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A Définir et étudier les territoires

1) Le territoire : entre constructivisme et systémique

a) Les apports du constructivisme à la définition du territoire L’épistémologie constructiviste a profondément influencé la géographie110 en réponse à la forte composante spatiale donnée à la géographie et à la notion d’espace forgée dans les années 1960. A. Frémont (1976) propose de ne pas réduire l’espace à une aire définie par sa métrique euclidienne en ajoutant la notion « d’espace vécu ». L’espace vécu repose sur la représentation que les hommes s’en font : ils ne vivent pas dans le monde tel qu’il est mais tel qu’ils le perçoivent. C’est « l’espace tel qu’il est perçu et pratiqué par les hommes qui y

vivent » (Stasvak dans Lévy et Lussault, 2003, p. 340). Plus que les analyses économiques, les

approches historiques et linguistiques donnent sens à ces territoires. Cela explique en partie pourquoi cette définition a été particulièrement utilisée par les géographes travaillant sur les sociétés dites « traditionnelles » comme J. Gallais (1984) et P. Gourou (1973). On ne peut parler du constructivisme en géographie sans citer également les recherches de Y.-F. Tuan (1990), J. Duncan et D. Ley (1993). Ils ont particulièrement influencé la géographie anglo-

110 Pour une analyse historique détaillée du tournant constructiviste de la géographie, voir le récent

saxonne avec leurs travaux sur les représentations, perceptions et valeurs, ainsi que leurs traductions dans les discours.

Proche de notre terrain au Vanuatu et donc particulièrement éclairant pour mieux appréhender les territoires ruraux kanak et celui de la province Nord, J. Bonnemaison propose de compléter la notion d’espace géographique comme réalité physique par celle de territoire caractérisé par plusieurs dimensions. Pour l’auteur, le territoire c’est d’abord l’unité d’enracinement de l’identité des acteurs. La définition du territoire-identité s’avère relativement similaire à la notion d’espace-vécu :

« Le territoire est d’abord un espace d’identité ou, si l’on préfère, d’identification. Il repose sur un sentiment et une vision. La forme spatiale importe peu ; elle peut être très variable. Le territoire peut être imaginaire ou rêvé comme dans les diasporas. Il peut être un cheminement, une constellation de lieux réunis par des pistes d’errance. Comme dans les territoires aborigènes chantés plus que décrits par Bruce Chatwin, un système discontinu de pâturages comme chez les Touaregs, une route de pirogues autant qu’un lieu fondateur comme en Mélanésie. »

(Bonnemaison, 2000, p. 130).

L’auteur insiste ici sur la notion de territoire-identité plus que sur les limites et les bornes du territoire. Il considère le territoire comme un lien. Néanmoins, l’auteur replace la notion de frontière au cœur de la définition du territoire lorsqu’il le considère comme un espace politique. Le territoire est alors « l’espace défendu, négocié, convoité, perdu, rêvé, où

se jouent les rapports de domination » (ibid., p. 130). Enfin, le territoire commence avec le

rite. L’humanité vit au moyen de rites qui traduisent ses hiérarchies, ses valeurs, ses croyances (même si elles ne sont pas de l’ordre du religieux). Or, les rites et les lieux sont intimement liés, ils ont réciproquement besoin l’un de l’autre. Le territoire rassemble alors les géosymboles identitaires et politiques qui lient les communautés humaines.

Ces définitions s’adaptent bien aux différents territoires qui composent la province Nord. Les dimensions rituelle, identitaire et relationnelle se retrouvent dans les territoires ruraux kanak. Les discours qui structurent la revendication foncière kanak dans les années 1970 traduisent ces dimensions identitaire et relationnelle. L’histoire de la constitution du territoire politico-administratif de la province Nord fait de cette dernière un territoire politique au sens de J. Bonnemaison.

b) Les apports de la systémique à la notion de territoire

De nombreuses évolutions de la géographie sont par ailleurs liées à l’influence de la systémique et du paradigme de la complexité (Morin, 2005) qui privilégient les relations entre les éléments analysés, les causalités non linéaires et le changement global des réalités étudiées. Dans cette perspective, H. Gumuchian (1991) propose de définir le territoire comme un objet composé de trois dimensions : les pratiques et les usages (trame socio-économique), les représentations (trame géohistorique et géosymbolique) et la prise de décision et de l’action (trame institutionnelle). Le territoire est un objet politique, économique et social mais également un objet porteur d’utopie, d’idéologie et de mythe. La notion de territoire repose sur le matériel (l’espace géographique), l’idéel (les systèmes de représentation qui guident les sociétés dans leur appréhension de leur environnement), et sur les acteurs qui interviennent sur le territoire. Les acteurs perçoivent, s’allient, s’imposent, décident, pour aménager le territoire. La définition de G. Di Méo (1998) est complémentaire de celle de H. Gumuchian :

« Le territoire est une appropriation à la fois économique, idéologique et politique (sociale, donc) de l’espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux- mêmes, de leur histoire. »111 Mais elle donne plus d’importance aux représentations en

mettant l’accent sur l’appropriation. En cela, ces définitions se rapprochent de celle proposée par J. Bonnemaison et reconnaissent toutes le processus d’appropriation que les acteurs opèrent sur l’espace pour le transformer en territoire. C’est un processus que R. Sack nomme

« territorialité » et résume ainsi :

« Territoriality will be defined as the attempt by an individual or a group to affect, influence, or control people, phenomena, and relationships, by delimiting and asserting control over a geographic area. This area will be called the territory »

(1986, p. 19).

Dans cette définition, le territoire est une construction sociopolitique. Un groupe d’individus détient un pouvoir, souvent économique, sur un territoire, il construit une organisation spatiale pour conforter son pouvoir et l’agrandir.

Le territoire est alors le résultat de processus socio-spatiaux complexes qui articulent la matérialité du territoire, l’expérience individuelle qu’il permet, et la construction collective qu’il occasionne (Debarbieux dans Lévy et Lussault, 2003, p. 910-912). Mais, du point de vue systémique, le tout n’étant pas égal à la somme des parties, le territoire collectif n’est pas la somme des territoires individuels (Chamussy, 2003). Pour étudier le territoire, on ne peut se

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contenter de travailler sur les acteurs individuellement et il est nécessaire d’étudier leurs relations, les liens entre les individus. Mais de quelle nature sont ces relations entre acteurs ?

En s’inspirant des réflexions de H. Arendt sur la distance et la politique, C. Raffestin définit le territoire comme :

« Le résultat d’une action conduite par un acteur syntagmatique (acteur réalisant un programme) à quelque niveau que ce soit. En s’appropriant concrètement ou abstraitement (par exemple par la représentation) un espace, l’acteur « territorialise » l’espace. Le territoire, dans cette perspective, est un espace dans lequel on a projeté du travail […] et qui par conséquent révèle des relations toutes marquées par le pouvoir. » (Raffestin, 1980).

Cette citation met les acteurs et les liens politiques qu’ils tissent entre eux au cœur de l’analyse géographique.

c) Vers le(s) territoire(s) de projet

La dimension politique et l’exercice du pouvoir mis en exergue dans ces définitions se traduisent matériellement par l’aménagement et l’organisation de l’espace approprié. À travers des relations consensuelles et conflictuelles, les acteurs gèrent l’espace en lui affectant des usages, en y menant des activités selon leurs besoins. Le territoire devient un espace géographique aménagé. En comprendre les logiques repose sur l’analyse fine du jeu des acteurs. Les acteurs du territoire cherchent constamment à transformer ou maintenir l’espace social et géographique pour l’habiter, l’exploiter et échanger (Brunet et al., 2001).

Dans cette perspective, mais en insistant sur le processus de construction de la territorialité plus que sur les usages et activités qui en résultent, la notion de territoire de projet émerge dans les travaux de nombreux géographes (Lajarge, 2002 ; Méasson 2009, 2008 ; Moine, 2007 ; Vanier, 1995). Le territoire de projet est alors défini comme le produit des négociations entre acteurs visant la mise en cohérence de leurs intérêts, leurs représentations et des réalisations. Outre la reconnaissance de la dimension politique, la notion de territoire de projet met l’accent sur l’intentionnalité des acteurs dans et projetée sur les territoires de projet. Cela confère un aspect multidimensionnel et processuel au territoire de projet. Il est le résultat, toujours instable et renégocié, de négociations entre acteurs porteurs d’idées, de stratégies et soumis à des institutions. Cette définition amène à prendre en compte les dimensions stratégique et institutionnelle des territoires.

Avec une telle définition, le territoire et l’adjectif territorial ne font plus seulement écho au terme « local » comme dans les années 1970. Le local renvoie à l’échelle tandis que le substantif territoire fait référence au mode de construction par les acteurs, quelle que soit l’échelle considérée (Pecqueur, 2009, p. 57). Le géographe ne se penche plus seulement sur l’état spécifique des réalités de chaque échelle, ce qui implique un mode d’observation et de raisonnement particulier, mais il examine aussi les déterminants des relations entre les espaces de différentes grandeurs.

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