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MONTRER LA DECOUVERTE, CONDITIONS DE PRODUCTION DE LA FONCTION

Chapitre 2 : La découverte scientifique, une présence

2.1.2. Un corps contraint

2.1.2. Un corps contraint

Notre contexte particulier place nécessairement au centre de la question de la mise en présence celle de la pertinence scientifique. Le suivi d’un protocole, autant dans la pratique qu’au moment de l’actualisation de la plante, doit permettre de faciliter le changement de statut de la nouvelle espèce, d’inconnue elle deviendra connue. Même si la mise en présence de l’objet découvert prend naissance à partir d’une perception sensori-motrice du chercheur, elle doit ensuite se plier au contexte de la recherche scientifique. La découverte doit répondre à des attentes liées à

61 Ibid., § 3. 62 Ibid., § 3. 63 Ibid., § 6. 64

BEYAERT-GESLIN Anne, Sémiotique du portrait, De Dibutade au selfie, Paris, De Boeck Supérieur, 2017, partie « La Présence et l’existence ».

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un principe de rigueur. L’actualisation de la nouvelle plante doit donc souscrire à des règles de descriptions scientifiques où ne doivent être prises en considération, parmi les nombreuses déterminations, ou traits distinctifs possibles d’un objet, que celles qui sont nécessaires et

suffisantes pour épuiser sa définition. De la sorte, l’objet ne pourra pas être confondu avec un

autre ni surchargé de déterminations66. Il pourra également investir d’autres parcours sémiotiques.

Dans cette perspective de mise en présence « contrainte », le chercheur fait usage, pourrions-nous dire, d’« étiquettes »67 préalablement constituées. Cette notion d’« étiquette », que nous empruntons à Nelson Goodman, est intéressante dans le cadre de la découverte scientifique. Elle suppose une base commune et partagée par une communauté, notamment la communauté scientifique soucieuse de valider la scientificité des critères d’actualisation de la plante. L’application d’étiquettes, préalablement établies au sein d’une terminologie, permet de déterminer les « bonnes » caractéristiques et propriétés à identifier et à définir. Ces étiquettes ont une dimension opératoire en segmentant la plante en éléments de plus en plus fins. En suivant une grille normative, on peut envisager la découverte dans une démarche heuristique scientifique et collective. Dans notre cas d’étude, la plante pourra être comparée, catégorisée ou encore classée par rapport aux autres espèces déjà découvertes et décrites par d’autres chercheurs, mais aussi en prévision des découvertes à venir. Une terminologie commune permet une continuité et une cohérence d’actualisation selon un processus qui a commencé il y a un peu plus de deux siècles. On aperçoit ici tout l’intérêt de mettre en présence la plante selon des contraintes normatives pour donner corps à celle-ci. La corporéité « contrainte » de la plante la rationalise. Elle n'est pas seulement relative au sensible, mais aussi à l’entendement. Nous sommes assez proches de la notion de « clarification » dont parlait Husserl. Clarifier et rationaliser permet d’engager la découverte dans un faire voir et un pouvoir voir qui, dans notre cas, requiert une exigence scientifique. Cette exigence déterminera le cadre sémiotique de représentation de la plante.

L’idée d’un corps contraint, calqué selon une grille normative, permet de construire la solidité des associations présentifiées et permet l’appréciation du degré de proximité d’un objet avec un autre. L’enregistrement de l’objet ne peut être efficace que s’il éclaire, ou intrigue, selon une marche à suivre qui enregistre de façon systématique les rapports nouveaux signifiants. Présentifier la découverte implique donc une articulation étroite entre la représentation et l’objet du monde naturel perçu à partir du protocole à suivre qui fait en sorte d’actualiser la plante de manière vraisemblable et intelligible. Précisons que selon Goodman, la pierre de touche de la

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GREIMAS A. J., COURTES J., Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1993, p. 230-276.

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GOODMAN Nelson, Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles, Paris, Pluriel, 2011, Paris, éd. Jacqueline Chambon, 1990, p. 55.

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vraisemblance se situe dans la « facilité » avec laquelle on obtient une information. Cette notion de facilité dépend du degré de stéréotypie du mode de représentation et de la trivialité atteinte par les étiquettes et leurs usages. Habitué à une certaine vraisemblance, le chercheur aura plus facilement accès aux sèmes actualisés qui donnent corps à la plante. Pour cet auteur, la vraisemblance n’est pas l’affaire d’un quelconque rapport constant ou absolu entre une image et son objet, mais d’un rapport entre un système de représentation plus ou moins utilisé et le système qui sert de norme. En règle générale, Goodman souligne que c’est le système traditionnel qui est pris pour norme, car il est en usage depuis un certain temps et ancré dans des habitudes de lecture :

« Le réalisme est une affaire d’habitude »68.

Nous verrons que ce système traditionnel se vérifie dans notre corpus d’étude. Qu’elles soient verbales ou visuelles, les normes, ou conventions sont essentielles dans la mise en présence de la plante. Nous verrons qu’elles participent à consolider le système traditionnel dont parle Goodman. Ce système qui s’« auto-alimente » contribue à ne pas créer d’équivocités de signification qui altéreraient la lecture de la plante. Précisons cependant que les contenus des étiquettes doivent également être maintenus. Selon les propos d’Husserl, une science n’est possible que là où les résultats de la pensée peuvent être conservés sous la forme du savoir et appliqués à la pensée ultérieure sous forme d’un système de propositions énonciatives. Mais pour que ces propositions puissent être comprises, sous la forme d’un jugement, sans avoir à recourir à l’objet du monde naturel, il est nécessaire que les « mêmes » étiquettes et catégories conservent une corrélation univoque à certaines essences saisissables intuitivement. Pour que le système d’actualisation perdure, le rapport signifiant/signifié doit s’inscrire dans la durée. Selon Husserl, ce que nous nommons les étiquettes doit être doté de significations distinctes et uniques. Dans tous les contextes possibles de la découverte d’une plante, ces étiquettes doivent conserver les concepts que la pensée leur a adjoints. C’est une nécessité constante de faire attention et de vérifier régulièrement si une étiquette, ou une catégorie fixée dans un contexte donné s’appliquent toujours avec le même sens dans le contexte présent. Le corps contraint est une sécurisation de ce rapport constant entre signifiants et signifiés actualisés.

Ajoutons cependant que ce corps contraint, nécessaire dans les contextes de recherches scientifiques, voire trop valorisé, ne doit pourtant pas prendre le pas sur le corps sensible au risque de briser notre lien avec l’objet du monde. Mentionnons Tassin qui souligne ce risque et la nécessité de maintenir un équilibre dans cet ajustement au risque de perdre notre lien

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« immédiat » avec la plante, de créer un effet de distance trop important qui créerait des « déformations culturelles », altérant notre représentation du vivant. Ceci pourrait également entraîner un déficit de « porosité sensible », ou encore une « dis-connexion » préjudiciable dans la connaissance du vivant. Tassin insiste sur l’importance de l’intuition, de la perception et de l’expérience sensorielle, même dans une entreprise scientifique.69

Mettre en présence un objet du monde naturel signifie produire, actualiser un énoncé, équilibrant ainsi les forces sensibles et normatives. Cet équilibre permet de souscrire aux conditions de mise en présence scientifique de la découverte. Pour Beyaert-Geslin, le mode d’existence invite à penser les corps selon une graduation de la présence qui va du potentialisé au réalisé en passant par le virtualisé et l’actualisé70

. Les modalités existentielles dessinent un champ d’une présence où les ajustements, parfois mués en tensions, sont à observer dans les articles. La présence, c’est le reflet de la manière dont la personne a abordé le monde, elle dépend d’une stratégie existentielle. Nous y reviendrons dans notre seconde partie sur la formalisation de la plante.

Nous observons que la mise en présence de la découverte dépasse le seul fait de rendre seulement visibles les éléments nécessaires pour caractériser la plante. Une dimension réflexive les habite. Gian Maria Tore l’explique bien :

« A chaque fois qu’on essaie d’approcher les faits de sens d’une manière un tant soit peu articulée […] on fait valoir une bipolarité, avec, d’une part, quelque chose qui est de l’ordre du direct, du visible, de l’immédiat et, de l’autre, quelque chose d’indirect, d’opaque, de médiat ; et que ce second ordre de phénomènes se réfère au premier, en est le reflet, le repli, l’envers en quelque sorte »71.

La mise en présence de la plante s’envisage également comme une construction réflexive.