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Fonctionnement de lʼexpérience langagière

Intermède pratique

1 La lecture, pour ressentir et (se) dire

1.4 Une expérience langagière

1.4.1 Fonctionnement de lʼexpérience langagière

Nous choisissons, dans nos lectures, les vêtements de nos sensations, les paroles de nos bouches muettes, l’éloquence de nos pensées borborygmiques.

Charles Dantzig Lorsqu’on considère le médium langagier du texte de fiction littéraire, on doit se rappeler que le langage implique avant tout une énonciation. Pour Austin, comme pour d’autres théoriciens avant lui, l’énonciation, en tant qu’acte de discours, doit être absolument considérée dans « the total speech situation299 ». Le mot, souvent examiné en tant

qu’entité abstraite, est, déjà pour Pierre Janet, toujours impliqué dans une formule verbale énoncée :

Les mots ne sont que des éléments abstraits du langage qui, considérés isolément, n’ont qu’une valeur psychologique assez conventionnelle. Les véritables éléments du langage sont les formules verbales composées de plusieurs mots et correspondant toujours à une action. De telles combinaisons sont innombrables et on peut toujours en imaginer de nouvelles, ce qui donne au langage une extension en quelque sorte illimitée300.

La flexibilité énonciative des langues prend en effet tout son sens lorsqu’on considère l’importance des liaisons morphosyntaxiques des formes linguistiques. Elle est aussi mise en évidence par les phénomènes de la diaphore et de la co-référence, qui témoignent des mouvements qui enrichissent la signification des mots301. Cette flexibilité issue de

l’énonciation rend possible la littérature et son travail sur le langage. Aussi, ne pouvons- nous qu’être d’accord avec J. R. Searle, lorsqu’il affirme qu’il n’y a pas de langage propre à la fiction302. D’ailleurs, contrairement à une certaine tradition philosophique du langage,

nous ne nous intéressons pas ici à la notion de vérité, laquelle n’a pas plus de situation

299 « la situation intégrale de discours » AUSTIN,J.L., How to do Things with Words, Oxford, Clarendon Press,

1975, p. 148.

300 JANET, P., L’Intelligence avant le langage, Paris, Flammarion, coll. « Bibliothèque de philosophie

scientifique », 1936, p. 259-260, cité dans LAURENDEAU, Paul, « La crise énonciative des glottognoses »,

loc.cit., p. 32.

301 Paul Laurendeau décrit la diaphore comme « le fait que la valeur référentielle d’une glottognose donnée

s’enrichit au fur et à mesure que l’énonciation du texte se déploie. » Dans la co-référence, « le mouvement

en cause ici est similaire à celui de la diaphore en ce sens que la notion bouge de par la multiplicité des énonciations que la déstabilisent et l’enrichissent dans le même mouvement. Mais ce qui en régit le mouvement ici ce sont les énonciateurs ([…] dont l’action convergente est captée sous co-), et le monde ([…] dont l’impact gnoséologique est capté sous référence). » LAURENDEAU, Paul, « La crise énonciative des glottognoses », loc.cit., p. 35.

302 Cité dans BRACOPS, Martine, Introduction à la pragmatique. Les Théories fondatrices : actes de langage,

privilégiée dans l’énonciation que dans la fiction. Nous verrons que le texte de fiction littéraire instaure un cadre pragmatique spécifique qui correspond à l’état mental du lecteur et modifie l’interprétation de ses énoncés par rapport au discours factuel.

Une longue tradition linguistique et psychanalytique rapproche le langage de la loi, celle de la communauté langagière. De ce point de vue, la nomination implique aussi l’interdit constitutif de toute législation, phénomène qui, nous le verrons, a une incidence importante dans la psychose. Rappelons toutefois que si le langage met de l’ordre, il n’est pas pour cela gage de vérité. D’autant plus que le langage littéraire, en particulier, n’a pas pour objectif de se conformer à la règle linguistique mais, au contraire, de s’en écarter pour s’approcher de la sensation et de l’expression individuelle. Les voix des auteurs réactivées par le lecteur semblent alors s’adresser à lui seul, raconter leur histoire pour lui, en ravivant du même coup son regard et sa voix, dans une « intimité paradoxale303 ».

Bien que Michael Riffaterre place toute la référentialité d’un texte dans sa référentialité interne, il semble plus prudent de nuancer ce propos, qui donne un tableau juste, mais incomplet du processus de référence dans le langage poétique. Distinguons d’abord, comme le fait la linguistique énonciative, la référence ou référence externe de la valeur référentielle ou référence interne. Alors que la première renvoie à l’extralinguistique du monde présent, la seconde pose un monde intersubjectif absent, stabilisé par des images mentales et impliquant un dispositif co-énonciatif304. Selon Roman Jakobson, le

langage poétique ne supprime pas la fonction référentielle, mais il la modifie profondément par l’ambiguïté du message lui-même :

The supremacy of poetic function over referential function does not obliterate the reference but makes it ambiguous. The double-sensed message finds correspondence in a split adresser, in a split addressee, and what is more, in a split reference, as is cogently exposed in the preambles to fairy tales of various people, for instance, in the usual exortation of the Majorca story tellers : Aixo era y no era (it was and it was not)305.

303 PENNAC, Daniel, Comme un roman, op.cit., p. 130.

304 LAURENDEAU, Paul, « La catégorie sémantico-énonciative d’indéfinition, principe de la construction

argumentative et narrative du masque », communication présentée au colloque À mots couverts : masque et

dissimulation dans les domaines littéraire et linguistique qui s’est tenu les 15 et 16 avril 2011 à l’Université Carleton

d’Ottawa.

305 « La suprématie de la fonction poétique sur la fonction référentielle ne détruit pas la référence, mais la

rend ambiguë. Le message à double sens trouve son correspondant chez un destinataire dédoublé, un destinateur dédoublé et, encore, dans une référence dédoublée, tel qu’il est exposé de manière convaincante dans le préambule des contes de fées de cultures variées comme, par exemple, dans

De même que la fiction implique une feintise ludique et une immersion fictionnelle, le langage poétique s’adresse à un lecteur qui, d’une part, existe en tant qu’individu dans la réalité, impliqué dans une référentialité externe au texte, et d’autre part, se laisse entraîner dans un monde langagier différent auquel il alloue une référentialité interne. Les règles poétiques du texte sont donc à l’image du texte fictionnel lui-même, qui « peut être et ne pas être » et n’a pas de rapport rigoureux avec la réalité, à l’inverse d’un texte factuel.

La fonction poétique donne au texte littéraire toute son originalité, enchantant ou déconcertant le lecteur, qui y trouve néanmoins certains éléments familiers du langage « normal ». Le texte littéraire est donc caractérisé par une ambiguïté du langage et de la fonction référentielle. Ambiguïté car ses éléments (auteur, lecteur, monde et langage) font partie de la réalité, mais possèdent aussi une existence parallèle : l’auteur crée un texte de fiction littéraire, reçu par un lecteur s’immergeant dans son monde fictionnel dont le langage suit les règles établies, mais de manière nouvelle. Une telle suspension partielle de la référence externe permet de développer un regard nouveau, caractéristique d’une recherche artistique. Ce regard nouveau est superposé au regard « ordinaire » du quotidien et la « vision stéréoscopique » résultant de cette mise en parallèle amène précisément à renouveler le regard.

Dans sa caractérisation du texte poétique, Riffaterre reprend les idées d’Aristote sur la mimèsis, selon lesquelles le texte forme un tout cohérent dont on ne peut modifier une partie sans en changer l’ensemble. Ainsi, comme les mondes fictionnels dépendent du texte et sont déterminés par lui, ils sont réciproquement altérés par une modification de celui-ci306. La relation d’interdépendance entre les mots fait du texte poétique un réseau

serré, duquel dépend sa signifiance, c’est-à-dire le sens émergeant du texte et non de la référence externe. Selon Riffaterre :

[Pour qu’un texte soit donc reconnu comme poétique] ce doit être une séquence de détails motivés, chevillant description et symbolisme de manière serrée en un monument verbal au sein duquel on ne saurait changer un mot ou faire la substitution de synonymes sans détruire l’ensemble. Ce qui constitue ce type de texte, l’exhortation habituelle des conteurs de Majorque : Aixo era y no era (c’était et ce n’était pas) » Cité dans RICOEUR, Paul, « The Metaphorical Process as Cognition, Imagination, and Feeling », Critical Inquiry, vol. 5(1), automne 1978, p. 153.

306 DOLEZEL, Lubomír, « Possible Worlds and Literary Fictions », dans ALLÉN, Sture (dir.), Possible Worlds

c’est la découverte rétroactive que les mots descriptifs sont aussi les nœuds d’intersection de deux séquences d’associations sémantiques ou formelles307.

À la signifiance du texte poétique s’ajoute une autre propriété, qui s’appuie elle aussi sur l’association particulière des mots :

La signifiance jaillit de la double motivation du mot par deux chaînes associatives qui s’y rencontrent et en font ainsi un nœud sémantique. Cette double motivation est un type de surdétermination, qui est l’autre propriété fondamentale du texte littéraire308.

Or, ces discours sur la spécificité du texte littéraire le caractérisent certes précisément, mais ils perdent de vue l’intention créatrice qui l’anime. À trop célébrer le texte au détriment de l’auteur, on oublie qu’il est la manifestation d’une créativité qui cherche, à travers le médium langagier, à renouveler des formes préétablies plutôt qu’à les reproduire. Au lieu de « flatter nos automatismes », la création littéraire réveille notre curiosité en présentant la complexité des choses plutôt qu’en les simplifiant. Si le langage littéraire est si frappant, c’est qu’il émane du travail sensible de l’auteur sur la réalité qu’il décrit. Cette voix résonne alors chez le lecteur qui la fait revivre par sa lecture.

Parallèlement à son pouvoir évocateur, le langage capte l'attention du lecteur, entraîne une défamiliarisation et peut amener celui-ci à adopter une nouvelle vision du monde et à se transformer. Quelques expériences, recensées par Keith Oatley, ont démontré que l’engagement des lecteurs dans le texte littéraire permettait un tel réaménagement de leurs schémas habituels :

Literary writers use a range of stylistic devices, from simple alliteration to complex metaphors and metonymies, that capture one's attention and prompt one to consider things in new ways. Sikora, Miall and Kuiken (1998) found that such features were associated with affect in participants who read Coleridge's « The Rime of the Ancient Mariner » and that they increased the likelyhood of insightful thoughts. Readers became involved in what the authors called enactment. In this mode of personal engagement, the boundaries between reader and poet became blurred, and the reader reflected on exitential issues. Defamiliarization thus first prompts dissolution of aspects of a schema. Insightful resolution can occur when the schema reaches a new accommodation309.

307 RIFFATERRE, Michel, « L’illusion référentielle » dans BARTHES, Roland, BERSANI, Leo, HAMON,

Philippe, RIFFATERRE, Michel et WATT, Ian, Littérature et réalité, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1982,

p. 98.

308 Ibid., p. 99.

309 « Les auteurs littéraires utilisent une variété de dispositifs stylistiques, de la simple allitération aux

métaphores complexes et aux métonymies, lesquels capturent notre attention et nous amènent à considérer les choses sous un angle nouveau. Sikora, Miall et Kuiken (1998) ont découvert que de telles caractéristiques sont associées avec les affects chez les participants qui ont lu « The Rime of the Ancient

Les dispositifs stylistiques provoquent des émotions chez le lecteur et leur effet défamiliarisant déstabilise celui-ci au point de reconfigurer son fonctionnement habituel. Une étude de Willy Van Peer310 a montré que les taux moyens de saisissement (strikingness)

des lecteurs étaient fortement liés à la présence d’éléments défamiliarisants. David Miall et Donald Kuiken311 ont, eux, montré que ces éléments induisaient d’une manière prévisible

une vitesse de lecture plus lente et ce, peu importe le niveau des lecteurs. Dans un autre article312, les chercheurs affirment que les structures de défamiliarisation, contrairement

aux traits sémantiques et narratifs habituels, provoquent un mode de réponse différent, basé sur les émotions du lecteur. Par ailleurs, une étude récente a prouvé l’existence d’une corrélation significative entre la lecture de passages défamiliarisants et les sensations corporelles313. En identifiant les parties de leur corps sollicitées par la lecture d’un texte,

les participants à l’expérience ont montré plus d’implication corporelle dans les passages du texte identifiés par l’auteure comme défamiliarisants.

Les dispositifs langagiers ont donc non seulement des effets sur les émotions, mais ils sont également ressentis dans le corps des lecteurs interrogés sur leur engagement au cours d’une lecture. Bien que l’attention des lecteurs soit souvent détournée de la réalité et de leur corps immobile vers le monde fictionnel, ils peuvent néanmoins éprouver de fortes sensations pendant leur lecture. Il existe d’ailleurs une corrélation significative entre le niveau d’absorption du lecteur dans la fiction et ses perceptions corporelles. Celle-ci semble concorder avec la théorie de la simulation de Gallese et Freedberg dont nous avons déjà parlé, qui voudrait que les lecteurs ayant un niveau d’absorption plus élevé s’identifient plus facilement aux émotions et comportements moteurs des personnages Mariner » de Coleridge et qu’elles augmentaient la probabilité d’avoir des réflexions perspicaces. Les lecteurs se sont engagés dans un phénomène que les chercheurs appellent promulgation. Dans ce mode d’engagement personnel, les frontières entre le lecteur et le poète s’effacent et le lecteur réfléchit à des questions existentielles. Ainsi, la défamiliarisation provoque d’abord la dissolution des aspects d’un schéma. Des résolutions perspicaces peuvent avoir lieu lorsque le schéma atteint une nouvelle reconfiguration. » OATLEY, Keith, « Why Fiction May be Twice as True as Fact : Fiction as Cognitive and Emotional Simulation », loc.cit., p. 112.

310 VAN PEER, W., Stylistics and Psychology : Investigations of Foregrouding, London, Croom Helm, 1986.

311 MIALL, D. et KUIKEN, D., « Foregrouding, Defamiliarization, and Affect : Response to Literary

Stories », Poetics, vol. 22, 1994, p. 389-407.

312 MIALL, D. et KUIKEN, D., « Beyond Text Theory : Understanding Literary Response », Discourse

Processes, vol. 17, 1994, p. 337-352.

313 KUIJPERS, Moniek, « Bodily Involvement in Literary Reading : An Experimental Study of Reader’s

Bodily Experiences During Reading », communication présentée à la conférence biannuelle de la Société internationale pour l’étude empirique de la littérature et des médias (IGEL) qui s’est tenue du 7 au 11 juillet 2010 à l’Université d’Utrecht.

littéraires grâce à des neurones miroirs plus développés ou plus actifs314. Les neurones

miroirs sont activés lorsque nous lisons la description d’une action engagée par un personnage de fiction et notre propre corps réagit à ces stimulations. La dimension corporelle de la lecture est bien réelle, elle rend visible l’incursion de la littérature dans la vie et, dans un mouvement inverse, l’implication du lecteur dans le monde de la fiction et l’expérience de lecture. Celle-ci repose sur le canal sémiotique du texte littéraire qui, en transmettant les signes qui construisent le monde fictionnel, suscite une expérience sensible chez le lecteur.