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MONTRER LA DECOUVERTE, CONDITIONS DE PRODUCTION DE LA FONCTION

Chapitre 4 : Nommer et décrire la découverte, point de vue historique vue historique

4.4. Caractériser une plante avec le système visuel

Bien qu'il ne soit pas obligatoire pour décrire un nouveau spécimen selon le Code de nomenclature, le système visuel est toutefois largement utilisé depuis le XVe siècle, et encore aujourd’hui, pour participer à la représentation d’une nouvelle plante. Ceci est un premier argument pour nous intéresser de plus près au visuel. De plus, lors de notre étude sur la formalisation, nous observerons une multiplication de différents types de supports visuels. A côté

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CORBEY Raymond, « Inventaire et surveillance : l’appropriation de la nature à travers l’histoire naturelle », Blanckaert Claude, Cohen Claudine, Corsi Pietro, Fischer Jean-Louis (dir.), Le Muséum au premier siècle de son histoire, Paris, Editions du Muséum national d’histoire naturelle, SD., p. 541-557.

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de l’usage du dessin, la photographie et l’herbier photographié puis numérisé prendront place (cf. figure 4 ci-dessous). Ceci est un second argument pour consacrer un temps particulier au visuel. Arrêtons-nous donc un instant sur ce système et son usage, arrêtons-nous sur la « pensée visuelle » qu’il sous-tend. Soulignons que le système sémiotique visuel aura la particularité d’être questionné sur deux niveaux : figuratif et plastique. En effet, la signification des énoncés visuels ne dépend pas que de sa « traduction » en mots. Elle relève aussi d’une valorisation cognitive de la sensation, voire esthétique145.

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DUBOIS Philippe, « De l’image-trace à l’image-fiction. Le mouvement des théories de la photographie de 1980 à nos jours », Etudes photographiques, 34, 2016, [en ligne].

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Figure 4 : Exemples d’unités Dessin, Photographie et Herbier. Planches extraites, pour les deux premières, de l’article « Two new species of the genus Benthamia A. Rich. (Orchidaceae) from

Madagascar, B. boiteaui Hervouet, sp. nov. and B. bosseri Hervouet, sp. Nov. » de J.-M. Hervouet et P. Descourvières, Adansonia, 36 (2), 2013, p. 209-219 ; pour la troisième de l’article

« Reassessment of the Psychotria speciosa G. Forst. (Rubiaceae) complex in Tahiti, Society Islands, with a new combination and description of new species, Psychotria paulae J.-Y. Meyer, Lorence & J. Florence, sp. nov. » de D. H. Lorence, J. Florence, J.-Y. Meyer, Adansonia, 39 (1),

2017, p. 41-53.

Dans cette partie du chapitre 4, précisons le point de vue de la recherche dans l’usage de supports visuels. Selon la dessinatrice scientifique Elaine R. S. Hodges, la technique du dessin est un excellent moyen pour mettre un spécimen en évidence et comprendre sa structure et son organisation. Cette technique permet de « mettre en valeur » et de « clarifier » les détails. Selon cette auteure, le dessin contribue grandement à l’identification du spécimen. Celui-ci a une fonction qui est même analogue à celle d’un texte linguistique. Texte linguistique et texte visuel dessiné, tous deux permettent d’interpréter le spécimen146. Dans cette même perspective, nous pouvons citer le chercheur et dessinateur Yves Coineau pour qui le système sémiotique visuel, et encore une fois le dessin, a une valeur de complémentarité avec les énoncés linguistiques qu’il enrichit. Mais le dessin peut aussi s’envisager comme une donnée première. Il est un moyen de

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noter, de retenir, de comparer les données et informations à l’exercice du chercheur147. Dans cette perspective, il permet de

« révéler des résultats qui n’étaient pas évidents »148.

A partir de cette double perspective, entre complément et donnée première, le dessin est un support privilégié dans la recherche botanique, et ceci depuis le XVe siècle. Notons qu’il s’envisage en fonction d’un certain dessein qui déterminera un certain dessin149

.

Ces propos mettent en avant l’enjeu dans lequel se situe le système sémiotique visuel, et notamment le dessin, dans le cadre de la recherche. Ce dernier se présente comme un outil d’excellence dans l’investigation d’une plante, car on lui prête une fonction aussi importante que le texte linguistique. Il clarifie, il met en valeur certains détails, il permet de noter, de retenir et de comparer. Il permet ainsi d’identifier le spécimen. Ces propos montrent qu’il n’est pas nécessairement investi dans une relation hiérarchique avec les autres énoncés linguistiques et visuels auxquels il peut être associé.

Cependant, le dessin n’est pas l’unique support visuel utilisé dans les publications scientifiques de notre corpus. Nous verrons qu’à partir des années 1920, et particulièrement à partir des années 1960, on fait également usage de la photographie pour participer à la représentation de la découverte. Pendant cette période et les suivantes, son usage restera cependant occasionnel, bien que de plus en plus affirmé au cours du temps. A la différence du dessin, nous verrons que sa fonction de complément semble plus prégnante, bien qu’elle aille en s’atténuant au profit, semble-t-il, d’une fonction équivalente aux autres énoncés (linguistiques et visuels). Notons que ce qui différencie la photographie du dessin c’est, à première vue, la technique d’enregistrement. Selon Hodges et Coineau, le développement de la photographie, par son coût en temps et en argent, et par sa facilité de mise en œuvre a fait baisser l’usage quasi exclusif du dessin, mais elle ne l’a pas pour autant remplacé. Selon ces auteurs, la photographie ne peut absolument pas se substituer au dessin. Elle ne peut montrer de façon « claire » et sans « ambiguïté » les composants de la plante150. Avec la photographie,

« l’interprétation demeure souvent difficile et soumise à bien des aléas »151. Elle est un

147

Ibid., p. VII.

148

COINEAU Yves, Comment réaliser vos dessins scientifiques, Paris, Bordas, 1982, p. VII.

149

Ibid., p. VII.

150

HODGES Elaine R. S. (dir.), Op. cit., p. XII.

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« ensemble de données plates, sans interprétation. C’est un document fidèle, mais sa valeur démonstrative est limitée »152.

Le dessin « sollicite » quant à lui le chercheur, il le met en « action » :

« Dessiner un être, c’est déjà, en partie, le comprendre mieux et transmettre mieux sa connaissance »153. La force du dessin réside ainsi dans la

« précision et la sobriété du trait ».

Il est un

« vecteur de données abstraites »154.

Le dessin semble donc offrir des possibilités cognitives que la photographie ne semble pas pouvoir atteindre. Dans ce rapport d’opposition, la photographie ne semble avoir aucune chance de « rattraper » le dessin. Cependant, nous observerons sa progression croissante en ce qui concerne son usage, ainsi que son évolution formelle (nous le verrons plus en détail au moment venu).

Ces précédents extraits invitent à nous interroger sur le « pourquoi » : pourquoi fait-on toujours usage de la photographie dans le cadre de la représentation de découvertes si elle pose autant de problèmes de lecture et d’interprétation ? Nous pouvons avancer la thèse d’une présence inhérente au procédé photographique. Depuis le XIXe siècle, soulignons que dans le domaine scientifique, cette technique est associée aux procédés d’enregistrement-restitution155. La photographie propose un autre rapport au « réel » à travers le processus d’enregistrement automatique de la lumière, mais dont le mécanisme de sélection reste celui d’une « coupe brute ». En ce sens, la photographie ne relève pas d’une pure intention, d’une « préférence raisonnée »156 :

« Signe du désordre, les menus accidents du daguerréotype fonctionnent comme des marqueurs de la part incontrôlable qui constitue la signature de l’enregistrement157. »

La photographie est comme une empreinte brute. Elle s’inscrit dans un phénomène de conservation. Elle possède un effet d’attestation de ce qui a été vu sur le terrain. Elle est une

152 Ibid., p. 1. 153 Ibid., p. VIII. 154 Ibid., p. 2. 155

BRUNET François, La naissance de l’idée de photographie, Paris, PUF, 2012, p. 269-329.

156

GUNTHERT André, « Une illusion essentielle. La photographie saisie par la théorie », L’Image sociale. Le carnet de recherches d’André Gunthert, site internet, consultation en hiver 2017.

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« preuve de… », ou une « empreinte de… »158. Dans cette perspective, la photographie repose sur le principe génétique du « ça a été » de Roland Barthes159. A la différence du dessin qui est pure intention, la photographie entretient un lien organique avec le réel. Cependant, nous verrons que le « tournant numérique » (des années 2000) bousculera ce rapport au réel. Le dessin, la photographie, comme le texte linguistique deviendront tous numériques. Nous verrons que le « digital turn » déplacera ce statut acquis de la photographie comme simple « transfert de réalité de la chose vers sa représentation »160. Nous verrons également qu’au moment de ce virage, apparaîtra dans notre corpus une « deuxième génération » de photographies qui prendra place aux côtés de la première. Remarquons qu’elle ne sera plus une simple captation du réel, un simple prélèvement du monde (cf. figure 5 ci-dessous). Dans ce cas, comment penser cette image-là ? Nous verrons qu’elle se rapprochera de l’idée même du dessin en tant que « préférence raisonnée » issue d’une intention pure. Ici, la photographie ne se présentera plus comme un quelque chose « qui a été », mais comme quelque chose « qui est » devant nous. Tout comme avec le dessin, il s’agira de quelque chose que l’on peut accepter ou refuser. Sur le plan de la formalisation, nous verrons que ce deuxième type de photographie, celui que nous nommons de « deuxième génération », tendra vers les « principes » mêmes du dessin. Il tendra vers l’idée qu’on ne montre que ce qui est, selon une intention, sans le risque de bruits qui perturberaient la lecture de l’énoncé visuel photographique. Comme le dessin, cette photographie de deuxième génération s’offrira comme un « monde possible » selon les termes de Philippe Dubois161

. Plus loin, nous observerons en effet un lien plus ténu entre le dessin et la photographie. Il questionnera notamment la mimêsis :

« [Q]ue se passe-t-il dès lors que ‘la photographie’ ne ‘reproduit’ plus le monde tel qu’on le perçoit, mais qu’elle ‘l’invente’, qu’elle nous donne à voir des choses qui sont dans leur principe hors de la référence à notre perception du monde ? »162.

158

Ibid.

159

BARTHES Roland, La Chambre claire. Note sur la photographie, coll. Cahiers du cinéma, Paris, Gallimard, Le Seuil, 1980, p. 119-151.

160

DUBOIS Philippe, « De l’image-trace à l’image-fiction. Le mouvement des théories de la photographie de 1980 à nos jours », Etudes photographiques, 34, 2016, [en ligne].

161

Ibid.

162

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Figure 5 : Exemple d’unité Photographie de deuxième génération. Planche extraite de l’article « New species of Ophiopogon Ker Gawl., Peliosanthes Andrews and Tupistra Ker Gawl. (Asparagaceae) in the flora of Laos and Vietnam » de L. V. Averyanov, N. Tanaka, K. S. Nguyen,

H. T. Nguyen, E. L. Konstantinov, Adansonia, 37 (1), 2015, p. 25-45.

Ajoutons que ce changement qui s’opère et touche pleinement la photographie des années 2000, dû au tournant numérique, soulève de nouvelles questions formelles qui concernent pour nous autant la photographie que le dessin et même l’herbier. En effet, mentionnons un dernier support visuel en usage de manière récurrente dans notre corpus, bien que plus tardif, car lié à ce tournant numérique : l’usage des herbiers numérisés. L’utilisation de ces supports visuels numériques dans les articles de notre corpus investit des questionnements comme ceux que pose Dubois au sujet

du document et de l’archive : que devient la mobilisation d’une information visuelle, contextuelle et scientifique qui ne dépend plus nécessairement d’un seul type de support visuel ? ;

du stock et des flux : que se passe-t-il si l’image n’est plus qu’un flux, « une masse infinie de données qui circulent sans fin sur les réseaux informatiques, une pure ‘mémoire fluente’ qui se fait, se défait et se refait à chaque instant de façon continue et sans limites » ? Cette question soulève notamment celle du développement des plateformes et applications à des fins d’inventaire et de connaissance du vivant. Nous y reviendrons plus tard ;

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de l’unité spatio-temporelle de l’image : que se passe-t-il si l’image, comme la

photographie, n’est plus qu’« un assemblage ‘mixte’ d’éléments ‘rapportés’, si l'on a affaire à une ‘image composite’ » ? ;

de la fixité de l’image : « Que se passe-t-il si l’image « photographique » [ou même dessinée] est animée (par des logiciels par exemple), si elle semble nous donner à voir du mouvement ? »163. Nous pensons notamment au développement d’images 3D dans le domaine de la recherche botanique, images qui soulèvent en effet la question de la « fixité ».

Dans cette perspective, il semble qu’on voit émerger un changement de paradigme. Avec le numérique, la formalisation visuelle de la découverte s'envisagerait non plus selon un seul régime, mais selon différents régimes de « visualité » incarnés par : le dessin, la photographie de première génération, la photographie de deuxième génération, l’herbier, et pourquoi pas le dessin animé ou l’imagerie 3D (dans une perspective prospective). Cela renouvelle la question de la norme soulevée par Goodman, où il faudrait envisager le visuel dans une pluralité. Rappelons-nous des propos de cet auteur. L’image dépend

« à tout moment, entièrement du cadre ou du mode qui est alors la norme. Le réalisme n’est pas affaire d’un quelconque rapport constant ou absolu entre une image et son objet, mais d’un rapport entre le système de représentation employé dans l’image et le système servant de norme. La plupart du temps, c’est bien sûr le système traditionnel qui est pris pour norme ; et le système de représentation littérale, réaliste ou naturaliste est tout simplement le système coutumier »164.

Nous verrons que le dessin, encore préféré, reste pour le moment le système coutumier pour représenter la plante, mais celui-ci est fortement concurrencé par d’autres formes de « réalité ». Sa longue inscription dans l’espace et le temps fait qu’il est le système normatif. Il est le support visuel propice à l’étude botanique scientifique, mais pour combien de temps encore ? Ces propos seront de nouveau discutés dans notre deuxième puis troisième section, car ils supposent d’étudier plus précisément notre corpus sur les différentes formes de paraître dans les énoncés visuels. Pour en étudier leur complexité, nous tenterons cependant de dépasser pour une part cet aspect technologique. Nous verrons que ce n’est pas seulement la technologie qui caractérise tel ou tel support visuel. C'est aussi la manière de formaliser la découverte (à travers la modalité du pouvoir faire : distance et actualisation). Ainsi, à la différence des énoncés linguistiques, nous envisagerons nos énoncés visuels, d’une part, comme des formes figuratives,

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Ces quatre questionnements sont énumérés par Philippe Dubois. DUBOIS Philippe, « De trace à l’image-fiction. Le mouvement des théories de la photographie de 1980 à nos jours », Etudes photographiques, 34, 2016, [en ligne].

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GOODMAN Nelson, Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles, Paris, Pluriel, 2011, Paris, éd. Jacqueline Chambon, 1990, p. 63.

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actualisant plus ou moins les composants de la plante à des fins de caractérisation, et d’autre part, comme des formes plastiques tout aussi signifiantes.

Ces propos nous conduisent à présent à notre deuxième temps pour répondre à notre question : qu’est-ce que représenter une découverte botanique ? Passons au chapitre 5. Nous porterons plus précisément notre attention sur la notion d’article, et au fait que représenter la plante consiste d’abord en une procédure de segmentation du nouvel objet biologique.

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Chapitre 5 : Nommer et décrire la découverte, point de