en sujet liseur, qui « maintient sourdement, par ses perceptions, son contact avec la vie physiologique, la présence liminaire mais constante du monde extérieur et de sa réalité98 », et en sujet lectant, qui « fait entrer dans le jeu, par plaisir, la secondarité,

l’attention, la réflexion, la mise en œuvre critique d’un savoir, etc.99 » Paradoxalement, c’est

ce dédoublement qui permet au lecteur de se constituer comme sujet et de distinguer ce qui se trouve à l’intérieur et à l’extérieur de lui. Le sujet s’inscrit dans l’aire transitionnelle de la lecture, au croisement de l’espace fictionnel et du monde réel, ce qui lui permet d’explorer et de réunir ces espaces auxquels il appartient et qui le nourrissent. En identifiant les trois postures du lecteur, Michel Picard indique la complexité de celui-ci et la nécessité de considérer l’expérience lectorale dans toute sa richesse.

Le texte, au même titre que l’image, s’appuie sur des fonctionnements psychiques de base, lesquels renvoient au développement et à l’évolution de l’enfant. Nous pouvons ainsi identifier des schémas communs à tous les lecteurs et retrouver ce qui, dans le dispositif littéraire, soutient leur élaboration. Ces schémas, comme l’indique Serge Tisseron, « s’organisent au carrefour de trois séries de facteurs : les éprouvés corporels (rythmes, positions, sensations diverses, etc.) ; les possibilités de communication de l’enfant ; et les réponses maternelles100. » Même si ces facteurs semblent éloigner notre

96 Ibid., p. 111. 97 Ibid., p. 112.

98 PICARD, Michel, La Lecture comme jeu, op.cit., p. 214. 99 Ibid., p. 214 notamment.

propos de l’activité symbolique de la lecture, il ne faut pas s’étonner que toute activité psychique s’élabore à partir d’une fonction physiologique. La sollicitation mutuelle de l’enfant et de son entourage proche permet ainsi, selon Tisseron, l’élaboration de deux schémas psychiques : le schéma d’enveloppement et celui de transformation. Le premier schéma permet, d’une part, de sentir que nous contenons nos contenus, physiques et psychologiques et, d’autre part, de nous sentir contenus par le monde qui nous entoure. Le second schéma permet de sentir que nous pouvons nous transformer nous-mêmes et transformer le monde qui nous entoure. Le texte littéraire, en tant que création humaine, s’appuie nécessairement sur ces deux opérations psychiques essentielles, que l’on retrouve à la fois dans l’activité lectorale et dans le texte lui-même. Le dispositif de l’atelier de lecture et d’écriture reprend à son compte les fonctions d’enveloppement et de transformation inscrites dans les œuvres utilisées afin d’encourager ces deux types de fonctionnement chez les participants.

Les travaux de Michèle Petit font écho aux propositions de Serge Tisseron sur les schémas psychiques de base en approfondissant leurs implications pour la lecture. En étudiant le lecteur à l’aide d’une approche anthropologique, Petit a reconnu le caractère enveloppant du livre, qu’elle nomme « hospitalité de la lecture » et qu’elle renvoie au refuge du corps maternel101. En mettant des mots sur les « choses », les transformant ainsi

en « objets », le langage agit d’emblée comme un contenant symbolique pour le lecteur. Le signe conserve toutefois de sa rencontre initiale avec le réel à l’origine du langage une violence qui traduit la brutalité de ce qui vient avant la représentation. Aussi, le lecteur gagne-t-il, dans un espace protégé – celui de la représentation, un certain accès à l’insaisissable, lequel est alors plus aisément manipulable car, comme l’indique Arnaud Rykner, « l’œuvre rétablit la circulation que le langage a suspendue entre nous-mêmes et le réel102. » La dimension matérielle de la lecture, le livre que l’on doit ouvrir103, avec sa

typographie, sa ponctuation et son déroulement linéaire par l’enchaînement des mots et des phrases dans une seule direction, offre aussi au lecteur l’impression « d’être contenu ». Le cadre contenant se trouve également dans l’ensemble de règles grammaticales et

101 PETIT, Michèle, Éloge de la lecture, op.cit., p. 30-31.

102 RYKNER, Arnaud, « Les spasmes du subjectile : brutalité du pan de Balzac à Proust », dans MATHET,

Marie-Thérèse (dir.), Brutalité et représentation, Paris, L'Harmattan, coll. « Champs visuels », 2006, p. 318.

103 Ou que l’on doit allumer… Le livre électronique n’est pas complètement dépourvu de matérialité et il

narratives qui sont suffisamment respectées pour que le texte soit compréhensible par le lecteur. En effet, le texte littéraire, même s’il devrait défamiliariser le lecteur d’avec le langage habituel et normé, doit rester lisible. Cette hospitalité du livre peut parfois être doublée dans la pratique de la lecture, par une couverture, un coussin confortable ou plusieurs, ce dont témoigne Michel Tremblay dans Un ange cornu avec des ailes de tôle :

Notre sofa du salon, une vieille affaire qui avait été en velours coupé et rouge vin dans des jours meilleurs mais qui avait fini par ressembler à un gigantesque animal battu couché sur le côté, était mon refuge pour la lecture. J’avais pris l’habitude de me construire avec trois des coussins (deux pour les murs, un pour le toit) un abri dans lequel je me sentais en sécurité même quand je lisais ces histoires terrifiantes que j’avais déjà commencé à aimer104 […].

Mais, la lecture et l’œuvre, aussi enveloppants soient-ils, sont en même temps des espaces de transformation. Le processus de lecture engage le lecteur à d’abord actualiser le texte pour en explorer le monde, lui ouvrant ainsi d’autres horizons. De plus, le processus de symbolisation, dans lequel le symbole se structure et est approprié en tant que fait psychique personnel, agit nécessairement comme un agent de transformation sur le lecteur. Par ailleurs, l’usage littéraire du langage implique une défamiliarisation plus propice à encourager le lecteur à regarder les choses sous un angle nouveau. La lecture, note Michèle Petit, réoriente le regard et ouvre aux possibles, à l’ailleurs, mais également à l’intériorité : « l’agrandissement de l’espace extérieur permet un agrandissement de l’espace intérieur105. » Nous rapprocherons les fonctions contenante et transformante du

dispositif littéraire à deux façons de lire et donc de considérer l’œuvre de littérature : celle du texte de plaisir et celle du texte de jouissance, pour reprendre la distinction de Roland Barthes106. Le texte de plaisir, qui conforte le lecteur dans ce qu’il connaît, renvoie

principalement au schéma psychique d’enveloppement. À l’inverse, le texte de jouissance ouvre l’horizon du lecteur et le sort de sa « zone de confort » habituelle, renvoyant ainsi au schéma de transformation.