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Intermède pratique

1 La lecture, pour ressentir et (se) dire

1.2 Lʼœuvre touche (Une expérience qui touche)

1.2.3 Le lecteur corporel

Le corps n’est pas un objet. […] Qu’il s’agisse du corps d’autrui ou de mon propre corps, je n’ai pas d’autre moyen de connaître le corps humain que de le vivre, c’est-à-dire de reprendre à mon compte le drame qui le traverse et de me confondre avec lui.

Maurice Merleau-Ponty On observe, comme le rappelle Vincent Jouve, que la fiction, bien qu’elle fasse appel à l’imaginaire, provoque des sensations et des émotions bien réelles :

La lecture […] repose sur l'imbrication complexe de l'imaginaire, du réel et du symbolique que requiert toute exécution « normale » de la vie sociale. Le lecteur de roman s'identifie au personnage (en tant que lisant), se projette dans sa situation (en tant que lu), mais conserve un recul (en tant que lectant). La démarche imaginaire est ainsi équilibrée par un retour au réel dans un mouvement de va-et-vient qui permet à la fiction de s'établir comme symbolique. Le monde fictif, en tant que semble-réel, suscite des expériences qui ne sont pas ressenties moins intensément que les expériences de la vie ordinaire126.

L’intensité des expériences de lecture requiert un minimum d’attention, qui est une forme simple d’empathie. En deçà de cette empathie, la lecture fait appel à la dimension corporelle, dont les signes s’estompent avec l’âge (quoique plusieurs lecteurs adultes parlent des déambulations qu’activent les livres chez eux), mais que l’on remarque facilement chez les enfants qui bougent souvent en écoutant un conte ou qui, « après

124 Ibid., p. 30.

125 « Il était en vie, mais pas en vie ; il était indifférent à tout. » PULLMAN, Philip, The Subtle Knife, op.cit,

p. 258.

avoir lu ou entendu une histoire, la mettent en jeu, en scène, en mouvements127 » souligne

Michèle Petit.

Dans Un ange cornu avec des ailes de tôle, Michel Tremblay rapporte que lorsqu’il était adolescent, il avait l’habitude de lire dans un gros fauteuil de cuirette rouge dont l’un des bras portait une brûlure de cigarette et qu’il triturait constamment, par nervosité, lorsqu’il était emporté par ses romans d’aventures. Sa mère, que son manège et sa manière de se trémousser sur le fauteuil agaçaient, le menaçait régulièrement de la sorte :

Michel, si t’arrête pas de te tortiller comme une chenille sur ce fauteuil-là, j’vas aller acheter une can de Raid ! Si au moins j’pouvais rêver que tu te transformes en papillon, un jour128 !

Cet exemple tiré du parcours de lecteur de Tremblay illustre la réalité de l’expérience corporelle de la lecture, laquelle n’est pas aussi passive que nous le laisse croire les représentations d’une posture assise de référence.

Si l’on peut dire d’une œuvre qu’elle « nous touche », ce n’est donc pas uniquement en raison de l’empathie que l’on ressent vis-à-vis d’elle, mais aussi (d’abord) parce qu’on la ressent dans notre corps. Cette expérience n’est d’ailleurs pas étrangère au support matériel du livre, qui participe à son effet d’enveloppement. Certains lecteurs sont extrêmement attachés à l’objet-livre, en apprécient l’odeur, le poids, le grain du papier, la typographie, etc. C’est d’ailleurs à ce premier contact physique que se sont limitées les premières expériences du livre pour Michel Tremblay. En effet, avant même de pouvoir lire, il fut commissionnaire de sa grand-mère infirme et grande lectrice, qui échangeait des livres avec sa voisine. Lorsqu’il put enfin lire, il garda un contact physique étroit avec les livres et il les conservait dans son lit :

J’avais emprunté les trois volumes des Enfants du capitaine Grant à la Bibliothèque municipale et je dormais avec, celui que je lisais posé contre ma tête pour pouvoir le humer même en dormant, les deux autres disposés n’importe où sur la couverture, sujets à voyager durant la nuit selon les mouvements de mon corps, présences réconfortantes entre mes cuisses, sur mes pieds ou au creux de mes reins129.

À la manière d’un doudou, l’objet-livre se situe à la limite entre l’expérience de la réalité et celle de la fiction, dans l’espace transitionnel qui les sépare. Il montre que l’on ne peut

127 PETIT, Michèle, Éloge de la lecture, op.cit., p. 29.

128 TREMBLAY, Michel, Un ange cornu avec des ailes de tôle, op.cit., p. 133. 129 Ibid., p. 80.

faire l’économie de la vie réelle et, au contraire, renforce celle-ci et notre relation au monde, comme le souligne Jean-Marie Schaeffer :

La fiction, par son existence même, témoigne du fait que notre vie durant nous restons redevables d'une relation au monde […] elle est un des lieux privilégiés où cette relation ne cesse d'être renégociée, réparée, réadaptée, rééquilibrée – dans un bricolage mental permanent auquel seule notre mort mettra un terme130.

Le contact du lecteur avec l’œuvre littéraire marque le corps de celui-ci de signes et l’entraîne dès lors, selon Michel Foucault, dans un autre espace :

[…] dans un lieu qui n’a pas de lieu directement dans le monde, [il fait] de ce corps un fragment d’espace imaginaire qui va communiquer avec […] l’univers d’autrui131.

Aussi, l’expérience lectorale a-t-elle réellement la capacité de transporter le lecteur et son corps dans un monde parallèle, où il peut ressentir des perceptions et éprouver des émotions semblables à ceux de la réalité. Comme le dit Foucault dans son essai sur le corps utopique, les signes arrachent le corps à son espace propre et le projettent dans un autre espace. Le philosophe explique ce phénomène par la caractéristique essentielle du corps d’être « toujours ailleurs132 » :

[le corps] est lié à tous les ailleurs du monde, et à vrai dire il est ailleurs que dans le monde. Car c’est autour de lui que les choses sont disposées, c’est par rapport à lui […] Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser le corps n’est nulle part : il est au cœur du monde133.

On s’aperçoit alors avec Foucault que le corps (comme un tout) existe uniquement (en ce qu’il occupe un lieu) à travers l’imaginaire. Une telle expérience du corps est rendue sensible par le reflet du miroir et le cadavre, deux lieux qui sont en réalité inaccessibles. Ainsi,

[…] on découvre que seules des utopies peuvent refermer sur elles-mêmes et cacher un instant l’utopie profonde et souveraine de notre corps […]134.

La fiction apparaît alors, paradoxalement, comme un moyen de faire exister notre corps, dans un espace autre. Cela dit, on s’étonne moins de la remarque suivante, improbable au

130 SCHAEFFER, Jean-Marie, Pourquoi la fiction ?, op.cit., p. 327. 131 FOUCAULT, Michel, Le Corps utopique, les hétérotopies, op.cit., p. 15. 132 Ibid., p. 17.

133 Ibid., p. 17-18. 134 Ibid., p. 19.

premier abord, du personnage de la grosse femme dans le roman La Duchesse et le roturier de Michel Tremblay :

C’est juste que des fois j’étouffe parce que toute est trop petit ! J’ai besoin… d’espace. Peut-être parce que j’ai un gros corps, j’le sais pas… Mais j’en ai pas, d’espace, icitte, pis j’en trouve dans les livres135 !

Parallèlement à la spectralité évoquée précédemment, la trilogie His Dark Materials souligne l’hésitation du signe entre la vie et la mort en superposant le monde des vivants et celui des morts, dont les frontières sont pourtant plus difficilement franchissables. Lorsque, à un moment, Will utilise le poignard pour ouvrir une fenêtre, il rencontre la texture d’un monde étrange qui se révèle, à première vue, identique à celui dans lequel ils se tiennent déjà :

He felt in the air with the knifepoint. And at once he was aware of a new kind of sensation. The blade seemed to be sliding along a very smooth surface, like a mirror, and then it sank through slowly until he was able to cut. But it was resistant, like heavy cloth, and when he made an opening, he blinked with surprise and alarm : because the world he was opening into was the same in every detail as the one they were already standing in136.

Dans cet extrait, le personnage rencontre un monde dont la surface est comparée à un miroir et qui semble être l’image du monde dans lequel il se tient. Il s’agit du monde des morts, dans lequel il rencontrera les fantômes des morts, autres images-miroirs, cette fois- ci, de cadavres. En conjuguant le miroir et le cadavre, ce passage montre leur contiguïté et réfléchit la capacité de l’œuvre littéraire à suspendre momentanément l’utopie intrinsèque du corps chez le lecteur et le faire exister dans l’espace parallèle de la fiction. On constate aussi que l’écrasement d’un monde sur l’autre efface provisoirement la « différance137 » et

suspend la coupure habituelle du signe dans une « plus grande proximité retrouvée138. »

135 TREMBLAY, Michel, Chroniques du Plateau-Mont-Royal, Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud,

coll. « Thésaurus », 2000, p. 530. Toutes les citations tirées des romans de Michel Tremblay proviennent du recueil des Chroniques du Plateau-Mont-Royal, lequel contient les titres suivants : La Grosse femme d’à côté est

enceinte, Thérèse et Pierrette à l’école des Saints-Anges, La Duchesse et le roturier, Des nouvelles d’Édouard, Le Premier Quartier de la lune, Un objet de beauté.

136 « Il sentit l’air avec la pointe du couteau. Immédiatement, il ressentit une nouvelle sorte de sensation.

La lame semblait glisser sur une surface très lisse, comme un miroir, puis elle s’y enfonça lentement jusqu’à ce qu’il soit capable de couper. Mais c’était résistant, comme une lourde étoffe et lorsqu’il fit une ouverture, il cligna des yeux de surprise et d’inquiétude : parce que le monde dans lequel il faisait une ouverture était le même, dans tous les détails, que celui dans lequel ils se tenaient déjà. » PULLMAN, Philip,

The Amber Spyglass, op.cit., p. 219.

137 Terme utilisé par Jacques Derrida dans L’Écriture et la différence pour désigner la béance sémiotique. 138 BOUGNOUX, Daniel, La Crise de la représentation, op.cit., p. 23.

La brutalité de la présence réelle causée par l’absence de distance représentative entre le monde des vivants et celui des morts apparaît rapidement lorsque Will et Lyra se trouvent nez à nez avec le fantôme de l’homme qu’ils ont vu mort quelques instants plus tôt dans le monde des vivants :

It was the man he’d seen not ten minutes before, stark dead in the bushes with is throat cut. He was middle-aged, lean, with the look of a man who spent most of the time in the open air. But now he was looking almost crazed, or paralyzed, with shock. His eyes were so wide that the white showed all around the iris, and he was clutching the edge of the table with a trembling hand. His throat, Will was glad to see, was intact.

He opened his mouth to speak, but no words came out. All he could do was point at Will and Lyra139.

Ironiquement, c’est le fantôme qui est le plus effrayé, paralysé, et les yeux agrandis par la peur et fixes, offrant une illustration au propos suivant de Daniel Bougnoux :

Le spectre […] c’est aussi celui qui me voit, me fixe140 […].

Bien que la gorge du fantôme soit maintenant intacte (alors qu’il est mort égorgé), il n’arrive pas à parler, comme privé de tout langage par la brutalité de la situation. Sans émettre un son, il pointe vers les deux enfants et à travers eux, vers le lecteur avec lequel il partage sa terreur. Celle-ci, explique Daniel Bougnoux,

[…] met le sujet à terre, collé au phénomène, pénétré par ce qui arrive dans un mélange panique, sans distance ni image ni recul possible, sans mots ni signes141.

Ainsi, l’absence de médiation entre le sujet et le monde, dont témoigne l’écrasement du monde des morts et de celui des vivants dans le roman, est tout aussi, voire davantage, problématique que la spectralité dont fait preuve le langage dans la coupure sémiotique. À la menace constante d’un corps absent et pourtant maintenu par les signes s’oppose sa dissolution complète au contact direct du réel privant le sujet

139 « C’était l’homme qu’ils avaient vu il y a moins de dix minutes, mort dans les buissons, la gorge

tranchée.

Il était d’âge moyen, mince, avec l’air d’un homme qui passe la plupart de son temps en plein air. Mais en ce moment, il avait l’air affolé, ou paralysé, par le choc. Ses yeux étaient ouverts si grand que le blanc apparaissait tout autour des iris, et il s’accrochait au bord de la table d’une main tremblante. Sa gorge, Will était heureux de le constater, était intacte.

Il ouvrit la bouche pour parler, mais aucun mot n’en sortit. Tout ce qu’il pouvait faire était de pointer vers Will et Lyra. » PULLMAN, Philip, The Amber Spyglass, op.cit., p. 219.

140 BOUGNOUX, Daniel, La Crise de la représentation, op.cit., p. 30. 141 Ibid., p. 36.

d’existence. Grâce à cet exemple, on comprend mieux le propos de Foucault qui décrit le corps comme « point zéro du monde » et l’inaccessibilité, voire l’inexistence, du corps réel qu’il implique. Le pouvoir évocateur de la fiction tient donc autant à l’absence constitutive du langage qu’au contact que celui-ci établit par des images qu’il nous montre et qui suppléent à notre propre absence.