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Intermède pratique

1 La lecture, pour ressentir et (se) dire

1.1 La lecture comme expérience

1.1.2 Du dispositif littéraire au lecteur

Lorsqu’on considère le processus de la lecture, on doit se rappeler que ce qui, sans être complètement conscient ou maîtrisé, sous-tend toute lecture concerne la manière dont le lecteur active le texte, le rend vivant. Dans un article du collectif Le Texte du lecteur, Louis-Philippe Carrier nomme le résultat de ce processus d’activation « l’infratexte sensible

58 RYKNER, Arnaud, Pans. Liberté de l'œuvre et résistance du texte, Paris, José Corti, coll. « Les Essais », 2004,

p. 17.

59 ARON, Thomas, Littérature et littérarité, op.cit., p. 51. 60 Ibid.

du lecteur61 », lequel désigne plus précisément « le produit de la lecture – cette émanation

du lecteur dans sa "transaction" avec le texte62 ». Cet infratexte n’est généralement pas

visible, il se vit intérieurement « et sur le mode affectif63 » ; il tient à la manière dont le

lecteur éprouve et sent le texte. Une lecture littéraire « sensible » insisterait donc sur « l’organe affectif » du lecteur, qui peut, selon Carrier, apprendre à exercer son affectivité de la même manière que le fait l’acteur. En effet, celui-ci travaille davantage la compréhension sensible d’un texte que sa compréhension intellectuelle, bien que ces deux formes de compréhension puissent s’enrichir l’une l’autre.

L’article de Carrier porte principalement sur l’enseignement de la littérature, dont certaines propositions peuvent nous être utile dans l’atelier thérapeutique de lecture et d’écriture. Son propos nous encourage à considérer la lecture comme une rencontre que le lecteur, sur le plan affectif, organise et anime auprès du texte. Le terme de rencontre souligne bien l’idée d’arriver à mi-chemin, laquelle implique que (bien que ce ne soit pas toujours le cas !) le lecteur doit trouver la « distance optimale » entre le texte et lui-même pour que l’un et l’autre soient « respectés ». Bien entendu, le texte peut être au départ plus ou moins loin du lecteur et il peut être l’occasion pour ce dernier de « dilater sa sensibilité64 », de sortir de sa « zone de confort ». En effet, et comme le rappelle Carrier :

[…] parce qu’elles provoquent une expérience de la résistance, de la distance, voire du conflit entre son propre univers émotionnel et ceux que dessinent les textes […] la lecture d’œuvres distantes et fortes peut être une médiation pour le développement65.

Ainsi, et notamment dans un contexte d’apprentissage, le développement de la sensibilité du lecteur est aussi important que celui de ses savoirs lacunaires : langue, contexte historique et social, choix esthétiques.

61 CARRIER, Louis-Philippe, « L’infratexte sensible du lecteur », dans MAZAURIC, Catherine, FOURTANIER,

Marie-Josée et LANGLADE, Gérard (dir.), Le Texte du lecteur, Bruxelles, Peter Lang, coll. « ThéoCrit »,

vol. 2, 2011, p. 99.

62 Ibid. 63 Ibid.

64 JOUVET, Louis, Témoignages sur le théâtre, Paris, Flammarion, 1952, p. 238, cité dans CARRIER, Louis-

Philippe, « L’infratexte sensible du lecteur », loc.cit., p. 103.

65 NONNON, E., « Travail des mots, travail de la culture et migration des émotions : les activités de

français comme techniques sociales du sentiment », dans BROSSARD, M. et FIJALKOW, J. (dir.), Vygotsky et

les recherches en éducation et en didactique, Bordeaux, PUB, 2008, p. 107, cité dans CARRIER, Louis-Philippe, , « L’infratexte sensible du lecteur », loc.cit., p. 103.

Dans son article, Louis-Philippe Carrier indique trois éléments qui peuvent influencer le rapport sensible du lecteur au texte. Le premier de ces éléments est la conscience qu’a le lecteur de son propre « feuilletage identitaire », auquel correspond un feuilletage du texte équivalent. Grâce à des points de rencontre entre leurs couches respectives, il se crée « une zone de partage » entre le lecteur et le texte, dont les « lieux d’indécision […] permettent le travail créatif66 » du lecteur. Le lecteur peut aussi, comme

l’acteur, recourir à sa « mémoire affective pour réactiver en [lui] des sentiments déjà éprouvés67 » et ainsi s’engager dans le texte à partir de son vécu personnel. En

fonctionnant par association, une telle mémoire peut, d’une part, aider à bâtir « un pont affectif entre [son] univers et celui du texte68 » et d’autre part, « ramener à [sa] conscience

des situations qui ont en partage une même tonalité affective69. » L’imagination est le

troisième élément permettant au lecteur de moduler son rapport au texte, en lui permettant de combler l’écart entre sa propre expérience et celle de l’œuvre. En effet, parce que le texte littéraire est ouvert et, par conséquent, incomplet, le lecteur a un rôle créatif vis-à-vis de lui. Son travail d’imagination permet, explique Carrier, « une participation plus intense à l’univers du texte et une compréhension plus profonde des actions et des pensées des personnages70. » Dans l’expérience lectorale, le rapport sensible

du lecteur au texte peut s’enrichir progressivement au fil du parcours de lecture. Nous intégrons donc les propositions de Carrier au dispositif littéraire et à notre pratique en atelier de lecture, laquelle encourage les participants à développer un rapport sensible et créatif avec l’œuvre littéraire.

Lorsqu’on pense au caractère incomplet du texte, on peut s’imaginer, comme Umberto Eco et, avant lui, Wolfgang Iser71, que celui-ci comporte des « blancs ». Ces

« blancs » ouvrent le texte à l’activité créatrice du lecteur ; ils lui aménagent un espace où se glisser et l’incorporent d’office dans le dispositif littéraire. À travers ces « blancs », le texte renvoie toujours à autre chose, qui échappe aux mots. Ce phénomène montre que le réel est toujours présent sous le symbolique car :

66 CARRIER, Louis-Philippe, « L’infratexte sensible du lecteur », loc.cit., p. 105. 67 Ibid.

68 Ibid., p. 106. 69 Ibid.

70 Ibid., p. 108.

L'œuvre, quoique verbale, débouche toujours sur autre chose que du verbal72.

Les « blancs » du texte permettent ainsi au lecteur, alors co-créateur, d’avoir un accès momentané et partiel au réel sous le texte. L’idée d’un lecteur co-créateur se distingue ici de celle du « Lecteur modèle » d’Umberto Eco qui, lui, est inscrit dans le texte et agit en coopération avec lui73. Le lecteur co-créateur actualise le texte en l’investissant et en s’y

investissant par sa lecture, dans un mouvement actif qui donne d’ailleurs lieu à son propre « texte du lecteur74 ».

Plutôt que d’être considérés comme des lacunes donc, les « espaces de non-dit » de l’œuvre littéraire sont un facteur important de son efficacité esthétique. Lars Gyllensten note d’ailleurs que l’indistinction (indistinctness) certaine des mondes fictionnels contenus dans les œuvres est jugée indispensable par leurs créateurs :

[…] many artists and other creators of « possible worlds » have stressed that obscurity and chance can have extremely valuable and effective connections with their creativeness75.

Pour un lecteur qui aurait beaucoup d’imagination, un texte contenant un minimum d’informations serait quand même le point de départ d’un monde fictionnel. C’est le cas, par exemple, pour Marcel Proust qui aimait lire des horaires de chemin de fer, suffisamment évocateurs à ses yeux, raconte son ami Maurice Duplay dans une anecdote rapportée par Alain de Botton :

Rather, this timetable was read and enjoyed as though it were a gripping novel about country life, because the mere names of provincial stations provided Proust’s imagination with enough material to elaborate entire worlds, to picture domestic dramas in rural villages, shenanigans in local government, and life out in the fields76.

72 JOUVE, Vincent, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, coll. « Écriture », 1992, p.10.

73 ECO, Umberto, Lector in fabula. Le rôle du lecteur, Paris, Grasset, coll. « Le livre de poche », 1985 [1979]. 74 MAZAURIC, Catherine, FOURTANIER, Marie-Josée et LANGLADE, Gérard (dir.), Le Texte du lecteur, op.cit. 75 « beaucoup d’artistes et autres créateurs de "mondes possibles" ont souligné que l’obscurité et la chance

peuvent avoir des connexions extrêmement effectives et valables avec leur potentiel créatif. » GYLLENSTEN, Lars, « Possible Worlds – a Chorus of a Multitude of Souls », dans ALLÉN, Sture (dir.),

Possible Worlds in Humanities, Arts and Sciences, Proceedings of Nobel Symposium 65 (1986), Berlin/New

York, Walter de Gruyter, coll. « Research in text theory », vol. 14, 1988, p. 289.

76 « Cet horaire de chemin de fer était plutôt lu et apprécié comme s’il était un roman passionnant sur la

vie de campagne, car les noms mêmes des stations de province fournissaient à l’imagination de Proust suffisamment de matériau pour élaborer des mondes entiers, pour se représenter des drames domestiques dans des villages ruraux, des manigances dans les gouvernements locaux et la vie dans les champs. » BOTTON, Alain de, How Proust Can Change Your Life, New York, Vintage Books, 1997, p. 44.

L’expérience esthétique nécessite donc des conditions – un dispositif – adapté à l’interaction créative du récepteur, où celui-ci peut s’introduire.

L’interaction créative du lecteur avec l’œuvre littéraire fait appel à certaines compétences, dont la création de simulations. Celle-ci, indique Jean-Marie Schaeffer, est une compétence essentielle de la conscience humaine :

En effet, une des valeurs d'adaptation de la conscience – conçue comme faculté d'avoir des représentation mentales – réside dans le fait qu'elle permet aux êtres qui en disposent de simuler des scénarios d'interaction (avec le monde ou avec des congénères) et de tester leurs conséquences probables sans encourir le risque d'une sanction expérimentale directe. Dennett77 a noté que l'évolution de la conscience

(comme capacité mentale spécifique) crée les possibilités pour un décrochage temporel de plus en plus grand entre perception de stimuli et réaction motrice ; ce temps de latence entre la perception des stimuli et la réaction est utilisé essentiellement pour parcourir mentalement différents scénarios réactionnels envisageables et tester leurs conséquences probables étant donné les caractéristiques des stimuli entrants78.

La création de simulation, lorsqu’elle est appliquée à d’autres individus à partir de notre propre système décisionnel, est nommée mind-reading (lecture de l’esprit) par les sciences cognitives. En effet, elle permet jusqu’à un certain point de « lire » l’esprit des autres en élaborant des représentations de leur « état mental », indiquent Vittorio Gallese et Alvin Goldman :

Mind-reading is the activity of representing specific mental states of others, for example, their perceptions, goals, beliefs, expectations, an the like. It is now agreed that all normal humans develop the capacity to represent mental states in others79.

La lecture de l’esprit repose sur la possibilité de réaliser des simulations, laquelle est soutenue, à un niveau physiologique, par les neurones miroirs (mirror neurons), découverts par Gallese et ses collaborateurs à l’Université de Parme. Les neurones miroirs répondent de la même façon lorsqu’un individu accomplit une action et lorsqu’il regarde un autre individu accomplir la même action. Ils semblent être à la base de l’attention que nous portons à notre entourage, laquelle fonde l’empathie neuronale et éventuellement le

77 DENNETT, Daniel C., Counsciousness Explained, Harmondsworth, Penguin, 1993 [1991], p. 171-226. 78 SCHAEFFER, Jean-Marie, Pourquoi la fiction ?, op.cit., p. 80.

79 « La lecture de l’esprit consiste à (se) représenter les états mentaux spécifiques des autres, comme par

exemple, leurs perceptions, buts, croyances, attentes, et autres. On s’entend maintenant sur le fait que tous les humains normaux développent la capacité de (se) représenter les états mentaux des autres. » GALLESE

Vittorio et GOLDMAN, Alvin, « Mirror Neurons and the Simulation Theory of Mind-reading », Trends in

sentiment de sympathie80. La lecture de l’esprit est autant sollicitée par la lecture de fiction

littéraire que par la vie, puisqu’elle est nécessaire à la compréhension des réactions des personnages et de leurs interactions. Elle explique l’intérêt que nous portons à ces simulations d’entités anthropomorphiques, qui présentent les caractères essentiels à une relation humaine. Cet intérêt est donc ancré dans notre fonctionnement physiologique, faisant de la lecture de fiction une expérience réelle et ce, jusqu’à un niveau neuronal, point de départ du processus cognitif et émotionnel.

Contrairement aux humains « normaux », l’individu psychotique présente une capacité de lecture de l’esprit qui est déficiente. Cela explique la présence de symptômes « autistiques » chez celui-ci. En effet, à défaut de lecture de l’esprit fonctionnelle, le psychotique éprouve des difficultés à développer des interactions sociales et à échanger avec son entourage. Il ne possède pas les outils pour interpréter correctement les signaux de la communication et des relations sociales ; c’est pourquoi il montre des signes d’« égocentrisme » et de repli sur soi. Or, notre hypothèse de recherche suppose que la fréquentation régulière d’œuvres littéraires peut contribuer à réadapter les individus souffrant de psychose, par le biais des émotions qu’elles provoquent et qui seraient le point de départ d’un intérêt pour soi-même et pour les autres en réactivant l’activité de l’esprit, voire celle des neurones miroirs.