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MONTRER LA DECOUVERTE, CONDITIONS DE PRODUCTION DE LA FONCTION

Chapitre 4 : Nommer et décrire la découverte, point de vue historique vue historique

4.3. Caractériser une plante

Comme nous l’avons soulevé ci-dessus, opérer une première représentation d’une espèce implique de la nommer et de la décrire de façon systématisée. Cela permettra de l’identifier, et ainsi de la connaître, de l’inventorier et de la classer. La marche vers une rigueur et une méthode scientifique dite « moderne » pour déterminer les espèces végétales prend ses racines durant le

XVIe siècle, bien avant le début des publications scientifiques du Muséum. Selon Aline Raynal-Roques, c’est avec l’apparition de l’imprimerie, au cours du XVe siècle, que l’on vit la production d’ouvrages de botanique croître. Précisons que ces ouvrages étaient souvent illustrés par des gravures sur bois. Cependant, à partir des XVIIe et XVIIIe siècles, ces derniers furent souvent jugés « vides d’observations et de méthode botanique »127. La plupart de ces images furent considérées comme des figures symboliques. Cependant, de ces premiers ouvrages imprimés émergea l’idée

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de « lire la réalité de la nature »128. Afin de représenter une plante, la dimension visuelle « réaliste » prendra de l’importance. Dans notre seconde section, nous consacrerons un chapitre à la question du système visuel129. Ajoutons que le milieu artistique joua un rôle important dans le développement d’un regard « réaliste ». Ce sont en effet les artistes qui se mirent à observer d’après nature les spécimens pour les mettre en image, à côté d’énoncés linguistiques. On peut citer l’ouvrage de Léonard de Vinci, le Traité de la peinture, édité en 1651. Ce livre montre que l’observation naturaliste fut pour cet artiste un préalable, même un fondement indispensable à la compréhension scientifique des choses. Cette marche vers la mise en place des prémisses d’une botanique scientifique prendra également corps avec les ouvrages de Brunfels (Herbarum Vivae

Eicones, 1530) ou encore de Fuchs (De Historia Stirpium, 1542). On considère aujourd’hui que

ces auteurs établirent la « nouvelle pensée naturaliste »130. Comme les précédents, ces ouvrages sont illustrés de nombreuses gravures, toujours réalisées d’après nature. Précisons qu’elles se veulent « réalistes » à travers leur qualité artistique et technique. Cependant, ce travail d’observation resta encore timide. Pour Raynal-Roques, ces ouvrages n’ont pas encore un « grand intérêt botanique »131 pour la science moderne. C’est petit à petit que la botanique deviendra une « science d’observation », notamment grâce à la mise en place et à l’acquisition de méthodes. Mentionnons De Lobel (Plantarum seu Stirpium Historia, 1576 ; Kruydboeck, 1581) et De l’Ecluse (il a écrit de nombreux ouvrages entre 1557 et 1611) qui proposèrent des identifications liées à des descriptions de plantes selon une méthode définie, c’est-à-dire selon un processus itératif. L’établissement d’une méthode permit ainsi la prise en charge rigoureuse des regroupements des plantes. On commence à les ranger, par exemple, sous le même vocable (l’espèce notamment). On rassemble de manière systématique les plantes, à partir de leurs affinités.

C’est donc à partir de la fin du XVIe siècle que s’organisent les prémisses d’une méthode botanique où sont analysés en détail les différents composants (ou caractères) du végétal. On établit des homologies entre les organes d’aspects différents, et on les interprète132. Pour Raynal-Roques,

« les bases de la morphologie végétale, ainsi que ses implications systématiques et biologiques, sont jetées »133. 128 Ibid., p. 26. 129 Cf. chapitre 8. 130

RAYNAL-ROQUES Aline, Op. cit., p. 27-28.

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Ibid., p. 27-28.

132

RAYNAL-ROQUES Aline, Op. cit., p. 27-28.

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Observons ainsi que l’activité de nomination et de description botanique, selon des méthodes systématiques et rigoureuses (modernes), ne se met en place que progressivement. L’émergence de l’imprimerie contribua à leur essor au XVe siècle. Bien que les enjeux d’hier (les grandes explorations) ne soient pas ceux d’aujourd’hui (la protection des écosystèmes), ils sont cependant fondés sur ces mêmes prémisses méthodiques. En outre, notons la place importante accordée à l’image dans le domaine de la botanique dès le début de la mise en place de méthodes de représentation à des fins d’identification. Tout comme le système linguistique, le système visuel permet d’enregistrer, de comparer et d’objectiver134

. Avec le soutien du domaine artistique, il semble même que l’« illustration » soit plus rapidement en phase avec les attentes scientifiques « modernes », à travers le fait de réaliser des planches faites d’après nature.

Cependant, c’est à partir du XVIIe siècle que l’on voit s’amasser les documents sur lesquels la botanique moderne s’édifiera135

. Les végétaux sont recensés de manière toujours plus systématisée, on commencera d’ailleurs à prendre en compte toutes les plantes, même celles sans usage connu. Ajoutons également la multiplication des expéditions avec une visée naturaliste. Celles-ci prennent de l’ampleur et nécessitent de répertorier toutes les espèces. En effet, la découverte de nouvelles plantes tropicales fait un bond, elle exige donc une méthode d’autant plus rigoureuse afin de les faire connaître et reconnaître. A présent, les naturalistes les étudient, les nomment et les décrivent systématiquement136. Au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, citons Joseph Pitton de Tournefort. Ce dernier travailla au Muséum parisien, et élabora une classification (Institutiones Rei Herbariae, 1700) qui fut essentiellement basée sur les caractères de la fleur. Il assembla les espèces végétales de façon hiérarchisée, en taxons qui s’emboîtent les uns dans les autres. Au sein d’un même groupe, les espèces possèdent des caractéristiques communes. Durant cette période apparaît aussi le concept de genre. Les genres sont également regroupés en unités supérieures137.

Soulignons également que le XVIIe siècle fut marqué par l’émergence de deux approches descriptives qui ont eu un fort impact dans le milieu scientifique de l’époque, et jusqu’à aujourd’hui encore, car elles sont pour une part toujours en usage. Ces deux approches eurent pour objectif de classer les plantes en un système de classification qui soit cohérent, complet et intelligible. Il y a d’abord Carl von Linné, un Suédois, qui reprendra l’idée de Tournefort, mais il la formalisa et la généralisa. Pour identifier les plantes, Linné proposa une nomenclature

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VAN DAMME Stéphane, « ‘Les vexations de la nature’ : l’épreuve des naturalismes entre Révolution scientifique et Lumière », Colloque du Collège de France, Paris, octobre 2017. En ligne : https://www.college-de-france.fr/site/colloque-2017/symposium-2017-10-19-12h15.htm.

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RAYNAL-ROQUES Aline, Op. cit., p. 28-29.

136

Ibid., p. 28-29.

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binominale. Il attribua à chaque espèce vivante un nom double. Le premier mot est généralisant, il

correspond au genre de l’espèce, le second spécifie l’espèce. Ce système binominal, toujours en latin, est encore utilisé aujourd’hui. Il est d’ailleurs régi par le Code International de Nomenclature de Botanique (CINB). Précisons que le système de classification des espèces végétales de Linné s’intéresse de près à la fleur. Il est basé sur les organes sexuels de la plante. Linné groupa ainsi les plantes en fonction du nombre d’organes reproducteurs contenus dans leurs fleurs. Son système de classification exclut ainsi tous les autres caractères138. La seconde approche s’oppose à la première. Elle fut développée par le Français Antoine Laurent de Jussieu (Genera plantarum secundum ordines naturales disposita, 1789). A la différence de Linné, Jussieu adopta une vision plus empirique, au sens où, pour cet auteur, l’espèce se définit comme une collection d’individus aux caractères semblables. Pour rapprocher les plantes qui se ressemblent le plus, il les organisa d’après le plus grand nombre possible de caractères. Pour le naturaliste du Muséum national d’histoire naturelle de Paris, ce classement permit de mettre en évidence les affinités des plantes entre elles139. En opposition à Linné, sa méthode d’identification se fonda sur l’examen du plus grand nombre de caractères de la plante. Quand la méthode de Linné est une description restrictive de la plante, basée sur la fleur principalement (lieu où se situent les organes reproducteurs), celle de Jussieu est extensive. Elle prend en compte la plante dans sa globalité et dans les relations entre toutes ses parties.

Dans le cas des articles de notre corpus issus du MNHN, c’est cette deuxième approche, celle de Jussieu qui a été la plus suivie. En effet, nous verrons que les représentations des découvertes, dans les articles publiés dans les revues scientifiques du Muséum, montrent et enregistrent les espèces végétales en les envisageant dans leur quasi-totalité. On met en évidence un nombre important de caractères jugés essentiels à l’identification de la nouvelle espèce. Précisons cependant que les chercheurs qui publièrent, et qui publient toujours dans les périodiques du MNHN reprennent une part de la méthode linnéenne, notamment à partir de l’usage de la nomenclature de la plante : la nomination binominale. La fleur est également l’élément central d’une description. Au cours du temps, en plus de cette nomination conventionnée, les articles de découverte d’une espèce vont indiquer le nom de la personne qui a découvert la nouvelle plante. Bien que récurrent, l’ajout du nom du découvreur n’est pas obligatoire, et parfois, il peut s’agir du nom d’une autre personne choisie par le découvreur. De plus, on observe également que la nomination d’une nouvelle espèce dans les articles des

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Ibid., p. 30-31.

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DURIS Pascal, « L’enseignement d’Antoine-Laurent de Jussieu au Muséum face au renouveau des doctrines de Linné sous la Restauration et la Monarchie de Juillet », Blanckaert Claude, Cohen Claudine, Corsi Pietro, Fischer Jean-Louis (dir.), Le Muséum au premier siècle de son histoire, Paris, Editions du Muséum national d’histoire naturelle, SD., p. 43-63.

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périodiques du Muséum contient la mention « sp. nov. », soit species nova, pour spécifier qu’on est en présence d’une nouvelle espèce. A partir des travaux de Tournefort, il s’est mis en place la rigueur et la constance de méthodes qui vont construire la systématique moderne. C’est à partir de ces méthodes que la représentation des espèces végétales sera opérée140. C’est sur elles que vont se fonder les représentations de notre corpus d’étude. Il était donc nécessaire d’en prendre connaissance.

A partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, ces méthodes font toujours l’objet de discussions, non sur leur forme, mais plutôt sur leur contenu. On débat pour savoir quels sont les caractères à retenir ou non pour classer les espèces. Ces discussions ont eu un impact sur l’activité de représentation, notamment sur les descriptions sous la forme d’énoncés visuels et linguistiques. Selon Raynal-Roques, entre 1763 et 1789, trois auteurs ont fortement contribué à orienter le débat au cours des deux siècles qui ont suivi. Il y a Michel Adanson pour qui aucun caractère n’est essentiel. Il considéra que chaque caractère pouvait mettre en pièces des groupes naturels d’où le fait de ne retenir aucun caractère particulier. Pour ce naturaliste, la classification naturelle s’inscrivait comme le résultat d’une comparaison qui devait être exhaustive de toutes les parties et de toutes les propriétés des plantes. Pour lui, il n’existait pas de caractères diagnostiques invariables. D’autres naturalistes, comme Jean-Baptiste de Lamarck, ont défini et hiérarchisé les caractères de la plante entre eux, considérant certains caractères comme plus importants que d’autres. En 1778, Lamarck proposa un schéma numérique de pondération qui tenait compte de la présence ou de l’absence de certains caractères, mais aussi de la nature de ces caractères. En 1813, Augustin Pyramus de Candolle considérait également cette nécessité d’une pondération, mais la manière de la réaliser resta une source de discorde. Ainsi jusqu’au milieu du XXe siècle, les systématiciens ont continué à délimiter les regroupements des plantes en suivant différentes méthodes, plus ou moins divergentes. Loin d’être figées, ces méthodes évoluent encore avec les avancées des connaissances. Comme nous l’avons vu, la nécessité d’établir des phylogénies est toujours d’actualité, elle est même jugée essentielle141. Un point important à souligner, et qui reste toutefois encore en discussion, concerne la nécessité d’une mise en évidence des relations entre les espèces et la pondération des caractères142.

Pour la nommer et la décrire, l’observation d’une plante s’est affinée progressivement et de façon non linéaire. La mise en place et l’application de méthodes ne se sont pas faites sans discussion et sans oppositions qui sont encore d’actualité aujourd’hui. Bien que nous nous

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RAYNAL-ROQUES Aline, Op. cit, p. 31.

141

Ibid. p. 31.

142

JUDD S. Walter, CAMPBELL S. Christopher, KELLOGG A. Elizabeth, STEVENS Peter, Botanique systématique. Une perspective phylogénétique, Paris, Bruxelles, De Boeck Université, 2002, p. 39-42.

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intéressons à la manière de montrer les nouvelles plantes, observons que ces méthodes de description sont au cœur des articles sur la découverte de notre corpus. Elles interrogent le choix et la sélection des caractères (diagnostiques ou non) et leur mise en présence, ou plutôt leur actualisation. Depuis le XIXe siècle, l’idée, même l’idéal de réaliser un inventaire encyclopédique du monde naturel est associé au fait d’en acquérir une certaine « maîtrise ». Représenter la plante manifeste cette volonté de connaître, de maîtriser et de systématiser la nature en la catégorisant143. C’est une entreprise

« cognitive, théorique et scientifique […] Ce qui était jusqu’alors étranger, inconnu, désordonné, déroutant et donc menaçant se trouvait désormais ordonné et incorporé au monde connu, à la sphère de la civilisation. […] La vision, le regard qui établit l’ordre, est toujours, bien entendu, une vision informée au niveau conceptuel, discursif et narratif »144.

A partir de ces propos, constatons que la représentation est le lieu de la manifestation de ces « conflits » méthodologiques et de cette volonté de connaître le vivant. A travers elle se manifeste l’importance de prendre conscience des nouvelles espèces. Ces propos renforcent notre intérêt d’étudier la représentation pour appréhender notre rapport au vivant. A partir de l’instauration de méthodes de caractérisation, soulignons également qu’il ne s’agit pas seulement de considérer les plantes comme des entités isolées, mais aussi comme des objets biologiques faisant partie d’un ensemble cohérent et organisé.

Pour achever notre chapitre, portons une attention particulière au visuel. En effet, depuis le XVe siècle, nous avons vu que le visuel est considéré comme un moyen essentiel pour caractériser et inventorier une plante. Cependant, celui-ci pose certaines questions quant au choix du support utilisé pour participer à la manifestation de la nouvelle espèce (à la mise en présence de ses caractères).