• Aucun résultat trouvé

Intermède pratique

1 La lecture, pour ressentir et (se) dire

1.4 Une expérience langagière

1.4.2 Du langage à lʼimage

Le mot est l’amorce d’une succession d’images mentales. Ce processus est décrit par le narrateur de La Recherche du temps perdu, qui éprouve fortement les effets d’un seul nom sur son imaginaire :

Je n’eus besoin, pour faire renaître [la production de ces rêves d’Atlantique et d’Italie] que de prononcer ces noms : Balbec, Venise, Florence, dans l’intérieur desquels avait fini par s’accumuler le désir que m’avaient inspiré les lieux qu’ils désignaient. […] Mais si ces noms absorbèrent à tout jamais l’image que j’avais de ces villes, ce ne fut qu’en la transformant, qu’en soumettant sa réapparition en moi à leurs lois propres […] Ils exaltèrent l’idée que je me faisais de certains lieux de la terre, en les faisant plus particuliers, par conséquent plus réels315.

Le nom des villes dont parle le narrateur suffit à déclencher des rêveries stimulées par son intérêt pour celles-ci. En activant les images de l’esprit, les mots rendent les objets plus précis et donc plus concrets, rivalisant avec ceux de la réalité, les surpassant parfois, comme c’est le cas pour le narrateur de La Recherche.

Par ailleurs, en décrivant des émotions et des comportements semblables à ceux rencontrés dans la vie, la fiction littéraire permet d’identifier des perceptions que nous reconnaissons comme nôtres, sans pouvoir les formuler par nous-mêmes. En mettant les mots appropriés ou significatifs sur celles-ci, le texte attire notre attention sur un ressenti négligé faute de pouvoir le nommer. Le mot juste permet de comprendre autrement ce que nous vivons, car généralement, indique Alain de Botton :

314 GALLESE Vittorio et FREEDBERG, D., « Motion, Emotion and Empathy in Esthetic Experience »,

Trends in Cognitive Sciences, vol. 11, 2007, p. 197-203.

We stay on the outside of our impressions, as if staring at them through a frosted window, superficially related to them, yet estranged from whatever has eluded casual definition316.

Images et langage vont donc de pair dans l’œuvre littéraire, celui-ci donnant naissance à celles-là par le biais de l’imagination du lecteur. Le pouvoir évocateur des mots est le moteur des univers de fiction. L’évocation est à l’image de la métaphore, figure de style la mieux connue et la plus élaborée selon Dupriez317. Pour Aristote,

rappelle Paul Ricoeur, la vivacité d’une métaphore repose d’ailleurs sur sa capacité à « mettre devant les yeux » le sens qu’elle contient318. Serge Tisseron, lui, décrit la

métaphore comme

[…] cette figure de la langue par laquelle une idée abstraite prend soudain une forme concrète à travers la formulation d’une courte mise en scène319.

Sa « courte mise en scène », suggérée par l’écrivain, a donc pour but de construire une représentation de l’idée, afin que celle-ci « existe » pour le lecteur, qui peut alors se l’approprier. Ricoeur insiste sur ce pouvoir créateur de la métaphore qui, d’un point de vue linguistique, fait naître une nouvelle signification prédicative à partir d’une absence de sens littéral :

[…] metaphorical meaning does not merely consist of a semantic clash but of the new predicative meaning which emerges from the collapse of the literal meaning, that is, from the collapse of the meaning which obtains if we rely only on the common or usual lexical values of our words320.

La métaphore, bien que donnée sous sa forme langagière, fonctionne de manière iconique car elle fait penser à une chose en fonction d’une autre. Si elle ravive, consciemment ou non, un état émotionnel ou une idée déjà présente chez le lecteur, l’image proposée par l’auteur devient alors une « construction partagée ». Le lecteur peut

316 « Nous restons à l’extérieur de nos impressions, comme si nous les observions à travers une fenêtre

givrée, reliés superficiellement à elles et pourtant étrangers à tout ce qui échappe à une définition formelle. » BOTTON, Alain de, How Proust Can Change your Life, op.cit., p. 87.

317 DUPRIEZ, Bernard, Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, 10/18, coll. « Domaine français »,

1984, p. 286.

318 RICOEUR, Paul, « The Metaphorical Process as Cognition, Imagination, and Feeling », loc.cit., p. 144. 319 TISSERON, Serge, Vérités et mensonges de nos émotions, Paris, Albin Michel, 2005, p. 203.

320 « […] la signification métaphorique ne consiste pas seulement en un heurt sémantique, mais la nouvelle

signification prédicative qui émerge de l’effondrement de la signification littérale, c’est-à-dire de l’effondrement de la signification que nous obtenons lorsque nous nous appuyons seulement sur les valeurs lexicales habituelles ou communes de nos mots. » RICOEUR, Paul, « The Metaphorical Process as

Cognition, Imagination, and Feeling », loc.cit., p. 146. Voir aussi ECO, Umberto, Les Limites de l’interprétation,

dès lors envisager que celle-ci soit partagée par au moins une personne (réelle ou fictive – l’auteur, le narrateur ou les personnages), voire plusieurs (les autres lecteurs). Le sentiment d’(inter)subjectivité du lecteur se trouve ainsi renforcé par ce partage des mots. Au risque, rappelle Arnaud Rykner, que ce partage ne cantonne le mot dans le domaine collectif et lui retire toute singularité car

[…] le langage, comme tout le « lieu commun », est à tout le monde ; mais à force d’être à tout le monde, il n’est plus à personne321.

La métaphore aurait, selon Serge Tisseron, un autre rôle important vis-à-vis du lecteur : elle serait un « condensé » de tout le nécessaire pour « faire face à un traumatisme322 ». En tant que représentation, elle est déjà une image médiatrice du choc

avec le réel permettant de mieux le maîtriser. Le psychanalyste désigne trois étapes de notre réaction face à l’expérience, dont celle du traumatisme :

Dans un premier temps, l’expérience se manifeste sous la forme de sensations diffuses et d’images sensori-motrices et viscérales. Dans un deuxième temps, elle se précise sous la forme d’images visuelles. Enfin, dans un troisième temps, la pensée logique et la réflexion traduisent ces données dans un compte-rendu verbal323.

La métaphore, elle, agirait à rebours : en utilisant le langage, elle tente de se rapprocher des images sensori-motrices d’abord ressenties lorsque l’expérience « s’est d’abord fait connaître à la conscience324 ». Comme la « résolution » des traumatismes passe

nécessairement par une telle réactivation, la métaphore peut être utilisée par le lecteur pour surmonter ceux-ci. Cette réactivation correspond d’ailleurs au phénomène décrit par Gaston Bachelard sous le terme de retentissement qui veut que, dans l’expérience de la lecture, la signification verbale génère des images qui rafraîchissent et réactualisent des traces de l’expérience sensorielle325. Pour Tisseron, les métaphores n’ont donc pas

seulement une capacité à évoquer, mais aussi à « faire du lien », c’est de là qu’elles tirent leur effet thérapeutique, et cela, de deux manières complémentaires :

321 RYKNER, Arnaud, Nathalie Sarraute, Paris, Seuil, coll. « Les contemporains », 1991, p. 26. 322 TISSERON, Serge, Vérités et mensonges de nos émotions, op.cit., p. 204.

323 Ibid. On pourrait bien entendu discuter cette chronologie, qui n’apparaît pas toujours aussi simplement

à l’esprit et pour cause, puisqu’elle est largement inconsciente.

324 Ibid.

325 BACHELARD, Gaston, La Poétique de l’image, mentionné dans RICOEUR, Paul, « The metaphorical

Elles font d’abord lien entre les personnes en constituant des formes de créations partagées. Et d’un autre côté, elles font lien, en chacun de nous, entre les expériences sensorielles, les images et les mots326.

Lorsque toutefois elle est mal ou trop employée, la métaphore peut aussi figer le mot et ce qu’il décrit, et les rendre ainsi tous deux inaccessibles au lecteur. Arnaud Rykner décrit ce phénomène de « monumentalisation » du mot par la métaphore, dont parle Ricoeur dans La Métaphore vive, de la manière suivante :

[Le mot] ne peut plus être un instrument innocent dès lors qu’on lui restitue, au travers de la métaphore, son statut de construction « monumentale », c’est-à-dire à la fois d’édifice aux proportions écrasantes et de « lieu de mémoire » (monumentum), regorgeant d’un trop-plein historico-sémantique. En lui les sens viennent s’empiler pesamment, laminant l’objet visé sous une avalanche de déterminations qui lui préexistaient et ne peuvent que lui demeurer étrangères327.

Peu à peu, la métaphore s'édulcore, puis éventuellement « meure » : une expression qui était autrefois déviante et susceptible d’une interprétation métaphorique prend alors une interprétation littérale. Alors que lorsqu’elle est nouvellement introduite dans un texte littéraire, l’expression métaphorique est un nœud sémantique qui appelle l’un ou l’autre type d’interprétation et son monde correspondant.

Dans son article « Duality and Deviance : Two Semantic Modes », Samuel Levin explique ce fonctionnement alternatif du langage vis-à-vis du lecteur :

If we take the language as metaphoric and proceed to interpret it, the result is an accommodation of its meaning to actual world truth condition ; on this approach what the metaphoric expression describes, we might say, is a « literal » world. On the other hand, if we take the language of the expression literally, then it is the world it describes, exceeding as it does anything in the range of our actual-world experience, that is « metaphorical »328.

Aussi, les deux types d’interprétation de l’expression déviante peuvent-ils fonctionner simultanément et renvoyer à un symbolisme littéraire, comme dans une allégorie, ou alternativement et être alors en corrélation inverse avec le type de monde projeté.

326 TISSERON, Serge, Vérités et mensonges de nos émotions, op.cit., p. 204. 327 RYKNER, Arnaud, Nathalie Sarraute, op.cit., p. 29-30.

328 « Si nous prenons le langage comme métaphorique et procédons à son interprétation, le résultat est une

accommodation de ses significations à l’épreuve de vérité de notre monde réel ; selon cette approche, l’expression métaphorique décrit, dirait-on, un monde "littéral". D’un autre côté, si nous prenons le langage de l’expression littéralement, c’est alors le monde qu’il décrit, excédant tout dans l’éventail de notre expérience du monde réel, qui est "métaphorique". » LEVIN, Samuel R., « Duality and Deviance :

Two Semantic Modes », dans ALLÉN, Sture (dir.), Possible Worlds in Humanities, Arts and Sciences, op.cit., p. 263.

L’interprétation du lecteur détermine alors en partie le type d’expérience fictionnelle et littéraire qu’il fera, comme l’explique Levin :

Thus, when taken literally the referential function of such an expression is attenuated, the world it projects is distant, « fantastic » ; conversely, if the expression is construed metaphorically, its referential function becomes more authentic, its projected world relevant, more « realistic »329.

La métaphore, à l’image de la fiction littéraire dont elle est le principe central, est donc expérimentée de manière différente en fonction des lecteurs, mais peut néanmoins créer des liens entre eux.