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Intermède pratique

2 La lecture, pour interagir et devenir

2.2 Lʼespace de lecture, entre œuvre et lecteur

2.2.2 Le lecteur, un site en construction

On lit pour comprendre le monde, on lit pour se comprendre soi- même. […] On ne lit pas pour le livre, on lit pour soi.

Charles Dantzig L’activité lectorale a pour résultat une appropriation constructive du texte, comme le jeu témoigne d’une adaptation au monde par l’enfant. Cette appropriation est le résultat d’une connexion privilégiée entre l’œuvre et la vie du lecteur qui permet à celui-ci

455 Ibid., p. 99. La première phrase est une citation tirée de Hommage à René Diatkine, Les Cahiers ACCES, 4

juillet 1999, p. 8.

456 L’espace de la fiction, l’espace de la lecture et l’espace du lecteur sont étroitement liés : il est difficile de

les décrire de manière dissociée. On peut considérer que l’espace transitionnel de la lecture (par le biais du texte) lie ensemble l’espace fictionnel et l’espace du sujet lecteur.

457 PETIT, Michèle, Éloge de la lecture, op.cit., p. 39. 458 Ibid., p. 25.

d’apprécier autant de mondes différents et, partant, d’élargir le spectre d’endroits où il se sent chez lui459. L’espace fictionnel n’apparaît alors plus comme menaçant, mais fait partie

des espaces reconnus et explorés par le sujet, même s’il se distingue de ceux-ci. À ce sujet, Vincent Jouve reprend les idées de Donald Winnicott pour qualifier ainsi la lecture :

Espace intermédiaire, elle amène le sujet à repenser les rapports entre intérieur et extérieur, désir et réalité, moi et non-moi460.

Les rapports que la lecture permet de réévaluer ont (normalement) déjà été mis en place lorsque l’enfant accède à la symbolisation à travers l’espace transitionnel. L’aire transitionnelle de la lecture redonne alors la possibilité au lecteur de se confronter à l’Autre et, par la même occasion, de poursuivre son travail identitaire car, comme le souligne Catherine Mazauric,

[…] la lecture de récits de fiction est précisément un champ, intermédiaire entre l’intériorité du sujet et le texte par lequel s’engouffre de l’altérité, où l’identité se fabrique461.

Dans ce processus, le texte sert d’appui au lecteur pour entretenir un échange avec l’extérieur, car même si la construction de l’identité est une expérience très intime, Nathalie Heinich rappelle qu’elle

[…] n’est pas une action solitaire, qui renverrait le sujet à lui-même : elle est une interaction, qui met en relation un sujet avec d’autres sujets, avec des groupes, avec des institutions, avec des corps, avec des objets, avec des mots […]462.

Dans son élaboration identitaire, le sujet lecteur emprunte aux textes, se les approprie, parfois en les transformant de manière inattendue, pour créer son propre espace. Michèle Petit reprend la métaphore spatiale pour décrire un tel phénomène d’assemblage :

Tout récit de lecteur comporte de la même façon une évocation des morceaux qu’il a emporter pour édifier sa maison, qui ont donné lieu à des réemplois, des réinterprétations, des transpositions parfois insolites463.

459 BOTTON, Alain de, How Proust Can Change your Life, op.cit., p. 26-27. 460 JOUVE, Vincent, L’Effet-personnage dans le roman, op.cit., p. 239.

461 MAZAURIC, Catherine, « "Les moi volatils des guerres perdues" : la lecture, construction ou

déconstruction du sujet ? », loc.cit., p. 181.

462 HEINICH, Nathalie, États de femme, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 1996, p. 333, cité dans

MAZAURIC, Catherine, « "Les moi volatils des guerres perdues" : la lecture, construction ou

déconstruction du sujet ? », loc.cit., p. 181.

Le récit de lecteur est particulièrement intéressant dans le contexte d’une utilisation thérapeutique de la lecture littéraire, puisqu’il témoigne de l’expérience du lecteur et de sa (re)construction partielle à partir du texte. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce phénomène en troisième partie.

Dans son ouvrage Soi-même comme un autre, Paul Ricoeur a décrit comment le moi est inséparable de l'Autre dont il a besoin pour se saisir comme tel. L’alter fait office de charnière entre le monde intérieur du sujet et le monde extérieur dont il faut assimiler les normes. En ce sens, il joue un rôle fondamental dans la subjectivité de l'individu. Dans le cas de la psychose, l’activité symbolique déficiente prévient la mise en place de rapports intersubjectifs définis, ce qui entraîne une incertitude et une angoisse quant à ce qui distingue intérieur et extérieur, désir et réalité, moi et non-moi. Henri Wallon a montré toute l’importance de l’Autre dans la formation de notre conscience : l’enfant élabore son moi propre en intériorisant la figure de l’Autre telle qu’elle lui est transmise par son entourage. La conscience est donc, selon Wallon, originellement, un foyer double où coexistent deux termes

[…] qui ne pourraient exister l’un sans l'autre, bien que, ou parce que, antagonistes ; l’un, l’ego, qui est affirmation d’identité avec soi-même, et l’autre, l’alter-ego, qui résume ce qu'il faut expulser de l’identité pour la conserver […]464.

Or, l’œuvre littéraire semble jouer le rôle de l’Autre auprès du lecteur et, dès lors, agit sur son moi, comme le propose Vincent Jouve :

La lecture, redistribuant les rapports entre Moi et Non-Moi, affecte nécessairement l’unité mouvante du sujet465.

Parce qu’elle affecte l’unité plus ou moins établie du sujet, la lecture littéraire contribue en effet à définir les frontières entre le sujet et son entourage en lui donnant une référence symbolique. Jean-Marie Schaeffer décrit ce phénomène de la manière suivante :

[…] l’institution du territoire de la fiction facilite l’élaboration d’une membrane consistante entre le monde subjectif et le monde objectif, […] elle joue donc un rôle important dans cette distanciation originaire qui donne naissance conjointement au « moi » et à la « réalité »466.

464 WALLON, Henri, Psychologie et éducation de l'enfance, Paris, Enfance, 1971 [1963], p. 95. 465 JOUVE, Vincent, L’Effet-personnage dans le roman, op.cit., p. 221.

Comme l’objet externe proposé à l’enfant, le texte entre en relation avec l’objet interne pour créer un objet transitionnel – un espace de représentation – et lui donner une signification. Ainsi, le texte littéraire apparaît comme un appui à l’élaboration d’une représentation signifiante pour le lecteur qui, à cette occasion, puise dans sa propre expérience.

Les propositions du texte en tant qu’objet extérieur et témoin d’une pensée autre permettent au lecteur de simuler une relation presque « dialogale ». Face au texte comme Autre, le lecteur construit sa subjectivité, dans un échange particulier que décrit ainsi Michel de Certeau :

Lire permet d’abord un commencement. Ça fait seuil : il faut un bord pour qu’il y ait de l’autre par rapport à la quête subjective. Le livre dresse une extériorité. Il découpe une altérité dans le vaste champ… où erre un désir qui ne se connaît pas. Essentiellement, il n’est pas destiné à fournir du savoir, mais à tracer… la différence d’un opaque être là. Plutôt que l’énoncé d’un signifié, c’est un signifiant de l’Autre. Il a donc pour premier rôle de rendre possible un lecteur, c’est-à-dire l’abouchement d’une expectation à une objectivité qui lui résiste et vient d’ailleurs, mais se situe, en principe, dans la région du sens. Le livre articule une attente intérieure sur un lieu étranger considéré comme l’index d’un autre vouloir dire. Dans l’horizon déterminé où se meut le désir, il crée de la division, structure élémentaire, et condition de possibilité, d’une pratique dialogale ultérieure. Il pose la distinction sans laquelle il n’y a pas de relation467.

Cette distinction décrite par de Certeau, qui pose le livre comme différent du soi, annonce l’utilité de la littérature dans la constitution, c’est-à-dire la construction et la déconstruction permanente, de l’identité du lecteur.

La lecture fait appel à la créativité du lecteur et comme « créer c’est animer – ou habiter468 », elle entraîne aussi une immersion dans le monde fictionnel. L’intersubjectivité

née de l’espace transitionnel de la lecture permet aussi au sujet d’habiter son monde propre, ce que souligne le commentaire suivant de Daniel Bougnoux :

En reprise du « bâtir habiter penser » heideggérien, nous dirons qu’être un sujet (venir au monde) c’est habiter sa propre maison ou son monde propre, prélevé et configuré à partir des éléments pertinents de l’oikos primitif469.

467 De CERTEAU, Michel, « La lecture absolue », dans DÄLLENBACH, Lucien et RICARDOU, Jean (dir.),

Problèmes actuels de la lecture, Paris, Glaucier-Guenaud, 1982, p. 71.

468 Nous n’avons pu retrouver la référence de cette citation, qui nous semble néanmoins extrêmement

pertinente.

L’espace lectoral permet ainsi au sujet de se (re)construire. La relation d’échange entre l’espace du texte et le lecteur, nommée transaction littéraire (literary transaction470) par

Louise Rosenblatt,

[…] révèle et cache à la fois une quête de lieux de reprise de l’expérience et d’implication dans la vie personnelle et sociale471.

En effet, en offrant un espace au lecteur, le texte lui donne la possibilité de se (re)jouer, comme l’expliquent Annabelle Klein et Jean-Luc Brackelaire :

[…] il y va d’une recherche de cadres et de scènes où mettre en forme et en jeu la dynamique émotionnelle et pulsionnelle de notre vie et lui donner une portée d’engagement et d’accomplissement472.

Ainsi, l’utilisation thérapeutique de la lecture littéraire permettrait d’exploiter cette capacité de l’œuvre à offrir une scène au lecteur où il peut s’approprier ses émotions et entrer en représentation.

Par ailleurs, en deçà des connaissances et de la culture que la littérature peut apporter et que privilégie le milieu scolaire, l’expérience de la lecture en est une d’étrangeté. Il s’agit là d’une motivation suffisante pour le lecteur car, comme le dit Isabelle Daunais, « l’étrangeté constitue une expérience en soi473. » Certaines de ces

expériences peuvent d’abord nous prendre au dépourvu, de par leur éloignement de notre propre « paysage ontologique » (ontological landscape474), mais lorsqu’on leur laisse l’occasion

de s’exprimer, elles peuvent s’avérer extrêmement enrichissantes. C’est ce qu’exprime Michel Tremblay dans Un ange cornu avec des ailes de tôle au sujet de sa lecture de la tragédie grecque Agamemnon d’Eschyle, alors qu’il a quinze ans :

Quand je terminai la lecture d’Agamemnon – j’y avais mis l’après-midi complet parce qu’il y avait beaucoup de choses que je ne saisissais pas du premier coup – j’eus l’impression d’être devenu quelqu’un d’autre, d’avoir grandi, évolué en quelques heures, d’avoir entrevu des possibilités qui me concernaient personnellement et qui

470 ROSENBLATT, Louise M., « Literary Transaction : Evocation and Response », loc.cit., p. 268-277.

471 KLEIN, Annabelle et BRACKELAIRE, Jean-Luc, « Le dispositif : une aide aux identités en crise », loc.cit.,

p. 69.

472 Ibid.

473 DAUNAIS, Isabelle, « La lecture comme expérience du temps », loc.cit., p. 16.

474 PAVEL, Thomas, « Fictional Worlds and the Economy of the Imaginary », dans ALLÉN, Sture (dir.),

transformeraient ma vie d’une façon définitive, j’ignorais encore quoi, mais, je le savais, ça m’était entré dans le corps, dans le cœur pour le reste de mes jours475.

Même si Michel n’était pas devenu le grand auteur de théâtre qu’est Tremblay476, on sent

bien dans ce commentaire toute l’importance de cette lecture pour lui et les transformations qu’elle a initiées. Celles-ci se sont même inscrites, dit-il, dans son corps et dans son cœur à tout jamais. Il ne s’agit donc pas d’un effet passager, mais de quelque chose qui touche véritablement le lecteur au plus profond de sa chair et de ses affects.

À côté des expériences de la vie qui provoquent émotions et actions, la lecture de fiction ne touche qu’aux sensations et aux émotions sans que des actions soient nécessaires. Ce ressenti est néanmoins, sans être toujours considéré comme tel, « the perfect

precondition for insights477. » La fréquentation de mondes fictionnels peut donner au lecteur

une meilleure compréhension de la réalité et, éventuellement, lui éviter d’engager des comportements inadéquats, tels que de coûteux mécanismes de défense. À un niveau plus général, la littérature contribue à renouveler jusqu’à un certain point le régime de visibilité d’une époque donnée, dont nous avons vu qu’il est constitué de ce qu’une époque peux voir, de ce qu’elle veux voir et de ce qu’elle juge digne d’être vu, et cela, en fonction de ses systèmes déjà en place et de ses attentes.

Dans notre société actuelle, marquée par le désengagement symbolique et les pathologies de l’identité associées à ce dernier478, le texte, en fonctionnant comme le tiers

symbolisant, le pont transitionnel, l’intermédiaire langagier, peut soutenir une identité en manque de délimitation. Car comme l’indique Daniel Bougnoux :

Retracer une représentation symbolique, c’est introduire des mots, marquer des différences et des coupures479 […].

Le mot, par la coupure sémiotique qu’il instaure, circonscrit le sujet par rapport aux autres. Pour Michel Tremblay, on l’a vu précédemment, la lecture de Vol de nuit change sa manière d’appréhender le texte littéraire, grâce au style de l’auteur qui le fascine tant.

475 TREMBLAY, Michel, Un ange cornu avec des ailes de tôle, op.cit., p. 211-212.

476 Tremblay a publié une trentaine de pièces et plusieurs adaptations pour le théâtre.

477 « le pré requis idéal aux insights. » BOTTON, Alain de, How Proust Can Change your Life, op.cit., p. 70. 478 La névrose identifiée par Freud correspondrait sans doute davantage à une société patriarcale suscitant

un sentiment de culpabilité ; la structure psychotique et la perversion, plus répandues aujourd’hui, semblent aller de pair avec notre société en perte de symbolisation. Il s’agit bien entendu d’une tendance générale, dépendante du régime de visibilité de notre époque.

Celui-ci lui donne aussi envie de trouver sa propre voix, les mots propres pour se dire lui- même, au-delà des conventions langagières enseignées par les frères de l’Instruction chrétienne. L’auteur décrit son désir de la manière suivante :

J’avais envie, moi aussi, de tout revirer à l’envers, de brasser la cage, de trouver une façon qui deviendrait la mienne de détourner tout en les utilisant les lois qu’on m’inculquait depuis dix ans480 !

Pour ce faire, Michel commence par habiter (littéralement) le texte de Saint-Exupéry : En fait, je l’ai lu deux fois complètement et, la troisième, je suis revenu sur les passages qui m’avaient le plus frappé, soulignant parfois des pages entières, inscrivant des commentaires dans les marges, cornant les coins pour me retrouver plus facilement481.

S’engage alors avec le texte un véritable dialogue qui durera longtemps et inspirera à l’adolescent une manière d’écrire autrement et malgré ses professeurs, Vol de nuit devenant « un ami audacieux [qui] veillait sur [lui]482. »