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MONTRER LA DECOUVERTE, CONDITIONS DE PRODUCTION DE LA FONCTION

Chapitre 2 : La découverte scientifique, une présence

2.2. La découverte, une construction réflexive

Actualiser la découverte va au-delà d’un travail d’ajustement du visible, entre perceptions individuelles et normes collectives. Elle est également un ensemble de relations réflexives complexes, d’autant plus complexes qu’il s’agit de montrer un objet nouveau. Selon Callon, la

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Site internet du Cirad, page de présentation des recherches de Jacques Tassin :

http://agents.cirad.fr/index.php/Jacques+Tassin.

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BEYAERT-GESLIN Anne, Sémiotique du portrait, De Dibutade au selfie, Paris, De Boeck Supérieur, 2017, partie « Le travail figuratif de l’absence ».

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TORE Gian Maria, « La réflexivité : une question unique, des approches et des phénomènes différents », Signata, 4, 2013, p. 53-83.

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découverte se définit avant tout comme « une association inédite d’éléments »72 qu’il faut montrer. Là est la problématique de la présence, établir des relations nouvelles, des associations inédites (linguistiques, visuelles…) dont il en sortira la création d’une nouvelle configuration réflexive. Pour Bruno Latour, le concept de découverte s’envisage également dans cette perspective réflexive, car pour cet auteur, la découverte est un moment qui

« n’est pas celui où se découvre le monde aux yeux du chercheur qui sort enfin du cercle étroit de ses préjugés, de sa société et de ses règles. Le moment de la découverte est celui où s’attache au même lieu le plus grand nombre d’éléments. Chaque élément ajouté modifie le monde, la société, les règles et les carrières »73.

Ces deux auteurs (Callon, Latour) envisagent la découverte comme un nouvel assemblage d’éléments et de nouvelles relations qui sous-tendent une démarche réflexive. Ils font valoir cette bipolarité mentionnée par Tore. La dimension réflexive de la découverte pousse à la penser continuellement selon le monde dans lequel, elle et nous, nous nous situons. Son procès réflexif contribue à construire les nouvelles connaissances, les nouvelles catégories d’espèces, mais aussi de genres, voire de familles végétales, parce qu’il interroge, non seulement la représentation, mais aussi la « présentation de la représentation »74.

Selon Tore, la réflexivité prend corps notamment dans les modes de présence. La manifestation de la réflexivité peut être plus ou moins explicite, et plus ou moins localisée dans un énoncé. Si nous prenons en considération nos propos précédents, et en étudiant les différents ensembles de phénomènes réflexifs définis par Tore, observons que l’un d’eux retient particulièrement notre attention : la réflexivité globale. Selon nous, la nouvelle plante et sa mise en présence s’envisagent selon une réflexivité globale puisque c’est la représentation dans son ensemble qu’il s’agit d’envisager, tout comme la présentation de sa représentation. La découverte

« ne fonctionne qu’en mobilisant la globalité du texte ou de l’événement sémiotique en question : elle ne se trouve que dans le sens qui résulte du rapport entre ses éléments, dans leurs tensions, leur dynamique, leur ‘texture’ »75.

En ce sens, la découverte est « modélisante ». En tant que première représentation dans les articles de notre corpus, elle suppose qu’il faille faire de la nouvelle plante un « modèle » qui soit représentatif de sa catégorie. En cela, la présentation de sa représentation est particulièrement

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Interview de Michel Callon par Françoise Bastide, BASTIDE Françoise, FABBRI Paolo (dir.), Les Procédures de la découverte, Actes sémiotiques, VIII, 33, mars 1985, p. 10-16.

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LATOUR Bruno, « Mais ou vont-ils chercher tout cela ? », BASTIDE Françoise, FABBRI Paolo (dir.), Les Procédures de la découverte, Actes sémiotiques, VIII, 33, mars 1985, p. 17-20.

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TORE Gian Maria, « La réflexivité : une question unique, des approches et des phénomènes différents », Signata, 4, 2013, p. 53-83.

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intéressante à discuter. L’article de découverte interroge l’actualisation de l’événement, la mise en visibilité de la nouvelle plante (selon un ajustement), mais il questionne également le « comment »

: comment montre-t-il la nouvelle plante à travers ce qu’il est dans sa globalité ? Cette dimension

réflexive, nous l’aborderons tout au long de notre réflexion sur la représentation. Précisons que la réflexivité globale revêt cependant un double mouvement qui est opposé et en même temps complémentaire. Ce double mouvement nous permettra de préciser et de mieux saisir le jeu réflexif à l’œuvre dans les articles. La réflexivité globale suppose donc que la nouvelle plante s’inscrive à la fois selon :

(i) une réflexivité figurale ;

(ii) une réflexivité d’exemplification.

Il nous semble que l’article de découverte s’engage, d’une part, dans une réflexivité figurale. Il se définit comme un raisonnement interne à son énoncé à travers la figuration de la nouvelle plante. En tant que présence d’un « corps sensible », ce n’est pas ce qui est localisable dans l’énoncé, dans sa figuration qui compte nécessairement. C’est aussi dans le fait que l’énoncé est le résultat de tensions et de rythmes sensori-moteurs qui seront manifestés en énoncés, énoncés linguistiques et/ou visuels. Ce résultat traverse la figuration qui est « faite » article76. Au sujet de cette réflexivité, Tore reprend l’expression de Peirce et parle d’une « sémiotique du vague ». Quelque chose fait sens en tant qu’éventail de possibilités qui pourra ensuite s’envisager dans différents parcours qui le spécifieront77. En ce sens, l’article est une « carte » des parcours possibles de l’objet. Ce sont les autres parcours sémiotiques qui asserteront, exploreront, trouveront ou même découvriront de nouvelles propriétés et spécificités à la plante. Dans cette perspective, l’article de découverte se présente comme un « diagramme » (une carte des possibilités)78.

D'autre part, l’article se présente aussi comme une exemplification de la plante. Il se dresse comme la production d’un modèle de la nouvelle espèce. Dans ce sens, l’article s’envisage selon une axiologie qui, d’un côté, valorisera certains caractères impératifs à mettre en présence selon les normes de représentation, et de l’autre, en écartera certains qui seront moins signifiants. A partir d’un jeu de sélection, il s’agit de faire de la nouvelle espèce un parangon de sa catégorie. Finalement, Tore envisage ces types d’énoncés, tout comme celui de l’article scientifique de la découverte, comme « autant d’échantillonnages du monde ».

76 Ibid. 77 Ibid. 78 Ibid.

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Ce qui compte, ce n’est pas tant le monde que ses énoncés qui représentent la nouvelle plante. Ce sont eux qui contribuent à mettre en forme et à construire le discours de la découverte, le « ce qui par là est montré, modélisé, exemplifié »79. Nous essaierons de le discuter au mieux dans notre recherche. Selon la visée réflexive liée à l’exemplarité, l’article fonctionne ainsi comme un procès de généralisation, mais il est aussi traversé par une réflexivité figurale qui fonctionne comme un procès de singularisation. La mise en présence de la plante (entre corps sensible et corps contraint) semble jouer de cette relation complémentaire. Il s’agit de deux procès qui n’indiquent rien de particulier, mais qui ouvrent sur un éventail de choses variables80

, sur un éventail de parcours sémiotiques futurs. Dans tous les cas, il est question de réaliser une

modélisation ouverte à tous les possibles (à tous les parcours sémiotiques possibles).

En discutant la mise en présence de la nouvelle espèce dans notre contexte de publication d’articles scientifiques, nous avons compris l’enjeu d’étudier les représentations de la plante, et non l’objet phénoménologique lui-même pour comprendre la découverte. Nous avons vu que cette dernière notion est relative à sa représentation, in fine au public auprès duquel la représentation sera diffusée. La nouvelle espèce, en tant que représentation donc, permet de comprendre son mode d’existence (par sa mise en présence visible), mais aussi, et peut-être surtout, elle nous permet de comprendre comment les chercheurs façonnent leurs conceptions pour qu’elles leur fassent sens. L’actualisation de la découverte questionne également la stratégie employée pour représenter et construire un système de connaissances, un système qui nous permet de mieux saisir le rapport que cette instance entretient avec le vivant, le végétal notamment.

Nous avons vu qu’il y aura toujours ce double rapport entre, d’une part, l’objectif sensible, et d’autre part, l’objectif contraint de représentation scientifique de la plante. Ce double objectif est régi par un travail d’ajustement du chercheur-découvreur :

(i) entre ses perceptions sensori-motrices qui permettront d’actualiser un certain nombre de caractères de la plante ;

(ii) un protocole normé qui s’offre comme un guide à suivre, libérant le chercheur d’éventuelles incertitudes pour donner corps à la nouvelle plante.

L’acte de représenter, de rendre visible fait exister la plante. Il invite aussi à penser la découverte dans le « comment » de sa représentation, entre un procès de généralisation et un procès de singularisation, un procès réflexif de modélisation. C’est en discutant de façon continue

79

Ibid.

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et imbriquée ces deux points de vue (celui de l’immédiateté et celui du médiat) que nous pourrons saisir l’opérativité de la représentation, in fine ses stratégies conceptuelles et cognitives. Nous voyons se dessiner l’autonomisation de l’article par rapport à l’objet du monde naturel. Il se constitue en un système sémiotique clos. La découverte d’une nouvelle espèce végétale ne questionne pas l’existence de la plante dans son monde naturel, plante qui est en outre certainement déjà connue par d’autres populations. Elle interroge sa représentation dans les articles de notre corpus comme reflet de notre vision occidentale du vivant, inscrite dans un continuum spatial et temporel. En ce sens, la représentation de la nouvelle plante est un acte créateur, un acte langagier.

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