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Intermède pratique

1 La lecture, pour ressentir et (se) dire

1.4 Une expérience langagière

1.4.3 Attention mot méchant

1.4.3.2 Forces du langage

Malgré ses nombreux défauts, entres autres son totalitarisme, la simplification qu’elle opère sur le réel, son caractère mortifère, la langue conserve toujours un intérêt pour Sarraute, qui s’efforce d’aller à rebours de celle-ci et de contrer son aspect normatif.

346 SARRAUTE, Nathalie, L’Usage de la parole, op.cit., p. 71. 347 SARRAUTE, Nathalie, Tropismes, op.cit., p. 65.

Le langage littéraire diffère heureusement du langage normatif : il tente un impossible retour de l’objet vers la chose perdue au cours de la symbolisation. Pour effectuer ce retour, la pensée dominée par le langage fait appel, nous l’avons vu, à ses ressources iconiques. Alors que le langage porte les valeurs et les connaissances de la collectivité, les images, sans être complètement dépourvues de l’influence de la société – surtout à notre époque –, sont élaborées individuellement pour résister à l’agression des choses. Elles apparaissent alors comme une réponse à toute expérience difficile dans laquelle le sujet ne se reconnaît pas, entre autres dans l’écart existant entre ce qu’il éprouve et ce qui est exprimé par la collectivité. Ces décalages, ces sensations infimes qui naissent des interactions avec nos semblables sont traqués par Nathalie Sarraute sous le terme de tropismes. Aussi, c’est par les mots, mais en fonction de leur ressources iconiques, que l’auteure dénonce la perte inhérente au langage et tente un « impossible retour » vers ce qui se cache derrière. Devant l’impossibilité de décrire une chose qui ne se laisse pas réduire à un mot, l’artiste convoque des images qui, faisant appel à des ressources multiples – dont les sensations corporelles –, peuvent exprimer une plus grande complexité.

Dans Enfance, le personnage de Natacha souligne précisément cette concurrence que font les images au mot. Elle tente de décrire sa belle-mère, sur laquelle « aucun mot ne vient s’appliquer348 », pas même celui de « méchante » qu’on lui a pourtant soufflé :

– C’est curieux, quand il m’est arrivé d’entendre d’autres enfants dire que ma belle- mère était méchante, cela me surprenait… aussitôt surgissaient des images qui ne trouvaient pas de place dans « méchante »349

Les images contestent la légitimité d’un mot qui ne saurait rendre compte de tout le réel en raison de son caractère réducteur : « méchante » est un masque qui échoue à décrire toute la richesse d’une vraie personne. Des images concurrentes empêchent Natacha de donner ce rôle à sa belle-mère, à qui il arrive d’être méchante, mais qui possède d’autres traits de caractère dont elle donne plusieurs exemples. Nous constatons que le langage a ses forces et ses faiblesses, toutes deux exploitées par l’œuvre littéraire pour offrir au lecteur une expérience complète des mots et des images.

348 SARRAUTE, Nathalie, Enfance, op.cit., p. 191. 349 Ibid.

Outre les informations qu’il donne sur le langage, le texte littéraire, par sa fonction « d’archivage », permet au lecteur d’accéder à des mondes fictifs passés. Il ne s’agit pas pour celui-ci d’entrer dans une chronique historique restituant des événements, mais de plonger dans une atmosphère à travers la langue d’une époque depuis son propre point de vue, avec les décalages qu’il comprend. Le lecteur, lorsqu’il ouvre un ouvrage ancien, voyage ainsi dans une fiction et un mode de représentation – un régime de visibilité – du passé car « la langue où [les ouvrages anciens] furent écrits, est un miroir de la vie350. »

Marcel Proust insiste sur la particularité du langage passé à témoigner d’une autre manière de vivre et dont on peut saisir l’essence par les mots et leur usage :

Car [les ouvrages anciens] contiennent toutes les belles formes de langage abolies qui gardent le souvenir d'usages ou de façons de sentir qui n'existent plus, traces persistantes du passé à quoi rien du présent ne ressemble et dont le temps, en passant sur elles, a pu seul embellir encore la couleur351.

Ainsi, la forme du texte rend compte des espaces mentaux de l’époque à travers ses projections langagières, de sorte que ceux-ci sont reçus par le lecteur d’aujourd’hui comme le témoignage d’un espace-temps différent. Au-delà des mots, c’est leur disposition, leur syntaxe donnant un rythme à la lecture et dictant sa respiration, qui restitue, d’après Proust, le monde fictif et celui dans lequel il a été conçu :

Bien plus, ce ne sont pas seulement les phrases qui dessinent à nos yeux les formes de l'âme ancienne. Entre les phrases – et je pense à des livres très antiques qui furent d'abord récités, – dans l'intervalle qui les sépare se tient encore aujourd'hui comme dans un hypogée inviolé, remplissant les interstices, un silence bien des fois séculaire352.

D’une part, la lecture d’un roman d’un autre siècle nous plonge à la fois dans un univers de fiction et dans la vie des lecteurs de cette époque. Elle nous informe indirectement sur les habitudes de lecture de ces derniers et nous laisse imaginer leur quotidien – avec une part d’imprécision et de méconnaissance. D’autre part, le langage de l’œuvre littéraire rend compte du rythme, au sens où l’entend Henri Meschonnic :

Je définis le rythme dans le langage comme l’organisation des marques par lesquelles les signifiants, linguistiques et extra-linguistiques (dans le cas de la communication orale surtout) produisent une sémantique spécifique, distincte du sens lexical, et que j’appelle la signifiance : c’est-à-dire les valeurs propres à un discours et à un seul. Ces

350 PROUST, Marcel, Sur la lecture, op.cit., p. 50. 351 Ibid., p. 51.

marques peuvent se situer à tous les « niveaux » du langage : accentuelles, prosodiques, lexicales, syntaxiques353.

Aussi, le langage littéraire contient des informations spécifiques et l’activité lectorale ne se borne pas à en comprendre le sens littéral. Il ne faut donc pas voir la littérature uniquement comme une sorte de mémoire qui fige le passé en nous le représentant comme intact. En réalité, l’œuvre littéraire comporte un mouvement qui oppose une certaine fixité du texte à une manière, souligne Isabelle Daunais, de « dire à nouveau ce qui est, encore mais autrement, et donc de lutter contre la mémoire354. »

353 MESCHONNIC, Henri, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982,

p. 216-217.

354 DAUNAIS, Isabelle, « Une vitesse littéraire : la lenteur », loc.cit., p. 8. Les italiques sont dans le texte