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FORMALISER LA DECOUVERTE. PRODUIRE UNE NOUVELLE FONCTION SEMIOTIQUE

Chapitre 6 : La fonction sémiotique de la découverte

6.4. Dynamique de production

6.4.1. Un « Lecteur Modèle »

Discuter la dynamique de production de la fonction sémiotique de la découverte doit d’abord tenir compte de l’énonciataire. C’est lui qui fera usage de la fonction sémiotique selon ses propres pratiques. L’énonciateur doit donc envisager l’énonciataire comme un « Lecteur Modèle »41. Pensons en effet que c’est ce lecteur potentiel qui motive, pour une part, les modes de production. Selon Eco, le lecteur suppose de penser le texte produit selon un ensemble de

« conditions de succès […] établies textuellement, qui doivent être satisfaites pour qu’un texte soit pleinement actualisé dans son contenu potentiel »42.

Ces propos engagent la fonction sémiotique dans une dynamique qui doit permettre à l’énonciataire d’opérer les bonnes actualisations. Cette dynamique sera repérable dans la stratégie textuelle. Selon le type de production, nous verrons que le choix des unités contribue pleinement à l’élaboration de cette stratégie pour faire de l’énonciataire une instance connaissante. En tant que tel, celui-ci pourra les utiliser de façon différenciée, selon ses besoins (terrain, laboratoire, Herbier…). Entre l’usage des unités fondamentales et celui des unités non fondamentales, nous constaterons un certain déplacement de la stratégie. Nous verrons que les premières relèvent principalement du ratio facilis, alors que les secondes relèvent principalement du ratio difficilis. Les premières font de la représentation de la découverte un « type » plus figuratif, quand les secondes font de celle-ci une « occurrence » perceptive. Mais revenons-en au lecteur modèle, qui est-il ?

Dans notre contexte d’étude, les publications scientifiques, le lecteur modèle a approximativement le même profil que l’énonciateur : c’est un chercheur, mais aussi un ingénieur ou encore un technicien spécialisé en botanique. Ainsi, lorsque l’énonciateur produit la fonction sémiotique, celui-ci postule un énonciataire qui lui ressemble, un énonciataire qui possède les « mêmes » compétences que lui. Ce dernier sera donc capable d’actualiser les unités et de les mettre en relation pour pouvoir interpréter les données selon ses attentes et besoins.

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Site Signo, page « Les modes de production sémiotique » d’Umberto Eco : http://www.signosemio.com/eco/modes-de-production-semiotique.asp.

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ECO Umberto, Op. cit., p. 61-83.

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D’un autre côté, le précédent propos d’Eco soulève le fait que tout ne dépend pas de l’énonciateur. L’énonciataire a un rôle actif, il doit être en mesure de coopérer à l’actualisation textuelle. Il doit être en capacité d’agir « interprétativement » comme l’énonciateur a agi « générativement »43. Il doit pouvoir compléter le « tissu d’espaces blancs, d’interstices »44 que l’énonciateur a laissés dans les unités de la fonction sémiotique. Observons ici que notre projet expérimental de lecture de l’image nous permettra d’en discuter à partir d’une étude empirique qui a confronté deux groupes, l’un novice, l’autre professionnel. Nous verrons que leur capacité de mouvements interprétatifs se différenciera dès la lecture des images (cela sera perceptible avec les cartes d’attention). Nous en discuterons au moment venu dans notre troisième section.

Partons du fait que le texte « requiert des mouvements coopératifs actifs et conscients de la part du lecteur »45 afin de se saisir du texte, pour nous, de la fonction sémiotique (qui a la particularité d’être un ensemble syncrétique). La fonction sémiotique est ainsi

« un produit dont le sort interprétatif doit faire partie de son propre mécanisme génératif : générer un texte signifie mettre en œuvre une stratégie dont font partie les prévisions des mouvements de l’autre »46.

Dans cette idée d’anticiper les « mouvements de l’autre », l’énonciateur doit faire en sorte que le lecteur puisse relier les unités de composition entre elles. Ce dernier doit pouvoir actualiser les unités à partir des effets de redondance, de rétroactions que l’énonciateur a instaurées entre les unités descriptives (grâce aux isotopies figuratives comme plastiques. Nous y reviendrons.). Cela permettra ainsi à l’énonciataire de se faire une représentation cohérente et homogène de la nouvelle espèce découverte.

Cette dimension active de l’énonciataire nous interroge également sur le développement actuel des plateformes ayant un objectif taxonomique et qui veulent, comme celle de Global

Biodiversity Information Facility (GBIF)47, s’adresser à un large public : chercheurs, décideurs politiques, amateurs. Ce projet qui vise un large type d’énonciataires est-il possible ? Cela supposerait d’envisager les capacités interprétatives de tous ces profils avec le risque de ne pas répondre comme il se doit aux usages qu’ils en feront dans leurs pratiques. Multiplier les communautés d’énonciataires suppose une stratégie textuelle qui nous questionne quant à la faisabilité d’un tel projet. Tout comme les plateformes, les applications destinées au grand public

43 Ibid., p. 67. 44 Ibid., p. 63. 45 Ibid., p. 62. 46

ECO Umberto, Lector in fabula. Le rôle du lecteur, Paris, Grasset, 1985, p. 65.

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afin d’identifier morphologiquement les plantes, comme l’application PlantNet48, nous interrogent également. Cette application descriptive se fonde essentiellement sur un seul type de support, la photographie, reniant par là l’intérêt d’un langage syncrétique (d’une négociation). Cela pose non plus la problématique de l’énonciataire au profil ici uniforme, mais celle de la stratégie textuelle qui doit envisager certains usages (grâce à certaines actualisations). Dans ce cas de figure, l’usage d’un seul support comme la récurrence des formalisations interroge une certaine « pauvreté » sémantique (figurative autant que plastique). Cette « pauvreté » rendra peu aisés les mouvements de coopération de l’énonciataire (la communauté d’usagers) et ses capacités d’interprétation. Notre partie suivante permettra de mieux comprendre l’intérêt d’un langage syncrétique pour représenter une plante.

Dès la phase de production de la fonction sémiotique, l’énonciateur doit envisager son lecteur. De lui dépend la stratégie textuelle, mais aussi sa part active dans la lecture. Retenons que la production d’une fonction sémiotique, du point de vue stratégique, repose sur les compétences connues de l’énonciataire, tout en contribuant aussi à les produire. L’acte de représenter la plante doit avant tout faire connaître la nouvelle espèce en tant qu’objet biologique. Nous le verrons ci-après, un langage syncrétique se montrera efficace à cette stratégie de représentation selon un horizon orienté « usages ». N’oublions pas que les sciences naturelles sont des sciences de l’observation, elles nous enracinent en tant qu’humains « dans le monde naturel »49

. Elles contribuent à nous forger un regard sur le monde qui nous entoure, que notre regard soit celui d’un scientifique, d’un amateur ou encore d’un élève du premier ou second degré. Il faut impérativement le prendre en compte dans la stratégie textuelle.

Maintenant que le lecteur modèle est identifié et que nous avons compris le rôle actif qu’il joue dans la lecture de la fonction sémiotique, nous devons chercher à savoir comment il sera pris en compte dans la stratégie textuelle de la représentation de la nouvelle plante. Nous allons voir qu’il s’agit d’un jeu syncrétique, entre procès figuratif et procès plastique, conforme au « cahier des charges » scientifique. Nous allons envisager ces procès avec les ratios (ratio facilis et ratio

difficilis). Par ce biais syncrétique, nous verrons comment la stratégie textuelle maintient un

« subtil dosage » entre l’intelligible et le sensible qui est nécessaire à la représentation de la nouvelle plante. Poursuivons ainsi notre discussion sur la dynamique de production de la fonction sémiotique de la découverte.

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Site internet de l’application PlantNet : https://plantnet.org/

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